L'Ouest Hurlant

L'Ouest Hurlant

📚 L'ouest Hurlant, c'est le festival rennais des cultures de l'imaginaires. (Science-fiction, fantasy, fantastique) Et ici, vous ĂȘtes sur son podcast !

L'Ouest Hurlant

Le podcast de L'Ouest Hurlant permet de revivre ou de dĂ©couvrir les tables-rondes et confĂ©rences qui se sont tenues lors de L'Ouest Hurlant. Il met Ă  l’honneur les cultures de l’imaginaire : la science-fiction, la fantasy et le fantastique. Pour chaque Ă©pisode, une transcription est mise Ă  disposition des auditeur·ices. L'Ouest Hurlant est un Ă©vĂ©nement grand public, destinĂ© aux curieux·ses en quĂȘte d’évasion, tout comme aux professionnel·les du domaine. Au programme, des confĂ©rences, des spectacles et des animations ludiques... Mais aussi des dĂ©dicaces, une librairie et des stands d’éditeur·ices. Bonne Ă©coute !


Soutenir ce podcast
En cours de lecture

Battle « Steampunk VS space opera » - Avec Audrey Alwett, Floriane Soulas, Aliette de Bodard (Modération Betty Piccioli)

Battle « Steampunk VS space opera »

Enregistré le 29/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

L’Ouest Hurlant vous propose son nouveau format de table-rondes : les battles ! Pendant 1 heure, 2 camps vont affronter dans un duel Ă©pineux ! Et c’est vous, le public, qui ferez gagner votre camp prĂ©fĂ©rĂ© ! Dans cette battle, les 2 sous-genres des littĂ©ratures de l’imaginaire qui ont le vent en poupe s’affrontent
 Mais quels sont les secrets du space op et du steampunk ? Lequel saura convaincre le public ?

Transcription :

En cours de lecture

IA et création : quand la réalité rattrape la science-fiction - Avec Stéphanie le Cam, Anouck Faure, Thomas Fouchault, Yann Basire (Modération Julien Joly)

IA et création : quand la réalité rattrape la science-fiction

Enregistré le 29/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

L’intelligence artificielle envahit nos modes de crĂ©ation depuis quelques annĂ©es, crĂ©ant des situations inĂ©dites et prĂ©occupantes au regard du droit et de nos mĂ©tiers. Si les auteurices de SF ont largement fantasmĂ© les utilisations de l’IA dans leurs oeuvres, qu’en est-il de la rĂ©alitĂ©, maintenant que nous y sommes rĂ©ellement confrontĂ©s ?
Quelles menaces et quelles avancĂ©es pour nos mĂ©tiers ? La Ligue des auteurs pros et ses invité·e·s rĂ©pondent Ă  ces questions d’actualitĂ©.

Transcription :

IA et création : quand la réalité rattrape la science-fiction
Avec Stéphanie Le Cam, Anouck Faure, Thomas Fouchault, Yann Basire.
Modération : Julien Joly

[Chaise qui racle le sol]
[Grincements]
[Musique et bruits de pages qui se tournent]
[Musique et carillons]
[Musique et bruits de vaisseaux]
[Tirs de pistolets laser - Pewpew]
[Bruits d'épées qui s'entrechoquent]
Musique (guitare)
[Voix off]
Les conférences de L'Ouest Hurlant, le festival des cultures de l'imaginaire


[Julien Joly] Bonjour Ă  toutes et Ă  tous. Des images d'Emmanuel Macron qui ramasse les poubelles, le pape François en doudoune, un magazine submergĂ© par des nouvelles de science-fiction Ă©crites sans auteur humain ou presque, autant de situations qu'on doit aux derniĂšres technologies d'intelligence artificielle. L'IA a fait depuis un an des progrĂšs impressionnants, peut-ĂȘtre un peu trop. Le mois dernier, le Sony World Photography Awards, un des plus prestigieux prix de photographie, a Ă©tĂ© dupĂ© par un clichĂ© gĂ©nĂ©rĂ© par une IA. Au dĂ©but du mois, la Ligue des auteurs professionnels a tirĂ© la sonnette d'alarme. Elle a publiĂ© un argumentaire dĂ©taillĂ© appelant Ă  une rĂ©gulation. Alors, peut-on encadrer l'IA ? Si oui, comment ? L'ordinateur est-il une aide ou une menace pour les crĂ©ateurs ?
Pour y répondre, aujourd'hui, à l'Ouest Hurlant, nous avons à nos cÎtés Stéphanie Le Cam, directrice générale de la Ligue des auteurs professionnels, donc syndicat des auteurs et autrices du livre, bonjour.
[Stéphanie Le Cam] Bonjour, bonjour à toutes et tous.
[Julien Joly] Anouck Faure, bonjour. Plasticienne, illustratrice, autrice de La citĂ© diaphane - arrĂȘtez moi si je me trompe - sortie en fĂ©vrier, et accompagnĂ©e d'illustrations rĂ©alisĂ©es Ă  l'eau-forte et pas grĂące Ă  l'IA. Yann Basire, directeur du Centre d'Ă©tudes internationales de la propriĂ©tĂ© intellectuelle, spĂ©cialiste en droit de la propriĂ©tĂ© industrielle, et notamment des marques, bonjour.
[Yann Basire] Bonjour.
[Julien Joly] Et Thomas Fouchault, éditeur aux éditions 1115, auteur notamment Des fileurs de temps en 2019, et élu à la ligue des auteurs professionnels. Et moi, je suis Julien Joly, journaliste au Télégramme et au Mensuel de Rennes. Alors, avant d'aborder la protection des auteurs, Stéphanie Le Cam. Est-ce qu'on peut rappeler trÚs vite de quoi on parle quand on parle d'IA ? Dans ce contexte, quel est leur fonctionnement, basiquement, est-ce vraiment une intelligence ?

