Les méchants peuvent-ils avoir raison ?
Enregistré le 30/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.
Cette table-ronde porte un titre volontairement provocateur en forme de question, soulevant pourtant des enjeux sociĂ©taux et philosophiques forts. Car derriĂšre la figure du « mĂ©chant », la fiction peut faire passer de nombreux messages aux lecteurices et aux spectateurices, remettre en question leurs valeurs morales, manipuler leur opinion et mĂȘme gommer les frontiĂšres entre le bien et le mal.
Transcription :
Les méchants peuvent-ils avoir raison ?
Avec Benjamin de Bolchegeek, Justine Niogret, Julia Richard
Modération : JB
[Chaise qui racle le sol]
[Grincements]
[Musique et bruits de pages qui se tournent]
[Musique et carillons]
[Musique et bruits de vaisseaux]
[Tirs de pistolets laser - Pewpew]
[Bruits d'épées qui s'entrechoquent]
[Voix off] Les confĂ©rences de L'Ouest Hurlant, le festival des cultures de l'imaginaireâŠ
[JB] DĂ©but manquant⊠De Mordred, des lĂ©gendes arthuriennes mais cette fois-ci sous les traits du hĂ©ros ; Justine, bonjour ! Nous avons Ă©galement Benjamin Patinaud, que vous connaissez sans doute pour la chaĂźne youtube Bolchegeek, avec la petite voix, mais Ă©galement et surtout, auteur du Syndrome magnĂ©to, publiĂ© aux Ă©ditions du Diable Vauvert et qui rend hommage Ă tous ces fĂ©lons plus ou moins bien intentionnĂ©s de la culture populaire ; Benjamin, bonjour ! Et pour finir, et non des moindres, nous avons Julia Richard qui, elle, explore le sujet plutĂŽt au travers des diffĂ©rences de systĂšmes de valeurs que de l'absolu du mĂ©chant, Ă travers des Ćuvres telles que Faites vos jeux, un thriller psychologique en huis-clos qui Ă©tait publiĂ© aux Ă©ditions du HĂ©ron d'argent - je crois que ce nâest plus disponible actuellement, malheureusement -, mais on peut citer Ă©galement les oeuvres plus rĂ©centes comme Carne et, tout rĂ©cemment, Paternoster, tous les deux publiĂ©s chez HSN, qui parlent respectivement de cannibalisme et d'aliĂ©nation des femmes ; bonjour Julia ! Alors, on en trouve de tous types, ils peuplent nos rĂ©cits, les font vivre Ă leur façon et ils nous font rĂ©flĂ©chir Ă la fois sur nos actions, mais aussi sur nous-mĂȘmes. Car, Ă travers la figure du mĂ©chant, la fiction peut faire passer de nombreux messages et remettre en question nos opinions et nos valeurs morales, quitte Ă embrumer parfois la - ou les - frontiĂšre(s) entre le bien et le mal. C'est pourquoi nous essaierons ensemble de rĂ©pondre Ă cette question : les mĂ©chants peuvent-ils avoir raison ? Et pour cela, je vais commencer par vous poser une autre question, Ă la fois trĂšs simple mais trĂšs vaste : pour vous, c'est quoi un mĂ©chant ?
[Justine N. ] Bonjour à tous et toutes. Qu'est-ce que c'est qu'un méchant pour moi ? Je n'ai pas de définition universitaire sur le truc, mais je pense que, pour moi, c'est quelqu'un qui agit et qui se moque totalement - voire qui profite émotionnellement - des répercussions négatives que ses actes peuvent avoir sur d'autres personnes.
[Benjamin P.] Pour moi, tout simplement, on pourrait dire que le mĂ©chant, c'est l'antagoniste, donc c'est le personnage auquel le hĂ©ros va se confronter. Mais, dans le mot de âmĂ©chantâ, il y a quand mĂȘme l'idĂ©e que ce n'est pas juste quelqu'un qui, pour x raisons, va ĂȘtre un obstacle pour le hĂ©ros ; il y a l'idĂ©e que c'est quelqu'un qui est malĂ©fique. Il y a quelque chose de moral, quand mĂȘme, dans l'idĂ©e de mĂ©chant et moi, je m'intĂ©resse surtout Ă la pop-culture, donc forcĂ©ment, c'est un rĂŽle qui est extrĂȘmement dĂ©fini. C'est un des rĂŽles, dans la piĂšce de thĂ©Ăątre, qui est forcĂ©ment attribuĂ© dans ces rĂ©cits, parce que ce sont quand mĂȘme souvent des rĂ©cits assez manichĂ©ens et ça se voit Ă©normĂ©ment avec, par exemple, les schĂ©mas type comic-book, oĂč ce sont vraiment des rĂŽles attribuĂ©s : le super-hĂ©ros, il lui faut un super-vilain, et c'est tout Ă fait clair pour tout le monde qui est le gentil, qui est le mĂ©chant au dĂ©but de l'intrigue rien qu'Ă regarder, normalement, les costumes, les façons de s'exprimer, ou des choses comme ça. Donc voilĂ , pour moi un mĂ©chant câest plutĂŽt à ça que je pense quand je rĂ©flĂ©chis au sujet.
[Julia R.] Je trouve ça chouette, parce que j'imaginais qu'on aurait tous un espace de consensus et en fait, je ne suis pas complĂštement d'accord avec toi, Benjamin. Je n'ai pas tendance Ă penser qu'un mĂ©chant est malĂ©fique ; dĂ©jĂ , je dirais que c'est une figure, pas forcĂ©ment une personne. Ca peut ĂȘtre un groupe de personnes qui est prĂ©sentĂ© comme une opposition face Ă une norme Ă©tablie comme vertueuse. Pour moi, comme nous disait JB, j'ai l'impression quâil nây a pas forcĂ©ment de mĂ©chant en soi, mais quâon est tous un peu le mĂ©chant de quelquâun, Ă notre façon.
[JB] Alors, du coup, justement, je vais rebondir un peu lĂ -dessus : pourquoi les mĂ©chants sont des mĂ©chants ? Est-ce que c'est intrinsĂšque ? Est-ce que tout ça, ça nâest pas juste une excuse pour se dire que c'est une question de point de vue ?
[Julia R.] J'ai fait l'erreur de garder le micro [rires]. Tu nous demandes si c'est une excuse pour prĂ©senter des points de vue ? J'ai tendance Ă dire que ce nâest pas forcĂ©ment une excuse, mais c'est quelque chose d'assumĂ©, parce que sans mĂ©chant, il nây a plus de confrontation, en fait. Les mĂ©chants font vivre les hĂ©ros et je pense quâon peut ĂȘtre mĂ©chant Ă une Ă©poque et pas forcĂ©ment le rester tout du long. Par exemple, on peut le voir quand on rĂ©flĂ©chit Ă l'agissement de nos parents ou de nos grands-parents. Il y a des choses pour lesquelles ils disent âcâĂ©tait comme ça Ă l'Ă©poque !â et aujourd'hui, ça n'est plus du tout acceptable. Il y a des choses qui, aujourd'hui, sont considĂ©rĂ©es comme intolĂ©rables et profondĂ©ment mauvaises, alors quâĂ l'Ă©poque, c'Ă©tait quelque chose qui nâĂ©tait pas forcĂ©ment bon, mais juste dâadmis comme normal. Donc, oui, ce sont des questions de point de vue qui, pour moi, Ă©voluent au cours des Ă©poques, des temps, des cultures, et puis mĂȘme au sein d'une Ă©poque et dâun temps, d'une culture, les choses peuvent aller trĂšs, trĂšs vite.