[StĂ©phanie Le Cam] Alors, est-ce que c'est vraiment une intelligence ? Moi, je suis juriste, donc je ne vais pas me positionner sur une analyse technologique de ces intelligences artificielles. Simplement, pour expliquer trĂšs rapidement comment elle fonctionne. Ça repose tout simplement sur l'analyse de donnĂ©es, d'une masse de donnĂ©es incommensurable, et elles se nourrissent par l'analyse de ces donnĂ©es. Elles sont ensuite en mesure, dans un deuxiĂšme temps, de gĂ©nĂ©rer elles-mĂȘmes du contenu Ă  l'aide de prompts. Pour faire simple, c'est un peu le mode de fonctionnement de Midjourney. Quand vous dites qu’on a lancĂ© l'alerte il y a un an, en rĂ©alitĂ©, ça fait plus de dix mois qu'on travaille sur ces questions de rĂ©gulation de l'intelligence artificielle. Simplement, effectivement, il y a un mois, on a publiĂ© un argumentaire assez solide qui montre les dangers de ces intelligences artificielles gĂ©nĂ©ratives de contenu, notamment pour les mĂ©tiers de la crĂ©ation que l’on dĂ©fend Ă  la Ligue des auteurs professionnels.
[Julien Joly] Bien sĂ»r, on prĂ©cise que le systĂšme d'IA ne sait pas ce qu'il produit. Ce sont grosso modo des statistiques par rapport aux descriptions des images qu'il perçoit. Il sait que, statistiquement, par exemple, un mot va venir aprĂšs tel autre, un pixel va venir aprĂšs tel autre : c'est un algorithme. Ça peut poser des problĂšmes sur les bases de donnĂ©es dans lesquelles il puise, parce que ces bases de donnĂ©es sont constituĂ©es d'images dont il n'a pas forcĂ©ment les droits, en tout cas dont les entreprises qui gĂšrent ces IA n'ont pas forcĂ©ment les droits. Elles peuvent mĂȘme contenir des images personnelles, voire couvertes parfois par le secret mĂ©dical. C'est bien ça ?
[StĂ©phanie Le Cam] C'est tout Ă  fait ça, c'est-Ă -dire que comme il n'y a pas de transparence sur les bases de donnĂ©es qui nourrissent ces intelligences artificielles, on peut y trouver des images qui sont libres de droit (parce qu’associĂ©es Ă  des licences Creative Commons, leurs auteurs n'ont pas voulu par exemple s'approprier ces droits et laissent aux utilisateurs la possibilitĂ© d'en faire un usage), on peut y retrouver aussi des images qui sont tout simplement dans le domaine public puisqu'elles ne sont plus protĂ©gĂ©es au titre du droit de la propriĂ©tĂ© intellectuelle. Et puis on a effectivement tous ces contenus qui sont encore protĂ©gĂ©s au titre du droit de la propriĂ©tĂ© intellectuelle et qui nourrissent ces bases de donnĂ©es en vue, Ă©ventuellement, d'inspirer, saisir, pour gĂ©nĂ©rer d'autres contenus. Donc, finalement, comme il n'y a pas de transparence, on ne sait pas vraiment avec quoi elles se nourrissent, mais elles se nourrissent probablement, c’est mĂȘme certain, d'Ɠuvres protĂ©gĂ©es au titre du droit de la propriĂ©tĂ© intellectuelle.

[Julien Joly] TrĂšs bien. Alors, Thomas Fouchault, je me tourne vers vous, vous ĂȘtes Ă©diteur. Qu'est ce qui est inquiĂ©tant dans les systĂšmes d'IA selon vous ? Pour quelles raisons (on peut en citer plusieurs) faudrait-il les rĂ©guler ?
[Thomas Fouchault] Ce qui est assez compliquĂ© avec les IA, on peut facilement faire le parallĂšle avec des machines-outils. C'est-Ă -dire qu’une intelligence artificielle peut permettre d'abattre un travail incroyable sur la crĂ©ation d'un texte. Tout le souci, c'est que, un, c'est basĂ© sur des Ă©lĂ©ments qui sont pillĂ©s ailleurs et, deux, c'est la valeur qui est “libĂ©rĂ©e” par ce gain de productivitĂ©, il faut voir comment ça se partage. CĂŽtĂ© Ă©diteur, ma vision, c'est qu'on est face Ă  un gros problĂšme de dĂ©ontologie, c'est-Ă -dire est-ce qu’il est acceptable de publier des Ɠuvres qui sont crĂ©Ă©es grĂące Ă  des IA, de la mĂȘme maniĂšre que dans le secteur de la mode, par exemple, puisqu'on qu'on peut se demander s’il est acceptable de vendre des T-shirts qui ont fait trois fois le tour de la terre pour en arriver lĂ , en s'appuyant sur l'explication de la misĂšre ailleurs. C'est le parallĂšle qui est un peu gros, je l'admets, mais on peut quand mĂȘme tirer des liens entre les deux. Le souci que je vois par rapport Ă  ça, c'est qu’on est aussi en train de s'attaquer Ă  la base de l'industrie du livre. De base, ce qui fait la valeur de l’industrie du livre, c'est la valorisation de la propriĂ©tĂ© intellectuelle, parce que tel auteur a crĂ©Ă© une Ɠuvre qui est protĂ©gĂ©e. Dans ce cas-lĂ , l'Ă©diteur va le payer pour obtenir les droits de le publier et d'en faire quelque chose, les droits peuvent se racheter, et ainsi de suite. Si on s'attaque Ă  ce pilier lĂ , dans le sens oĂč l'Ɠuvre crĂ©Ă©e par l'auteur n'a plus beaucoup de valeur parce qu'en fait, une fois qu'elle est lancĂ©e, on peut trĂšs bien avoir une IA qui va pomper ce qui a Ă©tĂ© crĂ©Ă© et ça sape tout l'ensemble. A partir de lĂ , si on change, si on s'attaque Ă  la base de la pyramide du monde de l'Ă©dition, ça pose un petit problĂšme et on est concrĂštement face au risque d'avoir un gros far-west s’il n’y a pas de rĂ©gulation. Le truc qui m'inquiĂšte, en tant que consommateur Ă©galement, c'est que, sur ce modĂšle-lĂ , c'est difficile de faire confiance Ă  la loi du marchĂ©, parce que les consommateurs voient un produit final. Ils ne vont pas forcĂ©ment se poser la question de comment ça a Ă©tĂ© produit et dans quelles conditions. Si on laisse les choses se faire, les Ă©diteurs peu scrupuleux vont utiliser ces outils pour faire des Ɠuvres beaucoup moins cher et aprĂšs, ça va faire des ravages parmi tous les autres.

[Julien Joly] Si on regarde ne serait-ce que sur Amazon, rĂ©cemment on s'est rendu compte qu'il y avait beaucoup de livres qui Ă©taient Ă©crits Ă  l'aide d’une IA, ou mĂȘme complĂštement par une IA, comme ChatGPT. On a pu voir des exemples de livres pour enfants qui Ă©taient gĂ©nĂ©rĂ©s en quelques minutes. Est-ce que, au-delĂ  de ces ouvrages, qui tiennent plutĂŽt de l'auto-Ă©dition, les Ă©diteurs professionnels reçoivent des manuscrits qui sont clairement Ă©crits Ă  l'aide d'un robot conversationnel, pour faire simple ?
[Thomas Fouchault] On n'a pas eu cette malchance, heureusement. Mais je sais que cette annĂ©e, il y a notamment un Ă©diteur, que je connais qui, pour un concours de textes, a reçu un texte qui a Ă©tĂ© clairement crĂ©Ă© avec ChatGPT. Donc ça commence. Maintenant, ce qui est bien, c'est qu’il y a des outils qui permettent de dĂ©terminer si ça a Ă©tĂ© crĂ©Ă© grĂące Ă  l'intelligence artificielle ou pas, ce qui permet dĂ©jĂ  de faire un peu la distinction. Mais lĂ -dessus aussi, je pense que OpenAI a un coup d'avance sur l'ensemble et c'est difficile de mettre les bons outils en face pour contrecarrer l'avancĂ©e des IA. Et si on n'a pas une action plus globale au niveau de la rĂ©gulation des accords au sein de la profession, on va avoir du mal Ă  endiguer ce grand mouvement qui arrive.