[Benjamin P. ] Je suis assez d'accord avec tout ce que tu dis et je rajouterais quand mĂȘme que c'est une question de point de vue [que de dĂ©finir] qui est le mĂ©chant dans un rĂ©cit, surtout dans un rĂ©cit un peu manichĂ©en oĂč la distribution des rĂŽles est assez claire. Il y a quand mĂȘme un point de vue qui est un peu au-dessus de tous les autres, c'est le point de vue du rĂ©cit, si ce n'est de l'auteur. Et contrairement Ă la vraie vie oĂč, justement, c'est un peu l'histoire ou les points de vue de chacun qui vont dĂ©finir qui on considĂšre comme plutĂŽt un gentil, ou plutĂŽt un mĂ©chant, dans un rĂ©cit, on est dans un univers oĂč il y a comme une espĂšce de karma, une espĂšce de force cosmique qui fait quâen gĂ©nĂ©ral l'univers va donner tort au personnage qui est considĂ©rĂ© comme un mĂ©chant, le punir, montrer que ses actions ont des consĂ©quences nĂ©fastes ou qu'il nâaurait jamais dĂ» faire ça ou ce genre de choses. Donc, il y a une facilitĂ© morale dans ce genre de rĂ©cit qui est que lâon peut dire que le mĂ©chant perd toujours Ă la fin, ce qui n'est pas un truc qui se passe dans la vraie vie. Mais lĂ oĂč je suis complĂštement d'accord, c'est que, justement, dans la vraie vie ce nâest pas comme ça. Ce qui va ĂȘtre dĂ©crit, ou les personnes ou les groupes de personnes qui vont ĂȘtre mis Ă un moment donnĂ© dans un rĂŽle de mĂ©chant, ne vont peut-ĂȘtre plus l'ĂȘtre au bout d'un moment, quand la sociĂ©tĂ© change, quand les mentalitĂ©s changent. Ce qui est intĂ©ressant Ă regarder, je trouve, dans ce point de vue-lĂ , c'est justement qui on met dans le rĂŽle de mĂ©chant, Ă quel moment, et qui le met dans ce rĂŽle. Et je trouve que cela dit beaucoup, Ă©videmment, de l'Ă©poque, des auteurs et de leur vision du monde : qui ils vont choisir de stigmatiser et Ă qui ils vont essayer, tout au long de leurs rĂ©cits, de prouver qu'ils Ă©taient dans le faux.
[Justine N. ] Pour rebondir sur ce que vous dites tous les deux - et je suis assez d'accord - le mĂ©chant est une question de point de vue. Et justement, ce n'est peut-ĂȘtre pas ce que j'appelle un mĂ©chant ! Moi, Ă partir du moment oĂč on peut exprimer et expliquer pourquoi on a fait certaines choses, pourquoi on a pris certaines dĂ©cisions, pour moi, ça ne transforme pas la personne ou le personnage en mĂ©chant viscĂ©ral. Pour moi, quand je parle de mĂ©chants, c'est vraiment des gens qui, activement, font du mal, qui n'ont pas envie de changer, qui n'ont pas envie de se remettre en question et leur seul point de vue, en fait, c'est qu'ils apprĂ©cient de faire ça.
[JB] C'est une vision du mĂ©chant qui est vraiment trĂšs malĂ©fique, dans le mal pur, on est dâaccord ?
[Justine N.] Oui.
[JB] Mais justement, est-ce qu'on ne peut pas trouver plusieurs degrĂ©s de mĂ©chants? A savoir, est-ce qu'il y aurait pas des mĂ©chants qui seraient le mal pur, des mĂ©chants qui auraient une raison, ces artistes qui n'ont pas eu d'enfance et toutes les excuses quâon peut leur trouver ?
[Justine N.] Justement, c'est super intĂ©ressant. Jâai Ă©crit un livre sur les violences intrafamiliales et je crois que l'un des trucs qui me gĂȘne, c'est quâon aime tous les mĂ©chants, en tout cas dans les bouquins, dans les films, dans les sĂ©ries, ou presque tous, mais on cherche souvent Ă expliquer pourquoi le mĂ©chant est devenu mĂ©chant. Et je trouve que dans la culture populaire, on hĂ©roĂŻse beaucoup moins les enfants qui n'ont pas eu d'enfance et qui ont grandi en Ă©tant quand mĂȘme gentils. On retrace peu le chemin des gens qui sont devenus des bonnes personnes d'un point de vue moral, alors qu'eux-mĂȘmes ont vĂ©cu des horreurs.
[Benjamin P.] Ouais, que ce que tu dĂ©cris j'appelle ça âle mĂ©chant orangina rougeâ. C'est-Ă -dire que c'est le mĂ©chant - et je ne trouve pas que ce soit une mauvaise chose du tout le mal tautologique -, c'est le mal puisque c'est le mal, c'est comme ça. âPourquoi il est mĂ©chant ?â, âParce queâ. Câest ça le truc de l'orangina rouge. Et, effectivement, il y a une tendance que je trouve intĂ©ressante, qui est quâon va toujours essayer de rationaliser ce truc-lĂ , mĂȘme quand on part lĂ -dessus. Dâailleurs le truc de lâorangina rouge, câest une blague en fait, c'est inspirĂ© des slashers oĂč, vraiment, le mĂ©chant, c'est un croque-mitaine et juste il tue tout le monde. Par exemple, dans Halloween, le personnage est vraiment conçu pour ĂȘtre une espĂšce de trou noir humain ; il doit ĂȘtre terrifiant, parce quâil est incomprĂ©hensible humainement. Et vous voyez les suites de ces films, oĂč dĂšs qu'ils font des prĂ©quels ou des trucs comme ça, il faut raconter son enfance, ou il sâest fait recalĂ© de je sais pas quoi, ou il a subi quelque chose etc. Il faut absolument qu'on rationalise toujours ce truc-lĂ , mais parce que, justement, c'est ça qui est terrifiant dans ce type de mĂ©chant. Et aprĂšs, Ă©videmment, je suis d'accord pour diffĂ©rents types de mĂ©chants ; moi, je les exclus presque de mon bouquin, parce que j'essaye de me concentrer sur ceux qui ont une cause ou qui ont des raisons comprĂ©hensibles, voire qui peuvent paraĂźtre lĂ©gitimes d'ĂȘtre le mĂ©chant, et en fait ça ne dit pas du tout les mĂȘmes choses, je pense, de ce qu'on essaie de raconter au travers de ces figures malĂ©fiques. âMalĂ©fiquesâ entre guillemets du coup.
[Julia R.] Je suis Ă nouveau dâaccord avec vous, dans une certaine mesure. Ce que je trouve chouette, c'est que tu ouvres une question, Justine, sur le cĂŽtĂ© âjustifier et excuserâ, qui sont deux notions diffĂ©rentes et qu'on retrouve dans le droit en fait. Quand un criminel qui a fait des choses atroces a eu une enfance terrible, ça va ĂȘtre ce que l'avocat va aller plaider : âVous comprenez, il a Ă©tĂ© abandonnĂ© par ses parents ; oui, on l'a laissĂ© torturer des petits animaux, puis aprĂšs il sâest mis Ă butter des humains, mais quand mĂȘme, il a Ă©tĂ© trĂšs trĂšs malheureux, on lui mettait la tĂȘte dans les toilettes Ă l'Ă©cole !â. Mais cela justifie, ça n'excuse pas. Il y a des questions de valeurs morales par rapport à ça. Mais sur les questions de degrĂ©, du coup, de mĂ©chants et de types de mĂ©chants, je ne vais pas dire que je reste campĂ©e sur le fait que on est tous le mĂ©chant de quelqu'un, mais est-ce quâil y a tant une notion de malveillance ? Est-ce quâil nây a pas des mĂ©chants qui, quelque part, sont persuadĂ©s qu'ils sont vertueux, qui n'essaient pas d'ĂȘtre malfaisants et malĂ©fiques, et qui essaient simplement de faire le bien ? On peut penser Ă des MagnĂ©to, des choses comme ça, oĂč finalement, dans leur univers Ă eux, ce sont les gentils. Et je reviens sur ce que disait Benjamin : il y a le point de vue du rĂ©cit qui va aiguiller le public sur qui est le mĂ©chant et quel gentil en fait.
[Benjamin P.] Jâai un exemple lĂ dessus, qui rejoint la discussion quâon avait en off tout Ă lâheure, par rapport Ă ce point de vue du rĂ©cit. LĂ oĂč il y a une vertu Ă , justement, essayer dâexpliquer et non pas dâexcuser, câest que dans le monde on peut considĂ©rer - moi je nâai pas de problĂšme Ă dire que certaines personnes câest des mĂ©chants, enfin lâĂ©quivalent - quâon pourrait considĂ©rer comme des mĂ©chants, qui ont des actes nĂ©fastes sur le monde, ça existe. Mais ça nâexiste pas vraiment des gens qui font ça pour le mal, ça n'existe pas le Satan qui est lĂ : âAhaha, je veux juste faire le Mal, ça me fait trop trop plaisir !â. Pour moi, il y aura toujours un systĂšme de justification, et câest comment on range ces rĂŽles aprĂšs, comment on les perçoit. Et lâexemple que je vais prendre est emblĂ©matique et fournit plein plein de mĂ©chants : câest les nazis [rire]. Et oui, le point Godwin ça y est, câĂ©tait pour moi, il fallait le faire⊠[rires].