[Julien Joly] Alors, juste avant de passer la parole, j'ai regardĂ© un petit peu les livres qui Ă©taient vendus sur Amazon, crĂ©Ă©s par ChatGPT, c'est des manuels techniques assez simples, des livres pour enfants, qui ne cassent pas trois briques. Est-ce que, dans l'avenir, on risque de voir apparaĂźtre des livres gĂ©nĂ©rĂ©s par IA qui ont un vrai intĂ©rĂȘt pour le lecteur, qui nous entraĂźnent ou qui font semblant de nous entraĂźner dans une histoire, ou est-ce que c'est surtout un risque d'avoir un afflux de manuscrits qui parasite le travail de l'Ă©diteur ?
[Thomas Fouchault] L'afflux de manuscrits, clairement, ça peut arriver, mais comme on a des outils anti-spam, peut-ĂȘtre qu'on aura aussi des outils anti ChatGPT qui font dĂ©jĂ  un peu baisser la pile de manuscrits. Sur la question des textes, je pense qu’il faut faire la distinction entre, d'un cĂŽtĂ©, ce qui relĂšve de la littĂ©rature, et de l’autre cĂŽtĂ© ce qui relĂšve du livre pratique ou de tous les autres champs de l'Ă©dition et qui ne demande pas
 enfin, il demande forcĂ©ment de la crĂ©ation, de la crĂ©ativitĂ© dans la conception de l'ouvrage, mais qui, dans le contenu, peut facilement ĂȘtre repris d'ailleurs. Et finalement, je pense que c’est plutĂŽt cet autre secteur, du livre pratique, de l'essai, de la biographie qui est le plus exposĂ© Ă  l'intelligence artificielle, parce que c'est lĂ  oĂč c'est le plus simple de laisser la machine faire. AprĂšs, on reçoit un manuscrit, on en fait quelque chose. D'ailleurs j'ai oubliĂ© de l’évoquer tout Ă  l'heure, mais le plus gros risque pour moi, c'est surtout une tĂącheronnisation du boulot d'auteur et un gros bouleversement de l'Ă©dition, plutĂŽt vers le mode de la programmation. Je m’explique. Aujourd'hui, les Ă©diteurs, ce qu’ils s'arrachent, ce sont les bons auteurs, qui puissent crĂ©er de bonnes histoires, c’est un mĂ©tier complexe, ça se rĂ©munĂšre. Ça se rĂ©munĂšre aujourd'hui peut-ĂȘtre pas autant que ça devrait, mais c'est ça qui crĂ©e la valeur. Demain, si jamais on a ces algorithmes qui permettent de crĂ©er une premiĂšre base, un premier jet qui est solide, qui a besoin d'ĂȘtre retravaillĂ©, mais qui existe, imaginez un peu ! En fait, les Ă©diteurs, ce qu’ils vont chercher, ce n'est pas d'avoir des bons auteurs, mais d’avoir des bons dĂ©veloppeurs, qui savent crĂ©er les bons prompts, adaptĂ©s comme il faut Ă  la machine pour que ça sorte le meilleur premier jet possible. AprĂšs, ils ne vont pas forcĂ©ment s'embĂȘter, ils vont aller sur Malt, ils vont aller sur des plateformes de freelance pour trouver des auteurs qui ont faim, parce que les auteurs ont faim et auront encore plus faim dans ce systĂšme-lĂ , pour juste reprendre ce premier jet, le retravailler un peu de maniĂšre que ce soit publiable, et ils seront payĂ©s au lance-pierre, encore plus qu'aujourd'hui.
[Julien Joly] Ce qui se fait dĂ©jĂ , je crois, un petit peu, mais pas en mode industriel, bien sĂ»r. Est-ce qu’il arrive parfois que l'on demande Ă  des auteurs confirmĂ©s de retravailler le premier jeu d'un auteur peut-ĂȘtre un petit peu moins bon ?
[Thomas Fouchault] Je n'en ai pas entendu parler, mais ça m'étonnerait pas que ça existe.

[Julien Joly] Alors le phĂ©nomĂšne que l’on voit pour l'Ă©crit est le mĂȘme en matiĂšre d'image. Je prends l'exemple d’Adobe Stock, qui accepte les images gĂ©nĂ©rĂ©es par l’IA, ou du moins qui le faisait quand j'ai fait ma revue de presse, parce que je ne vous cache pas que c'est un sujet qui Ă©volue Ă©normĂ©ment. Ces images sont tellement nombreuses que les auteurs humains ont tendance Ă  disparaĂźtre sous cette masse, et ce mĂȘme si leur travail est de meilleure qualitĂ©. L'auteur humain en devient invisible. Anouck Faure, je me tourne vers vous. Quel est l'impact pour les dessinateurs ?
[Anouck Faure] Bonjour, dĂ©jĂ  ! [rire] C'est vrai que comme vous le disiez, c'est un phĂ©nomĂšne qui est tellement nouveau et qui change tellement vite. Je me rappelle qu’il y a encore quelques semaines, tout le monde se marrait sur Internet des mains gĂ©nĂ©rĂ©es par Midjourney, typiquement, avec vingt-six doigts, parfois les personnages ont trois bras
 et avec les derniĂšres mises Ă  jour, ce n’est dĂ©jĂ  plus le cas et ça change trĂšs, trĂšs vite. Il y a des lois qui passent aussi aux Etats-Unis, donc c'est vraiment difficile de se projeter sur quelle est la menace pour les illustrateurs, pour les artistes en gĂ©nĂ©ral. J'ai l’impression que dans un premier temps, potentiellement, la menace touchera plutĂŽt les artistes dĂ©butants qui cherchent des petits projets pas trĂšs chers pour se lancer, par exemple dans la petite Ă©dition, oĂč on est moins bien payĂ©. Ces projets, qui permettent justement de se lancer et de se faire la main et de commencer Ă  se faire connaĂźtre, seront plus facilement phagocytĂ©s par les IA, parce que les petits Ă©diteurs seront plus tentĂ©s de prendre des projets vraiment pas chers en ayant un dĂ©veloppeur qui va gĂ©nĂ©rer toutes les couvertures dans tous les styles qu'on veut, plutĂŽt que de payer des illustrateurs qui ne sont pas encore confirmĂ©s. Je pense que, pour l'instant, pour les artistes dĂ©jĂ  installĂ©s, avec une patte vraiment marquĂ©e, le public, de toute façon, continuera Ă  vouloir les projets de ces personnes, Ă  voir leur travail. Ces gens-lĂ  ne sont pas menacĂ©s dans l'immĂ©diat. Pour moi, la menace Ă  moyen terme, c'est que, finalement, les gens riches ou qui sont un dans un milieu familial favorisĂ© pourront se permettre de devenir artistes, parce qu'ils auront le temps de se dĂ©velopper artistiquement, d’avoir une patte technique trĂšs affirmĂ©e, un style graphique affirmĂ©, avant de commencer Ă  faire des projets rĂ©munĂ©rĂ©s. Par contre, les petits Ă©tudiants en Ă©cole d'art, qui n’ont pas de revenus, ne vont pas pouvoir avoir ce temps Ă  disposition en n'Ă©tant pas rĂ©munĂ©rĂ©s, ils seront en concurrence directe avec les IA et vont devoir aller faire autre chose. Pour moi, c'est un peu la premiĂšre menace.
[Julien Joly] Est-ce que pour un illustrateur, des tĂąches comme crĂ©er une couverture pour un livre, faire des choses qui ne sont pas forcĂ©ment dans ses projets artistiques Ă  lui, qui sont plus des boulots de commande, des boulots alimentaires, c'est une grosse partie de son revenu qui peut ĂȘtre menacĂ© par les IA ?