[JB ] On applaudit ! [applaudissements]
[Benjamin P.] Ăa balance, voilĂ je critique le nazisme, câest trĂšs courageux ! [rires] LĂ oĂč je veux en venir câest que, pour construire des mĂ©chants, par exemple en pop-culture, les associer au nazisme - et justement faire des points Godwin - câest hyper efficace. Par exemple, dans Star Wars, dans lâEmpire ils sont habillĂ©s comme des nazis et on se dit âCâest les nazis de lâespace, câest les mĂ©chants !â et ça paraĂźt Ă©vident. Mais en fait, cette esthĂ©tique, qui est reprise et qui nous signifie Ă nous que ce sont des mĂ©chants, quand les nazis lâont utilisĂ©e, câĂ©tait au contraire pour donner envie : ce nâest pas une esthĂ©tique qui a Ă©tĂ© conçue pour dire âRegardez, on est des gens mĂ©chants et pas coolsâ. Câest une esthĂ©tique qui a Ă©tĂ© construite pour faire de la propagande et pour dire aux gens âCa câest stylĂ©, ça câest les gentils, nous on est les plus forts et on doit conquĂ©rir le monde et massacrer les gens qui sont des mĂ©chantsâ, et qui du coup sont complĂštement dâautres catĂ©gories, en fait. Et ça ce sont de vrais retournements ; il nây pas dâabsolu lĂ -dedans. Tout le monde Ă ses justifications et se vit comme le hĂ©ros du truc, et câest ensuite au reste de la sociĂ©tĂ© de dire que âça maintenant on nâen veut plus, et ça maintenant quand on le verra, quand on verra des gens qui ont cette gueule-lĂ , qui ont ces discours-lĂ , qui se comportent de cette façon-lĂ , et bien pour nous ce sera des mĂ©chants maintenantâ. Bon Ă©videmment, lĂ câest un exemple qui est assez Ă©vident mais ça marche pour plein de trucs. Dans mon bouquin, je prends lâexemple de Mandela, qui est un personnage historique qui est plutĂŽt considĂ©rĂ© comme consensuel maintenant, on se dit âcâest un hĂ©rosâ, et en plus câest un martyre puisquâil a passĂ© des annĂ©es en prison, et ça paraĂźt Ă©vident Ă beaucoup de gens - et encore heureux - que lâappartheid africain câĂ©tait une saloperie. Mais Ă lâĂ©poque, câĂ©tait pas le cas. Il nây avait pas du tout consensus lĂ -dessus. Il nây avait pas consensus contre lâappartheid sud-africain et Mandela Ă©tait considĂ©rĂ© comme un terroriste par beaucoup de gens, et pas que par des fous furieux du rĂ©gime en place : Margaret Thatcher considĂ©rait que câĂ©tait un terroriste, les pouvoirs en place du camps du bien occidental, de la libertĂ© dĂ©mocratique, considĂ©raient que ce type-lĂ Ă©tait un mĂ©chant, Ă©tait Magneto en fait. Et d'ailleurs, il Ă©tait en prison pour des sabotages qui, maintenant on ne le pense plus comme ça, pour des sabotages quâil assumait. âOui, jâai sabotĂ© des trucs, oui jâai commis des actions illĂ©galesâ, et Ă lâĂ©poque ça suffisait Ă dire que câĂ©tait autre chose. Mais nous on le considĂšre maintenant comme un rĂ©sistant, et câest notre vision lĂ -dessus qui a changĂ©. Câest son systĂšme de justification qui a gagnĂ© contre celui de lâappartheid, du racisme et de la sĂ©grĂ©gation.
[JB ] Une conférence engagée. [rires]
[Justine N.] Mais il y a justement un point sur lequel je vous rejoins tous les deux, puisqu'on a parlĂ© du nazisme. [rire] Il y a, effectivement, je me suis un peu laissĂ©e emporter en disant qu'il y avait des nature mĂ©chante, ou, en tout cas, on a pu prendre ça comme ça. Par exemple, la Shoah par balles, qui est une abomination particuliĂšre. Les chambres Ă gaz ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es parce que les nazis qui tuaient les gens dans les fosses communes faisaient des dĂ©pressions Ă force de voir les gens. C'est tellement, dans notre systĂšme de gens relativement normaux, c'est tellement monstrueux. Câest Ă dire que c'est eux qu'on a voulu protĂ©ger de la fatigue nerveuse d'abattre des gens, c'est quand mĂȘme particulier de dire : âOn va ĂȘtre gentils, on va vous aiderâ.
[Julia R. ] Vous ĂȘtes venus voir de l'imaginaire et passer un bon moment ? [Avec Justine N.] C'est ratĂ© !
[Benjamin P.] Mais, ce genre de choses, ça existe encore, ce sont des choses qu'on retrouve encore.
[Justine N. ?] Mais ça, ça rejoint des questions sociales, c'est-à -dire quelles personnes on va sacrifier nerveusement pour le prix du capitalisme et des colonies, etc. C'est super gai ! Franchement, bravo la table ronde... Mais il y a : de qui est-ce qu'on va arracher l'avenir et les possibilités de vie pour des prises de position politiques, pour des prises de position économiques, pour tout ça.
[JB] Pour revenir sur des sujets un peu plus fiction, sympa, la vie est chouette [rires]. On l'a vu, c'est un peu aussi, c'est la sociĂ©tĂ© qui crĂ©e l'Ćuvre. C'est en fonction de ce qu'on a sur le moment. Mais on peut aussi se dire, effectivement, que les hĂ©ros d'aujourd'hui peuvent ĂȘtre les mĂ©chants de demain et inversement. Mais aussi, on peut se demander dans quelle mesure l'auteur peut essayer de faire passer des messages, mais Ă travers le mĂ©chant, parce que ce ne sont pas forcĂ©ment des messages qui sont acceptĂ©s aujourd'hui dans le rĂŽle du gentil.
[Benjamin P.] Je me dis que c'est pas moi qui Ă©crit de la fiction, donc je veux bien vous entendre lĂ -dessus. Mais sur le point âEst-ce que le mĂ©chant peut ĂȘtre utilisĂ© comme une figure de transgression ?â, ça, c'est quand mĂȘme un point important, parce que lĂ , effectivement, on parle dâun point de vue stigmatisant. On va considĂ©rer que c'est le mĂ©chant, donc lĂ , il a tort. LĂ , on parle de mĂ©chants pour lesquels on va dĂ©cider que ce sont des gens qui, par dĂ©finition, ont tort. Il y a aussi le cas, et c'est celui qui m'intĂ©resse le plus dans le bouquin, c'est les mĂ©chants pour lesquels on se dit : âAh, il n'a peut-ĂȘtre pas tortâ, mais du coup, pourquoi c'est toujours le mĂ©chant ? Et c'est lĂ que ça devient intĂ©ressant.Il y a plusieurs façons de le traiter et je pense qu'on nâest pas dans la tĂȘte des auteurs et c'est lĂ oĂč, en fait, il nây a pas de rĂ©ponse toute faite. Mais ça peut autant ĂȘtre une façon de stigmatiser : vous allez prendre un thĂšme, par exemple, l'archĂ©type du mĂ©chant Ă©co-terroriste, qui est un terme qui revient aussi dans le jargon du discours public. Il y a eu pas mal d'archĂ©types de mĂ©chants Ă©co-terroristes, genre Poison Ivy qui dĂ©fend la planĂšte, la nature, tout ça, qu'on peut utiliser pour dire : âAh d'accord, on tient compte du fait qu'effectivement il y a une question Ă©cologiqueâ. Mais on va stigmatiser en fait le mouvement Ă©colo, en tout cas le mouvement Ă©colo radical, en lui donnant le rĂŽle du mĂ©chant, en leur disant : âAh d'accord, vous protĂ©gez la planĂšte, mais quand mĂȘme, vous voulez tuer tout le monde Ă Gotham, câest pas trĂšs gentil, donc en fait, les Ă©colos, vous ĂȘtes un peu des fous furieuxâ. D'ailleurs, ça sera intĂ©ressant de voir ce qu'on va avoir comme type de mĂ©chants Ă©co-terroristes dans la pop-culture dans les annĂ©es qui viennent.