[Anouck Faure] Je pense que ça dĂ©pend complĂštement des artistes. Dans mon entourage, je connais des artistes qui ne font que de la commande, et c'est vraiment ce qui les intĂ©ressent. D'autres qui font un peu de commande et beaucoup de projets personnels, d’autres qui ne font que des projets personnels. Moi, on va dire que c'est moitiĂ©-moitiĂ©, par exemple, et je tends Ă  aller vers des projets personnels de plus en plus, mais oui, ça peut reprĂ©senter clairement une somme assez importante. Mais au-delĂ  de l'aspect pĂ©cunier, ça reprĂ©sente aussi un intĂ©rĂȘt. De mon point de vue, en tant qu'artiste, faire des projets de commande, ça permet aussi de sortir parfois de sa zone de confort, d'interagir avec un Ă©diteur qui va avoir un regard graphique. Travailler avec cet Ă©change, c'est vachement nourricier en fait. Un des “problĂšmes” que je vois dans l'IA, c'est son immĂ©diatetĂ©. Pour moi, ce qui fait l'art aussi, c'est justement tout le travail qui va se passer en intĂ©rieur. Le travail qu'on ne va pas forcĂ©ment voir, les milliers de croquis, le temps qu'on passe Ă  regarder, Ă  mĂ»rir les choses en intĂ©rieur, et c'est ça qui va faire qu’un illustrateur qui fait une couverture, ou des illustrations intĂ©rieures, ou une oeuvre, va proposer finalement non pas juste une image finale, mais un regard qui va orienter la façon dont le lecteur, par exemple, va recevoir un livre et va le percevoir. Ça, une IA ne va pas le faire. Elle va proposer l'image la plus prĂ©-mĂąchĂ©e possible, la plus banale possible sur un sujet donnĂ©, et c'est une sorte de centralisation de la crĂ©ativitĂ©, oĂč tout va ĂȘtre un peu pareil. C'est aussi cette perte de diversitĂ©, potentiellement, qui est inquiĂ©tante.
[Julien Joly] C'est intĂ©ressant que vous souligniez que les petits travaux de commande qui pourraient ĂȘtre pris par l’IA, ce n'est pas seulement un risque pĂ©cuniaire, ça fait partie de la vie intĂ©rieure de l'artiste. Comme vous dites, pour sortir de sa zone de confort, l'artiste est lĂ©sĂ© aussi sur ce champ-lĂ . Effectivement, vous soulignez que lorsqu'un artiste est connu, reconnu, les gens veulent sa patte. J'ai vu un exemple (je crois que c'est sur la Ligue des auteurs justement) qui Ă©tait assez inquiĂ©tant en ce sens. Il me semble que c'est sur le site NightCafe, on peut voir que le nom d'un auteur français, Jean-Baptiste Monge, a Ă©tĂ© utilisĂ© plus de 390 000 fois, sans doute plus depuis, pour crĂ©er des images dans son style, comme si les gens se disaient : “J'aime bien ce qu'il fait”, ou “J'aime bien ce que fait Moebius, je veux plus d'images dans ce style”. Donc, en fait, on arrive Ă  un moment oĂč mĂȘme des gens qui ont un style trĂšs unique sont menacĂ©s, parce que leurs fans veulent encore plus de ce style unique, sans penser Ă  l'auteur qui est derriĂšre ça.
[Anouck Faure] Ça, je n’y crois qu'Ă  moitiĂ©, entre guillemets. Je vais utiliser une anecdote pour raconter. Quand j'Ă©tais en Ă©cole d'art, un gros Ă©diteur est venu parler Ă  notre classe. Il nous a expliquĂ© que, dans ses dossiers d’illustrateurs, il avait le gros nom connu, mettons Jean-Baptiste Monge pour rester sur cet exemple. Et aprĂšs, il avait des sous-dossiers qui Ă©taient les simili Jean-Baptiste Monge, quand il voulait faire un projet moins cher et qu'il n'allait pas pouvoir payer Jean-Baptiste Monge, mais qu'il voulait toucher ce public-lĂ . C’est-Ă -dire, il y avait dĂ©jĂ  un peu cela, on faisait dĂ©jĂ  des projets moins chers, genre “Je voudrais un truc qui fasse un peu Moebius, mais je peux pas me payer Moebius, donc je vais prendre un gars qui a Ă©tĂ© inspirĂ© par Moebius”. Cette rĂ©alitĂ© existait dĂ©jĂ  et malgrĂ© tout, il pourrait y avoir 20 000 faux Jean-Baptiste Monge, les gens voudront toujours aussi le travail que produira l’original, parce que l'IA pourra imiter ce qu’il fait dĂ©jĂ , mais elle pourra pas imiter ce qu'il va faire dans l'avenir et comment son travail va Ă©voluer.