[JB] Mais est-ce que vous condamnez la violence ? [rires]
[Benjamin P.] Vous plaisantez, j'espĂšre⊠[rire] Ca peut ĂȘtre aussi une façon pour des auteurs de dire : âMoi, j'ai envie de parler de cette question que je trouve brĂ»lanteâ, et celui qui va apporter la contradiction, qui va agir, comme tu le disais, c'est le mĂ©chant ! Donc, en fait, l'espace de la subversion et de la transgression, c'est aussi un des rĂŽles du mĂ©chant et c'est lĂ oĂč il est intĂ©ressant, et moi, je doute pas qu'il y ait des auteurs qui se disent : âMoi, j'ai, on va dire, ma vision la plus radicale possible. Je ne vais pouvoir l'exprimer que dans ce personnage, que je vais devoir quand mĂȘme, au bout d'un moment, faire perdre, mais c'est lui qui va amener la problĂ©matique, c'est lui qui va amener la conscienceâ. Donc il y a ces deux choses qui coexistent. Il y a le mĂȘme paradoxe, avec les questions de reprĂ©sentation, c'est-Ă -dire que, pour prendre des trucs trĂšs clairs oĂč il y a vraiment des formes de censure par exemple, le fait de dire Ă Hollywood pendant un moment, quand il y a le code Hays ou des choses comme ça, que, par exemple, pas d'homosexualitĂ© Ă l'Ă©cran. On ne peut jamais dĂ©vier de la norme sur aucun point, que ce soit les normes sexuelles, les normes de genre, n'importe quoi. Bon, pour des crĂ©atifs qui veulent se sentir reprĂ©sentĂ©s Ă l'Ă©cran et dans les Ćuvres quâils crĂ©ent, leur seul espace d'expression c'est le mĂ©chant. C'est ce qu'on retrouve avec le cinĂ©ma, notamment horrifique, les films de la mort, la crĂ©ature de Frankenstein Ă©videmment, qui va ĂȘtre investie, pour dire, en fait, notamment par des auteurs homosexuels qui sont au placard, qui ne peuvent pas parler de ça directement dans le film, qui vont dire : âMoi, cette crĂ©ature qui demande juste Ă ĂȘtre acceptĂ©e, Ă ĂȘtre aimĂ©e, et qui est pourchassĂ©e pour ce qu'elle est, je me reconnais dedans, donc c'est lĂ -dedans que je vais foutre cer affect-lĂ â. Donc, c'est un paradoxe, câest-Ă - dire que se retrouver toujours dans le rĂŽle du mĂ©chant, c'est Ă©videmment de la discrimination et de la stigmatisation et en mĂȘme temps, ça devient le seul espace d'expression possible qui peut ĂȘtre trĂšs rĂ©appropriĂ© par n'importe quel groupe. C'est lĂ oĂč le mĂ©chant peut avoir raison un petit peu. C'est-Ă -dire quâil devient cet espace-lĂ , et c'est un truc on retrouve tout le temps, mĂȘme avec l'Ă©volution de la sociĂ©tĂ©, c'est-Ă -dire que ce sera aprĂšs peut-ĂȘtre d'autres questions qui vont ĂȘtre investies par ces personnages, et ça, c'est un vrai rĂŽle. Je ne sais pas si vous connaissez ce T-shirt : il y a un personnage des X-Men qui porte un T-shirt âMagnĂ©to was rightâ, âMagneto avait raisonâ. Il vient voir le professeur Xavier en lui disant : âHaha, quâest-ce que tu vas faire, tu vas me virer ?â Ce qui est intĂ©ressant, ce nâest pas tant que le personnage pense que Magneto a raison. C'est quâil est en train de dire que le mĂ©chant a raison, et ça, c'est transgressif. Si Magneto devient gentil, dire âMagneto a raisonâ, c'est pas trĂšs transgressif, en fait. Câest genre : âOuais, super merci, bravo, quel courageâ. Comme moi qui condamne le nazisme {rire]. Par contre, le fait qu'il soit toujours maintenu dans ce rĂŽle de mĂ©chant, ça devient une espĂšce de petit truc qui va attaquer le statu quo.
[Julia R. ] Je vais faire semblant de me rappeler de la question⊠[rire] Il me semble que c'était le point de vue de l'auteur par rapport au positionnement.
[JB] C'Ă©tait justement, si le discours n'est pas forcĂ©ment acceptĂ© de façon globale, est-ce que c'est par le mĂ©chant qu'on peut commencer Ă faire passer ses messages ? Est-ce que ce n'est pas une fenĂȘtre d'Overton en vue des gĂ©nĂ©rations futures ?
[Julia R.] Ok, câest intĂ©ressant parce que j'Ă©cris de la fiction sans mĂ©chant. J'ai de l'opposition, mais je n'ai pas forcĂ©ment de figure de mĂ©chant en tant que tel. Par exemple, dans le cadre de mon second roman Carne qui est sur une fausse pandĂ©mie de zombies, ce sont des gens malades, en fait, ce sont des gens qui deviennent cannibales malgrĂ© eux. On suit un bon papa, un bon pĂšre de famille, qui est tout Ă fait mĂ©diocre, il ne sâoccupe pas vraiment de ses gosses, il est un peu sexiste, câest monsieur lambda, mais qui nâest pas mĂ©chant ! Câest un mec lambda, le français moyen et qui, du jour au lendemain, devient cannibale et qui sait que manger les gens, c'est pas bien, c'est pas trĂšs, trĂšs acceptĂ©, c'est pas choco, nounours, comme on dit. Du coup, il essaye de se dire : âJe vais me rĂ©frĂ©ner parce que ça passera mieuxâ. Et il n'arrive pas. Au dĂ©part, il est vraiment positionnĂ© comme un monstre, sauf qu'il n'est pas le seul. A partir du moment oĂč on commence Ă avoir vraiment beaucoup de cannibales en ville, se pose la question de comment les rĂ©-inclure dans un rĂŽle social. Il y a une contre-culture, un contre-pouvoir qui se met en place avec la question de : âBah ouais, en fait, on va faire de la chasse, on va avoir des boucheries de viande humaine, chassĂ©e proprement, respect de l'animal oui, du coup, on est cĂŽtĂ© vegan, c'est bien, c'est bon pour la planĂšte de manger des humains, le bien-ĂȘtre de l'humainâ. VoilĂ , ce sont des questions de valeurs qui se posent, et les mĂ©chants du dĂ©part commencent Ă devenir un contre-pouvoir qui, finalement, revient finalement sur la question. Gentils, non, mais acceptables en tout cas.
[Justine N.] Oui, sur ta question, ça me fait penser Ă mon bouquin Mordred, oĂč justement - encore une fois, câest trĂšs facile et trĂšs gai comme thĂšme - mais peut-on tuer son pĂšre par amour ? C'est fabuleux, je garderai de cette table ronde un souvenir Ă©mu, peut-ĂȘtre mĂȘme deux ou trois. Mais c'est vrai que Mordred, je l'ai chargĂ© de plein de choses, câest-Ă -dire d'une envie d'aider son pĂšre en quelque sorte. Dans ce roman, je pense que si Mordred nâavait pas tuĂ© Arthur Ă la fin (câest un spoiler, mais c'est bon quand mĂȘme ça remonte), son pĂšre ne serait jamais entrĂ© dans le mythe, il nâaurait jamais survĂ©cu. Et puis Arthur, il n'Ă©tait pas trĂšs en forme et il s'en foutait un petit peu, je pense, et câĂ©tait propre, câĂ©tait un truc... Mais voilĂ , moi-mĂȘme j'ai mes raisons d'avoir Ă©crit cet horrible personnage, je me rends compte, j'ai honte maintenant. Pour repartir sur votre dĂ©finition des mĂ©chants, oui, ce mĂ©chant a ses raisons et je les entends.
[Julia R.] J'ai une question pour le public. Est-ce que vous pensiez rigoler autant ? On a l'impression de faire un one-man-show, mais c'est vrai.
[JB] Il y a des gens qui meurent, vous savez.
[Julia R.] Parlons de la famine en Afrique.
[JB] Mais pour revenir sur cette thĂ©matique justement, est-ce que le mĂ©chant aujourd'hui peut ĂȘtre le gentil de demain ? Quand j'ai commencĂ© Ă prĂ©parer cette table-ronde, j'ai dĂ» lire ton livre, enfin jâai âdĂ»â⊠Je l'ai lu avec plaisir ! [Rires] Je l'ai lu avec plaisir ! [Rires et applaudissements]. Il y a un truc qui mâa particuliĂšrement agacĂ©, un truc que j'avais Ă©crit et entourĂ© quinze fois, qui Ă©tait la sĂ©rie Cobra Kai, qui est grillĂ©e dĂšs les premiĂšres pages du livre. La sĂ©rie fait suite au film KaratĂ© Kid, mais c'est vingt ou trente ans aprĂšs. On suit le mĂ©chant du premier film, mais cette fois-ci, c'est devenu le protagoniste et on a une relecture de tous les films, par tous les petits flashbacks qui repassent, et on a une lecture complĂštement diffĂ©rente. En fait, le protagoniste qu'on suivait, qu'on apprĂ©ciait, ce n'Ă©tait pas forcĂ©ment le bon gars. Et pareil, on remet lâenfance du mĂ©chant, ses problĂšmes familiaux, et ainsi de suite, et on se rend compte que ce qu'on croyait acquis est facilement remis en question. Je m'interroge beaucoup, est-ce quâon peut prendre un plaidoyer donnĂ©, est-ce qu'on peut le retourner comme ça, systĂ©matiquement, ou pas?
[Benjamin P.] Oui, c'est un exemple, mais en fait, c'est un truc qui se fait beaucoup de raison, le fait de prendre Mordred, tu retournes le point de vue. C'est trĂšs Ă la mode, maintenant, dans la pop-culture, de mettre les mĂ©chants dans le rĂŽle, pas forcĂ©ment du gentil, mais du protagoniste, comme le Joker. C'est ce qui est intĂ©ressant, je trouve, plus c'est qu'est-ce que tu en fais. Par exemple les films Suicide squad, qui sont des films oĂč les super-vilains sont les hĂ©ros. Le problĂšme de ces films, c'est que - et c'est lĂ oĂč c'est intĂ©ressant moralement - pour que ce soit acceptable pour le public, que les mĂ©chants soient dans la position du protagoniste, on leur lime les dents. Câest pas vraiment des gens trĂšs mĂ©chants dĂ©jĂ , oui, ils ont beaucoup souffert et tout ce qui est toujours le clichĂ©. Si tu regardes dans le film, ils ne font jamais vraiment des choses trĂšs mĂ©chantes. Ils font des trucs au mieux dâado, un peu relou, et qui sont en crise, et c'est ce qui fait qu'en fait ce n'est pas trĂšs intĂ©ressant. Et tu compares ça Ă un film comme Devilâs Rejects de Rob zombie, oĂč le principe, c'est que les protagonistes sont une famille de tueurs psychopathes, nĂ©crophiles, ils sont horribles. LĂ le film est plus intĂ©ressant, parce quâils n'en font pas des gentils, parce que c'est impossible, ou alors ça serait extrĂȘmement irresponsable, mais le film devient plus intĂ©ressant moralement et plus un challenge, parce que t'es obligĂ© de t'âattacherâ entre guillemets Ă eux parce que ce sont tes personnages - point de vue. Tu vas dĂ©tecter des moments oĂč tu vas te dire : âah il est gentil Ă ce moment-lĂ avec sa soeurâ, âah quand mĂȘme ils ont une relation comme çaâ, mais ça reste les pires monstres possibles, et c'est beaucoup plus un challenge moralement, dâautant quâils ne leur trouvent pas d'excuses. C'est un truc qui est intĂ©ressant, câest une autre façon de faire. Je ne dis pas quâil faut faire forcĂ©ment comme ça. Mais c'est lĂ oĂč tu vois que c'est en fait moralement trĂšs, trĂšs compliquĂ© de faire vraiment la bascule du mĂ©chant en protagoniste. Bon, le film Joker a, je pense, bien marchĂ© aussi pour ça. AprĂšs, on en pense ce qu'on veut. Mais ils nâen font pas non plus un gentil, c'est quelqu'un qui est malade, qui a des problĂšmes sociaux extrĂȘmement graves, etc. Donc, il y a le cĂŽtĂ© : âOn va essayer d'expliquer pourquoi il est comme çaâ, mais ça ne devient pas un super-hĂ©ros. Il n'y a pas de moment oĂč on se dit : âIl pourrait ĂȘtre un Batmanâ. Ce nâest pas du tout le mĂȘme rapport au bien et au mal, et au manichĂ©isme, et je trouve que c'est lĂ oĂč c'est intĂ©ressant, c'est quand ça challenge un peu la morale. Sinon, c'est juste faire semblant et faire genre : âAh, regardez, je suis le mĂ©chant, je suis trop cool, je trouve trop transgressif, mais en fait, je ne fais absolument rien de transgressif, jamais, c'est que de la postureâ. VoilĂ , câĂ©tait mes exemples.
[JB] Je vais aussi citer un autre passage de ton livre : âOn peut jouer la rĂ©volution de fĂ©vrier contre la rĂ©volution d'octobre, ou encore soutenir que LĂ©nine ou encore Trotsky avait raison face au vil Staline. MĂȘme Michel Sardou, chanteur pourtant rĂ©putĂ© Ă droite, invoquait le premier contre la dĂ©rive de l'URSS : « LĂ©nine relĂšve-toi, ils sont devenus fous »â. La question que je voulais vous poser, est a-t-on besoin de rĂ©Ă©crire l'histoire pour retourner lâĂ©chiquier et faire forcĂ©ment des good games Ă partir des bad games ?
[Benjamin P.] TrĂšs rapidement, lĂ -dessus, l'exemple, c'est surtout que c'est une rĂ©Ă©criture au sens strict, c'est-Ă -dire que ce nâest pas du rĂ©visionnisme. CâĂ©tait le mĂȘme truc avec Mandela tout Ă l'heure. Je pense qu'on se sent obligĂ© de revoir l'histoire, toujours, avec des archĂ©types de fiction. On va devoir se dire quâil y a un gentil, un mĂ©chant. Si je prends l'exemple de la rĂ©volution française, ce sont des pĂ©riodes qui sont quand mĂȘme trĂšs, trĂšs violentes et trĂšs, trĂšs compliquĂ©es, avec plein de nuances de gris, plein de gens qui font des erreurs, plein de gens qui sont des salauds et d'autres, des fois, plus vertueux. La facilitĂ©, ça va ĂȘtre de dire âDanton = gentilâ, c'est la gentille rĂ©volution ; âRobespierre = mĂ©chante rĂ©volutionâ, et du coup, c'est une façon de pouvoir intĂ©grer le truc et le digĂ©rer. En fait, ce sont des archĂ©types de fiction. Regardez les films amĂ©ricains historiques, ils font tout le temps ça. Ils y prennent une sĂ©quence, ils vont dire : âlui, c'est le gentil de cette sĂ©quence et lui, c'est le mĂ©chantâ. Et souvent, le mĂ©chant, c'est le plus radical. Il faut toujours voir les choses comme ça, ce qui n'est Ă©videmment pas trĂšs historique, mais je pense qu'on ne peut pas y couper. En fait, on est obligĂ© dâavoir un petit peu des figures de bien et de mal, mĂȘme dans un truc qui nâest pas manichĂ©en, comme l'histoire.
[Justine N.] Justement sur ce sujet, il y a eu un truc que je trouve trĂšs, trĂšs intĂ©ressant. Comme je suis fatiguĂ©e, je ne me souviendrai pas des noms exacts, toutes mes excuses d'avance. Aux temps bibliques, les romains ont encerclĂ© une derniĂšre place forte hĂ©braĂŻque, et les hĂ©breux ont luttĂ© jusqu'Ă l'anĂ©antissement total. Pendant trĂšs, trĂšs longtemps, ça a Ă©tĂ© traitĂ© par la culture hĂ©braĂŻque comme quelque chose d'hĂ©roĂŻque, de puissant, d'identitaire aussi, parce que le roman national est forcĂ©ment, je pense, identitaire. Depuis quelques dizaines d'annĂ©es, câest revu, câest retravaillĂ©. Les personnes qui travaillent dessus se disent que ce nâest pas forcĂ©ment super intelligent de montrer la mort en but hĂ©roĂŻque, et que c'Ă©tait peut-ĂȘtre un peu des cinglĂ©s au fond, et que le but, c'est essayer de s'en sortir, quel que soit le truc, et pas de se cramer jusqu'au dernier parce que ça ne prouve rien et que ça ne fait que nourrir des romans nationaux ou culturels qui peuvent ĂȘtre parfaitement dĂ©gueulasses et qui sont trĂšs souvent parfaitement dĂ©gueulasses.
[JB] Mais je sais que tu avais publié un article récemment dans Révolution à ce sujet, sur la réécriture de l'histoire.
[Justine N.] Oui, c'Ă©tait L'histoire est Ă©crite par les vainqueurs. C'est trĂšs long
[JB] Lisez-le, hein !
[Justine N.] Oui, Ă lire, c'est plus sympa, il y a des images et je parle des pokĂ©mons et de la Shoah dans le mĂȘme paragraphe. [rires] Je pense que rien que pour ça ! J'ai quand mĂȘme fait des recherches sur le statut lĂ©gal des pokĂ©mons dans le monde des pokĂ©mons et, encore une fois, c'est particulier, ils avaient le droit de se marier avec des humains. Oui, oui, oui. Ăa a Ă©tĂ© retirĂ© des versions occidentales, mais je n'Ă©tais pas prĂȘte. C'est la pire recherche que j'ai faite de ma vie. [rires]
[JB] Pire que la Shoah donc. [rires]
[Julia R.] Ah non non non, mais moi, je n'interviens pas aprĂšs cette phrase, on passe Ă l'autre question ! [rires]
[JB] VoilĂ , on va passer Ă la deuxiĂšme partie de cette table ronde. On a commencĂ© par se poser la question : âest-ce quâils peuvent avoir raisonâ. J'ai envie d'aller plus loin pour demander : âest-ce qu'ils ont besoin d'avoir raison ?â
[Julia R.] Je crois qu'on a Justine qui a un Ă©lan d'inspiration, je vais lui repasser le micro.