[Julien Joly] Le Canada Dry du Jean-Baptiste Monge. Merci Anouck Faure, je rappelle que vous ĂȘtes plasticienne, illustratrice, autrice. Je me tourne Ă  prĂ©sent vers Yann Basire. Non seulement les IA gĂ©nĂ©ratives viennent se porter en concurrence directe des ayants droit des Ɠuvres, mais en plus elles commettent des actes de contrefaçon. Est-ce qu'on peut parler de contrefaçon, vous qui ĂȘtes un spĂ©cialiste du droit des marques ?
[Yann Basire] Est-ce que je peux revenir aussi sur quelques Ă©lĂ©ments qui ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s prĂ©cĂ©demment ? Puisque c'est vrai qu'on parle beaucoup d’IA, on pourrait peut-ĂȘtre aussi se tourner vers la salle et savoir est-ce que certains dans la salle ont dĂ©jĂ  utilisĂ© des IA pour voir un peu comment ça fonctionnait ? Parce que c'est vrai que le fonctionnement est quand mĂȘme assez incroyable. Vous l'avez dit, on peut crĂ©er quelque chose en l'espace de quelques minutes, 10 minutes. On peut avoir un sondage Ă  main levĂ©e ? Qui a dĂ©jĂ  utilisĂ© Midjourney ou ChatGPT ? VoilĂ , la lumiĂšre arrive
 Effectivement, nous sommes foutus ou vous ĂȘtes foutus ! Vous avez vu avec quelle facilitĂ© on peut utiliser ces intelligences artificielles. On peut crĂ©er effectivement des images en l'espace de quelques minutes. Vous avez vu, avec Midjourney, vous avez les prompts, vous donnez des indications, quatre images arrivent et ensuite vous pouvez essayer d'affiner cela et vous pouvez avoir plusieurs itĂ©rations afin d'avoir le rĂ©sultat final. J'aimerais simplement revenir sur un point qui me semble essentiel, qui purement technique, et vous l'avez Ă©voquĂ© tout Ă  l'heure. Les commandes auxquelles vous ĂȘtes confrontĂ©e vous permettent de progresser, d'exercer un nouveau style, d'aller plus loin. L'intelligence artificielle, elle, marche en vase clos. ConcrĂštement, elle fonctionne uniquement par rapport Ă  ce qui existe et donc elle n'Ă©voluera pas. Elle Ă©voluera uniquement si des auteurs humains Ă©voluent. ça, il faut vraiment en avoir conscience, c'est-Ă -dire qu'on a non seulement une paupĂ©risation potentielle, et plus que potentielle, pour les auteurs, mais il y a aussi une paupĂ©risation d'un point de vue purement artistique, puisqu’il y a une normalisation. L'intelligence artificielle n’extrapole pas, elle extrapolera uniquement s’il un bug, ça il faut en avoir conscience, et le bug, malheureusement, c'est quand mĂȘme pas ce qu'on recherche avec l'intelligence artificielle. Ensuite, pour revenir Ă  la question de la contrefaçon, Ă©videmment, StĂ©phanie l'a Ă©voquĂ©, quand on parle de donnĂ©es, ces intelligences artificielles brassent des millions, des milliards de donnĂ©es. Les donnĂ©es, c'est pas juste un nom, c'est pas juste si vous ĂȘtes malade, c'est pas juste je ne sais quoi. C'est Ă©videmment, comme StĂ©phanie l'a rappelĂ©, des Ɠuvres de l'esprit. Et la question qui se pose concrĂštement, c'est : “Est-ce que, premiĂšrement, on peut utiliser ces Ɠuvres de l'esprit dans les bases de donnĂ©es ? Est-ce qu'on peut brasser toutes ces Ɠuvres de l'esprit librement pour arriver Ă  une nouvelle Ɠuvre, si tant est que l'on puisse parler d'Ɠuvre de l'esprit avec ce qui est gĂ©nĂ©rĂ© par intelligence artificielle” ? Au-delĂ  du brassage des donnĂ©es, l’autre question qui va se poser est : “Est-ce que le rĂ©sultat final est lui aussi contrefaisant” ? Donc, il y a deux aspects : il y a un aspect en amont et puis il y a l’aval. Pour rĂ©pondre Ă  la question, peut-ĂȘtre le plus simple, c’est en aval, le rĂ©sultat final. Oui, le rĂ©sultat final peut constituer une contrefaçon. Pourquoi ? Parce que le rĂ©sultat final ressemble fortement Ă  quelque chose qui existe dĂ©jĂ . Alors, vous l'avez expliquĂ©, on est sur des algorithmes, ça explose les Ɠuvres, ça pixelise, mais quand ça reforme quelque chose, la reformation de cette nouvelle Ɠuvre, gĂ©nĂ©rĂ©e par l'intelligence artificielle, peut reproduire ou imiter quelque chose qui existe dĂ©jĂ .