[JB] Parce quâon ne va pas se le cacher, ça nous est arrivĂ© Ă tous. On voit un plan qui est bien menĂ©, on veut le voir arriver Ă terme. On se dit que, quand mĂȘme, le bougre, il y a mis tellement d'efforts, ou il a ses raisons. Est-ce qu'on ne peut pas avoir juste une fascination, pour savoir sâil va arriver au bout ?
[Justine N.] Sur la fascination, je pense que dans tous mes bouquins, il y a un seul mĂ©chant, mĂ©chant assumĂ©. Pour continuer dans la facilitĂ©, c'est une petite fille. Assez souvent on m'en parle, avec une haine absolument incroyable, mais aussi un certain plaisir de la haine : âOuais, vraiment, elle mĂ©rite ce qui lui arrive, j'Ă©tais content.e quand elle a souffertâ. Et lĂ , nous, on a juste notre cafĂ© cachĂ© derriĂšre notre nom, on dit : âOui, d'accord, je suis dĂ©solĂ©eâ. Oui, je pense qu'on a une fascination pour continuer Ă le voir, ou la voir, le mĂ©chant, la mĂ©chante, progresser dans son abjectisme.
[Julia R.] Mais je crois qu'on a tous regardĂ© Coyote essayer de choper Bip-Bip en espĂ©rant qu'il y arrive ! [rires, applaudissements]. Je ne sais pas si ça vous a fait cet effet, quand on regarde des films qui sont des films pour enfants, du type Maman, j'ai ratĂ© l'avion. Quand on le regarde, quand on est gamin, on se dit vraiment : âOhlĂ lĂ , il se dĂ©fend vachement bien le petit McCallister contre les grands mĂ©chants qui arrivent, et vraiment les pots de peinture, les briquesâ, mais vraiment il les a tuĂ©s 36 fois ces deux pauvres cambrioleurs qui essaient juste de cambrioler une maison mais qui Ă aucun moment essayent de faire du mal au gosse. Quand on regarde le film avec un oeil d'adulte - moi, ça m'avait frappĂ©e - on se dit : âMais je le chope, je lui ai mis une torgnole, Ă ce gamin, enfinâ. [rires] Nous ne favorisons pas la violence contre les enfants dans cette confĂ©rence, Ă©videmment.
[Benjamin P.] Je rajouterais plus un truc, mais en fait, tu l'as dĂ©jĂ un peu dit. Je crois que c'est toi qui as dit : âfenĂȘtre d'Overtonâ. C'est la fenĂȘtre des idĂ©es acceptables, c'est un truc qui peut se dĂ©placer, et notamment s'il y a une proposition plus extrĂȘme d'un cĂŽtĂ©, sur n'importe quel sujet, on s'en fiche, mĂȘme si on ne va jamais lui donner raison, ça va ouvrir un petit peu la fenĂȘtre. Les autres positions, qui avant paraissaient bizarres ou extrĂȘmes, vont devenir un peu plus acceptables en comparaison. Je pense que c'est un des rĂŽles du mĂ©chant. Il va arriver avec une problĂ©matique ou n'importe quoi, un sujet, une cause, et il va arriver dans une version tellement caricaturale et dĂ©bile qu'on va se dire : âOuais, non, calme toi quand mĂȘmeâ, et on est bien content qu'il se fasse casser la gueule Ă la fin, mais ça va avoir amenĂ© le sujet, ça aura un peu dĂ©placĂ© certains trucs. Parfois, je pense que c'est ça leur rĂŽle, c'est juste d'ĂȘtre le punk qui arrive et qui dit un truc qui transgresse et qui chamboule un peu les choses, d'une maniĂšre qui nâest pas forcĂ©ment trĂšs rĂ©flĂ©chie et acceptable, mais ça va au moins avoir mis le sujet sur la table et le hĂ©ros est obligĂ© d'en tenir compte, alors qu'au dĂ©but, il sâen tapait complĂštement. Des fois, ça donne des trucs un peu lĂąche, pour reprendre les Ă©co-terroristes, ça va ĂȘtre genre Poison Ivy qui dit : âRegardez ce qu'on fait Ă la planĂšte, les industriels polluent, je vais donc empoisonner toute l'eau de gotham et vous allez tous mourirâ. Du coup, il faut l'arrĂȘter parce ce n'est pas cool comme mĂ©thode d'action. Ne faites pas ça ! [rire] Et puis surtout, c'est ridicule. [Rire] Ăa n'a pas de sens de faire ça. Donc, Ă©videmment, on veut que Batman la punisse, mais Ă la fin, Bruce Wayne va dire : âHein hein, je vais donner plein d'argent Ă l'Ă©cologie et je vais faire que les entreprises ne polluent pasâ. Il va se greenwasher par rĂ©percussion au mĂ©chant. L'exemple trĂšs cĂ©lĂšbre rĂ©cent câest le premier film Black Panther. Ce qui est intĂ©ressant, c'est que ça n'a pas hyper bien marchĂ©, parce que les gens adorent vraiment le mĂ©chant. J'ai pas mal regardĂ© les discours dessus, notamment venant d'afro-amĂ©ricains. Ils sont trĂšs en mode : âNon, en fait dĂ©jĂ le mĂ©chant, il a raison et, en vrai, sâil n'a pas raison dans le film, câest parce que vous avez fait exprĂšs qu'il nâait pas raison en le rendant cruel gratuitement, et il fait des trucs complĂštement dĂ©biles qui n'ont aucun rapport avec son idĂ©ologieâ. Mais toujours est-il que son rĂŽle dans le film, c'est de dĂ©placer le point de vue du hĂ©ros qui au dĂ©but ne veut pas intervenir et, Ă la fin, intervient d'une maniĂšre un peu humanitaire et modĂ©rĂ©e, blablabla et propre sur lui, mais c'est grĂące au mĂ©chant. Sinon, apparemment, ça ne lui aurait pas montĂ© au casque tout seul, il fallait le secouer un petit peu. Pour ça, le mĂ©chant n'a pas besoin d'avoir raison, il a juste besoin de mettre le hĂ©ros face Ă des contradictions
[JB] On l'a vu, le spectre de l'acceptable varie beaucoup d'une Ćuvre Ă l'autre et en fonction des lecteurs aussi, mais j'aurais voulu vous demander oĂč vous placez la ligne rouge, quelle limite vous empĂȘche dans tous les cas de rouler pour le mĂ©chant ?
[Justine N.] Je pense que ça dĂ©pend de deux choses. DĂ©jĂ l'univers qu'on propose dans un roman, oĂč il y a les codes qui sont posĂ©s dĂšs les premiĂšres pages, que le lecteur ou la lectrice accepte - ou pas. Il y a aussi les trucs sur lesquels on a envie de passer des mois et des annĂ©es. Il y a des sujets, moi, j'ai absolument pas envie, par exemple la pĂ©tanque, ça me dĂ©goĂ»te. [rires]
[JB] Donc, si le méchant joue à la pétanque, pour toi c'est mort.
[Justine N.] Ce sera un vrai méchant, voilà , pire que les mariages de Pokemon.
[Julia R.] Manger des bébés, tout ça c'est ok, mais la pétanque ça passe pas.
[Justine N.] Non, la pétanque ça passe pas, non. [rire] Mais oui, je pense qu'on a tous des sujets sur lesquels on ne veut absolument pas travailler. Je ne sais pas ce que tu en penses ?
[Julia R.] Oui, je crois qu'on a tous des appĂ©tences pour certains domaines et des choses qui ne nous plaisent pas. Quelle est la ligne rouge ? Je pense que c'est simplement par rapport Ă mes valeurs personnelles. Si le mĂ©chant est sexiste, homophobe, raciste, ben non⊠MĂȘme si derriĂšre : âOui, mais je veux sauver la planĂšteâ, ben non, ça reste un mĂ©chant, mĂȘme s'il a une trĂšs, trĂšs bonne idĂ©ologie par rapport Ă l'environnement, il y a des trucs qui vont faire que pour moi, ça ne passera pas, parce que c'est une valeur personnelle, c'est tout.
[Benjamin P.] Je n'ai pas vraiment de rĂ©ponse personnelle à ça, dans le sens oĂč je pense que la ligne rouge est toujours tracĂ©e par l'univers, comme tu le dis, dans la diĂ©gĂšse du truc. Il ne faut jamais oublier que c'est trĂšs rare de pouvoir vraiment dire : âLe mĂ©chant a raisonâ, pour une raison toute simple, c'est que les histoires ne te laisseront jamais faire. Il faut toujours mettre en place des trucs qui disent : âAh, vous voyez, il avait tort, heureusement que le hĂ©ros n'Ă©tait pas d'accord avec le mĂ©chant !â, ou : âRegardez, justement, il mange des bĂ©bĂ©s, quand mĂȘmeâ. Donc, on ne nous laisse jamais vraiment le faire. C'est trĂšs rare que ce soit suffisamment mal fait pour que le mĂ©chant ne soit pas assez dĂ©crĂ©dibilisĂ©, et c'est trĂšs facile de dĂ©crĂ©dibiliser un mĂ©chant quand c'est toi qui a les rĂȘnes de l'univers. Tu peux dire : âJ'ai dĂ©cidĂ© que c'Ă©tait un psychopathe qui mangeait les enfantsâ, ou âJ'ai dĂ©cidĂ© qu'en fait son plan ne fonctionnait pas, parce que l'univers fait que ça marche pasâ, et du coup il a tort. Il faut toujours avoir en tĂȘte que ce n'est pas vraiment toi qui met la ligne rouge et tu seras toujours dans une position de dire : âJe trouve qu'il a, en fait, un peu raisonâ. Un de ceux qui revenait hyper souvent quand je posais la question, en pop culture, c'est le Thanos des films. Il y a plein de gens qui vont dire que Thanos a un peu raison, parce qu'il dit : âLe monde va s'effondrer Ă cause de la pĂ©nurie de ressources et on fait n'importe quoiâ. Sauf que les gens ont cette intuition, mais si tu pousses le dĂ©bat plus loin, si tu demandes : âEst-ce que Thanos a raison de tuer des milliards de personnes, de maniĂšre purement autoritaire, sans chercher aucune autre position, et avoir une espĂšce de discours un peu malthusien, trĂšs bizarre et toutâ, en fait non, les gens ne sont pas au premier degrĂ© d'accord avec ça. Enfin, la plupart des gens⊠[rire] Ce sont des choses qui ont Ă©tĂ© mises en place par le film, qui ne te laisse pas faire ce truc-lĂ , avec en plus ce truc de : âOk, il avait peut-ĂȘtre un peu raison, parce qu'il a l'air de d'avoir des raisons de penser ce qu'il penseâ. Mais dans le film, aprĂšs, il n'y a pas d'effondrement de ressources, mĂȘme dans les films qui suivent. On se demande, du coup, si Thanos avait tort depuis le dĂ©but ? L'univers ne s'est pas effondrĂ©, donc, manifestement, il avait tort. Mais ce nâest pas adressĂ©, le problĂšme n'est pas adressĂ©, c'est juste : âSa solution allait trop loin, on l'a empĂȘchĂ©, voilĂ , roulez jeunesseâ, et on ne se pose plus la question. Mais ça, c'est quelque chose qu'on ne peut pas faire dans la vraie vie. [En riant] Enfin, on peut le faire, mais lâunivers s'Ă©croule quand mĂȘme. Si Thanos a raison, lâunivers sâĂ©croule quand mĂȘme, il nây a pas des auteurs pour le sauvegarder. Donc, en fait, on est quand mĂȘme toujours trĂšs tributaire de ce que les auteurs ont dĂ©cidĂ©, de la ligne rouge des auteurs eux-mĂȘmes. C'est artificiel, et c'est aussi artificiel dans la morale qui est proposĂ©e.
[Julia R.] Je voudrais juste nuancer sur une petite chose. Je suis complĂštement d'accord avec toi sur le fond, mais j'ai envie de porter un message d'espoir, parce qu'on a parlĂ© de Shoah, de pokĂ©mons, on a parlĂ© de trucs graves aujourd'hui, de pĂ©tanque ! Oui, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les Ćuvres ont ce positionnement, mais je trouve qu'il y a de plus en plus d'initiatives qui essaient de contrecarrer ces choses, notamment dans l'imaginaire francophone, puisque les amĂ©ricains ont encore une vision Ă mon sens trĂšs manichĂ©enne et une dichotomie assez simple entre le mĂ©chant et le gentil, mĂȘme quand ils essayent de renverser la balance. Je pense Ă The Boys, une sĂ©rie qui, grosso modo, prend Superman en mĂ©chant. Mais ils auraient pu en faire un truc un peu nuancĂ©, oĂč câest la corporate nation avec les super-hĂ©ros qui sont gĂ©rĂ©s par une entreprise, mais il n'y a mĂȘme pas de partie un peu bienveillante et vertueuse lĂ -dedans, c'est juste devenu exactement l'inverse. Je pense Ă un roman, Les chats des neiges ne sont plus blancs en hiver de NoĂ©mie Wiorek, une autrice française, qui part d'un postulat d'un mĂ©chant qui s'appelle Noir, qui est vraiment prĂ©sentĂ© comme le mĂ©chant des forces diaboliques, qui vit dans sa grotte avec ses espĂšces de petits monstres dĂ©gueulasses. Câest un univers oĂč l'hiver a disparu, lui tient absolument Ă faire revenir l'hiver dans ce monde qui gĂ©rĂ© par le Royaume de lumiĂšre qui est vraiment prĂ©sentĂ© comme le truc incroyable. Et jusqu'Ă la fin du roman, on ne sait pas pourquoi le Royaume de lumiĂšre veut garder un monde sans hiver et pourquoi le mĂ©chant veut faire revenir l'hiver. On suit ceux qui sont censĂ©s ĂȘtre les mĂ©chants, mais on ne sait mĂȘme pas tant s'ils le sont. Câest ça qui est intĂ©ressant. Il y a des propositions aujourd'hui, dans l'univers francophone et europĂ©en de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, qui viennent apporter de la nuance.
[JB] Pour revenir aux valeurs morales, est-ce pour vous, parfois, la fiction peut aussi ĂȘtre un exutoire et se dire que si le mĂ©chant est cool, s'il est fabulous, je peux rouler pour lui, parce que je dĂ©limite, je prends ses mauvaises pensĂ©es, je les bloque ici et ça me permet justement d'en profiter et que ça nâaffecte pas les gens, ou est-ce que ça va forcĂ©ment dĂ©teindre sur le reste de la sociĂ©tĂ© ?
[Justine N.] Un trĂšs, trĂšs bon exemple lĂ -dessus, c'est Jason Voorhees, parce que c'est cool ! C'est un des mĂ©chants les plus cools du monde, mais il vit dans un aquarium, c'est-Ă -dire quâil ne se rĂ©pand pas dans une vie, il ne fait pas des clones, il ne monte pas une armĂ©e. C'est juste Jason Voorhees, lâesprit PTSD de tous les enfants battus du monde qui flingue des gens dans les bois, et puis dans un vaisseau spatial, et c'est complĂštement con, et ses victimes ne sont jamais traitĂ©es comme des humains. Ce sont des gens qui ont eu l'outrecuidance de se promener en slip dans les bois et qui devaient ĂȘtre punis pour ça. Je trouve que c'est un systĂšme qui fonctionne super bien parce quâil est Ă©purĂ© et parce quâil nây a aucune... Je ne pense pas qu'on puisse faire sortir la violence de Jason et la transposer dans notre monde ou dans notre moralitĂ©, et c'est juste cool et con. Câest comme⊠J'ai oubliĂ© le nom de ce vieux jeu, Dungeon Master ou un truc comme ça, dans lequel on creusait des souterrains et Ă un moment, on avait un poulailler et la souris, c'Ă©tait juste une grande main qui gĂ©rait tout ce qu'on faisait, et dans le poulailler, on pouvait juste Ă©clater les poussins.
[Benjamin P.] Dans le bouquin, l'exemple que je prends, câest quand il y a un mĂ©chant type Magneto qui est un personnage qui a une cause qui paraĂźt lĂ©gitime, noble, et que le gentil partage sa cause mais n'aime pas ses mĂ©thodes, sa façon de faire. Souvent, il y a un schĂ©ma oĂč il y a un troisiĂšme mĂ©chant, que moi j'appelle le mĂ©chant âpiñataâ. Dans les X-Men, ce sont les gros racistes anti-mutants. On dit que tout le monde aime les mĂ©chants, mais personne dans les X-Men, Ă part des gens relativement craignos, dit : âL'espĂšce de nazi qui veut les exterminer, qui est chiant et absolument pas sympathique, lui, je l'adore, j'ai trop envie d'ĂȘtre cette personneâ. Lui, on ne l'aime pas. On aime bien MagnĂ©to, parce quâil est cool. Ce qui se passe, c'est que souvent ils vont s'allier contre le mĂ©chant âpiñataâ, et celui qui va dĂ©livrer le truc exutoire de lui pĂ©ter la gueule, c'est le mĂ©chant. Câest MagnĂ©to, câest le mĂ©chant stylĂ©. On est trop content que MagnĂ©to aille trop loin, quâil fasse genre : âAlors toi, je vais t'Ă©clater la gueule, mais avec une inventivitĂ© incroyableâ. DerriĂšre, le hĂ©ros va dire : âNon, non, non, faut pas faire ça, non, arrĂȘteâ. Moralement, on se dit que le hĂ©ros a raison, parce que lui ne tomberait jamais dans un tel truc, mais en fait, on est trop content que le mĂ©chant se salisse les mains.
[JB] Sur deux salauds, on part sur celui qui a le plus de panache.
[Benjamin P.] Oui, c'est ça, et puis c'est son rĂŽle aussi d'ĂȘtre le mec cool. En fait, c'est une mauvaise frĂ©quentation. [Rires]. On se dit que ce nâest pas bien de faire ça, mais câest cool quand mĂȘme.
[JB] Moi, je pensais à un point que je m'interroge beaucoup, ce sont les chansons de méchants dans Disney. Parce que ce sont les meilleures, on est d'accord, jusqu'ici. Pourquoi c'est les meilleures ?
[Julia R.] Tu vas nous parler de Jafar non ?
[Justine N.] Je vais faire trÚs vite, parce que je ne suis pas du tout spécialiste des Disney. Effectivement, j'ai regardé Mulan un jour, et je trouve que le méchant est particuliÚrement bien réussi. Shan Yu est splendide, c'est à moitié un berserk parce qu'il a plein de traits animaux. Les poneys sont dessinés de façon historique et les chevaux japonais sont désignés de façon historique. Moi, ça me suffit, mais Shan Yu, t'as la classe. [rires]
[JB] Mais il ne chante pas !
[Julia R.] T'as pas un Disney oĂč ils ont chantĂ©, non ?
[Benjamin P.] Je pense que câest tout simplement liĂ© au fait quâils sont fabulous, comme tu dis. Ce sont ceux qui ont le moins de carcans et qui sont moins obligĂ©s de suivre les trucs. Il y a le cĂŽtĂ© jouissif de la vilenie. Du coup, Ă©videmment, ils ont les meilleurs morceaux, parce qu'ils ont les morceaux les plus funs. Ils ont les morceaux qui sont moins cucul et qui sont plus dĂ©complexĂ©s, plus extravagants et spectaculaires. C'est normal qu'on les kiffe tous !
[Julia R.] LĂ -dessus, il y a quand mĂȘme des thĂ©ories. Pareil, je n'ai pas fait d'Ă©tudes sur Disney. Il y avait pas mal de thĂ©ories un moment, qui disaient que les mĂ©chants de Disney Ă©taient reprĂ©sentĂ©s comme des homosexuels parce qu'ils n'avaient pas d'intĂ©rĂȘt amoureux vis-Ă -vis de la princesse, et ils Ă©taient toujours, comme tu dis, flamboyants, hauts en couleur, et c'est ça qui les rendait stylĂ©s. On peut vite glisser dans le cĂŽtĂ© : âPrendre ce qui peut faire les qualitĂ©s perçues d'une population pour la rendre mĂ©chanteâ, mais si lĂ , c'est dire que les homosexuels sont stylĂ©s, on va les mettre en mĂ©chants, ça peut vite devenir problĂ©matique. Donc, est-ce que Disney n'est pas le mĂ©chant dans l'affaire ? [Applaudissements] EngagĂ©, hein ! Taper sur les grandes corporations amĂ©ricaines, ça envoie du lourd.
[Benjamin P.] Si je peux prĂ©ciser lĂ -dessus ? C'est effectivement assez discutĂ© et documentĂ©, on appelle ça âl'encodage queerâ et ce sont souvent les mĂ©chants Disney qui sont donnĂ©s en exemple. Ăa rejoint le paradoxe de reprĂ©sentation dont je parlais tout Ă l'heure. Dâun cĂŽtĂ©, comme tu viens de le dire, c'est stigmatisant. En mĂȘme temps, on sait que ça a Ă©tĂ© investi soit en rĂ©appropriation (c'est-Ă -dire, je ne sais pas, la communautĂ© LGBT qui va se reconnaĂźtre et revendiquer un mĂ©chant en disant : âAh, ouais, trop cool, et toutâ), soit, par moment, câest mĂȘme volontaire, de la part de crĂ©atifs qui sont eux-mĂȘmes LGBT. Le plus connu, c'est Ursula, de La petite sirĂšne, qui est inspirĂ© de Divine, une drag queen hyper cĂ©lĂšbre Ă ce moment-lĂ au cinĂ©ma. Ce nâest pas du tout cachĂ©, câest explicite que c'est l'inspiration. Notamment, les compositeurs connaissaient trĂšs, trĂšs bien la scĂšne underground, LGBT, de New-York et notamment le drag show, et en fait sa chanson de mĂ©chant est un show drag. Ce nâest pas une caricature, c'est vraiment un hommage, c'est inspirĂ© vraiment de cette culture de maniĂšre tout Ă fait premier degrĂ© et passionnĂ©e. Les deux coexistent dans le mĂȘme truc, je trouve ça assez fascinant et trĂšs difficile Ă dĂ©nouer comme question.
[Justine N.] Pour continuer Ă dire du mal de Disney, il y a eu pas mal d'Ă©tudes qui ont Ă©tĂ© faites sur les personnages fĂ©minins de mĂ©chantes, sur le fait que ce sont simplement des figures fĂ©ministes, c'est-Ă -dire des femmes qui, en gĂ©nĂ©ral, n'ont pas d'intĂ©rĂȘt amoureux, qui ne courent en tout cas pas aprĂšs un prince charmant. Elles n'ont pas besoin d'ĂȘtre sauvĂ©es. Si elles ont eu besoin d'ĂȘtre sauvĂ©es, c'est elles qui ont fait le job. Et il y a une grosse, grosse, grosse critique fĂ©ministe lĂ -dessus parce que : âAh mon dieu, je n'ai pas besoin d'un prince, je suis donc [grosse voix] mĂ©chanteâŠâ
[JB] Pour terminer, je vais vous poser rapidement une derniĂšre question, pour avoir le temps pour les questions du public. Je trouve qu'on n'a pas parlĂ© assez de politique jusqu'ici⊠[Rires] Est-ce qu'au final, les meilleurs mĂ©chants, c'est pas aussi les pires, parce que c'est ceux qui nous dirigent dans le vrai monde, c'est des gens qui sont pas forcĂ©ment, voilĂ , ces gens ne sont pas forcĂ©ment trĂšs douĂ©s, trĂšs bons non plus, mais qui vont toujours invoquer les mĂȘmes choses, avoir de grandes causes, de grandes sacrifices pour le bien commun, tout en privilĂ©giant derriĂšre une caste de privilĂ©giĂ©s ?
[Justine N.]Je dirais que non, parce que pour faire un bon mĂ©chant, comme on l'a vu, il faut ĂȘtre cool, de prĂ©fĂ©rence flamboyant, intelligent, et il faut avoir la classe. Donc, non, je ne vois pas du tout. Non. Je ne fais pas le lien. [Rires, applaudissements]
[Benjamin P.] Pas mieux.
[Julia R.] Non, mais c'est ça la question sous-jacente - on en avait un peu discutĂ© en amont lors de la prĂ©paration de cette confĂ©rence : est-ce que les mĂ©chants sont de droite ? [Rires]. ConcrĂštement, c'est ça la question. Mais les gens de droite n'ont pas dĂ©cidĂ© dâĂȘtre de droite, pensez Ă notre ami⊠mince. Comment s'appelle-t-il, celui qui a fait Quatre-vingt-dix-neuf francs ?
[JB] Beigbeder ?
[Julia R.] Beigbeder. Vous avez dĂ» voir dans la presse qu'il est allĂ© dire : âDire que je suis un homme blanc, de droite, hĂ©tĂ©rosexuel et cisgenre, câest ĂȘtre quatre fois raciste envers moiâ. VoilĂ , je vous laisse digĂ©rer lâinformation.
[JB] [En riant] Il a beaucoup souffertâŠ
[Julia R.] C'est vrai que ça a Ă©tĂ© trĂšs, trĂšs dur pour lui, mais toujours est-il que je comprends aussi que ce n'est pas toujours simple⊠Alors attention, je n'aurais jamais dĂ» me lancer lĂ -dedans. VoilĂ , les hommes hĂ©tĂ©ros cisgenres, qui ont Ă©tĂ© chanceux Ă la roulette de la vie, ne l'ont pas dĂ©cidĂ©, ça ne fait pas dâeux mĂ©caniquement des mĂ©chants. Par contre, c'est leur positionnement et leurs agissements qui vont faire d'eux des gentils ou des mĂ©chants. VoilĂ quelque chose de trĂšs fort, trĂšs engagĂ© encore.
[JB] Merci beaucoup. On va passer aux questions du public.
[Public]