[Julien Joly] Je me permets de vous couper pour prĂ©ciser qu’il ne s'agit pas seulement de reproduire des Ɠuvres ou de s'inspirer d'Ɠuvres. Je me suis amusĂ© Ă  faire une Tortue Ninja vu par le Caravage et un style Caravage. On peut aussi, sous Midjourney en tout cas, reproduire des visages d'acteurs connus. Je peux trĂšs bien demander Harrison Ford dans le Seigneur des anneaux, et ça montrerait une tĂȘte qui ressemble vraiment Ă  Harrison Ford, surtout s'il y a beaucoup d'images qui ont Ă©tĂ© entrĂ©es dans la base de donnĂ©es. Quand un film hollywoodien reproduit en images de synthĂšse un acteur, celui-ci est censĂ© toucher de l'argent dessus, en tout cas ses ayant-droits, si je ne dis pas de bĂȘtises. Quand il s'agit de Midjourney, par contre, visiblement, il n’y a pas de problĂšme. On est aussi face Ă  la reproduction de visages cĂ©lĂšbres.
[Yann Basire] LĂ , c’est du droit Ă  l'image, on n’est pas sur de la contrefaçon. Vous l’avez Ă©voquĂ© ! Toutes ces reproductions d'Emmanuel Macron en train de manger de la choucroute, de ramasser les poubelles, etc., ça pose une question en terme de droit Ă  l'image. Ce n'est pas uniquement la question des auteurs, c'est l'intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, c'est l'intĂ©rĂȘt public. On est tous touchĂ©s par cela. C'est-Ă -dire que lorsque vous mettez une photo sur Facebook, Twitter (c'est un peu has been, Facebook, excusez-moi, c'est une question d'Ăąge), Instagram, TikTok ou autre, il faut avoir conscience que ces donnĂ©es seront rĂ©utilisĂ©es et que, potentiellement, vous pouvez avoir votre visage qui ressort via Midjourney ensuite. C'est une rĂ©alitĂ©. Au-delĂ  de la contrefaçon, vous avez des problĂ©matiques de droit Ă  l'image.
[Julien Joly] TrÚs bien, je vous garde un petit peu et aprÚs on repassera à Stéphanie Le Cam. Est-ce que vous pensez, Yann Basire, aujourd'hui, qu'une régulation mondiale de l'IA est possible ? Est-ce que nous sommes bien armés face à ce phénomÚne ?
[Yann Basire] RĂ©gulation mondiale, non [rire] ! Ou alors on rentre dans la science-fiction. J'ai regardĂ© Premier contact il y a peu de temps, oui, on a vu une rĂ©gulation mondiale pour essayer de parler Ă  des extraterrestres. Mais lĂ , non ! RĂ©gulation mondiale, c'est parfaitement illusoire. Quand on parle de propriĂ©tĂ© intellectuelle, de droits d'auteur, on est sur des droits qui sont par essence territoriaux. Éventuellement, nous, ce qu'on peut envisager c’est une rĂ©gulation au niveau français et plus largement au niveau de l'Union EuropĂ©enne. D'ailleurs, il y a un rĂšglement sur la rĂ©gulation de l'intelligence artificielle qui est en projet. La question de la propriĂ©tĂ© intellectuelle est complĂštement mise de cĂŽtĂ©. Pourquoi ? Parce que, il y a quelques annĂ©es de cela, on a eu une directive sur le droit d'auteur dans le marchĂ© numĂ©rique. Donc, on part du principe que tout a Ă©tĂ© bien rĂ©gulĂ©, c'est dĂ©jĂ  fait, on ne va pas y revenir. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Et je vais revenir Ă  cette problĂ©matique d’en amont : ce brassage des donnĂ©es, concrĂštement, est autorisĂ©. Ça, il faut en avoir conscience. On n'est pas dans le far-west. Vous avez une exception qui s'appelle le data mining, c'est la fouille de donnĂ©es. Cette fouille de donnĂ©es est possible lorsqu'on s'inscrit dans une logique de recherche publique. Bon, la question, c'est oĂč on place le curseur sur la recherche publique, et puis surtout, la recherche publique, aprĂšs, qu'est-ce qu'elle fait de ces donnĂ©es si, par extraordinaire, elle signe des contrats avec des opĂ©rateurs privĂ©s ? Et puis, vous avez un autre volet dans cette exception de datamining : c'est possible de fouiller les donnĂ©es, mais on offre la possibilitĂ© aux personnes qui le souhaitent de procĂ©der Ă  un opt-out et de retirer les donnĂ©es qui sont brassĂ©es. Bon, l'opt-out, il faut ĂȘtre plus que le gĂ©nie de la lampe pour pouvoir tout retirer. ConcrĂštement, vous prenez un auteur. MatĂ©riellement, il ne va pas pouvoir retirer et demander le retrait des donnĂ©es qui le concernent, en tout cas de ses Ɠuvres de l'esprit qui sont brassĂ©es. Donc une rĂ©gulation europĂ©enne me semble indispensable. Il est indispensable que le lĂ©gislateur europĂ©en se saisisse de cette question. Il y a un gros exercice de lobbying Ă  opĂ©rer, la Ligue s'y attache. Au niveau europĂ©en, sauf erreur de ma part, il y a d'autres syndicats qui travaillent dessus pour essayer de sensibiliser le lĂ©gislateur europĂ©en, pour essayer de revenir sur cette exception de datamining, qui est sans doute mal ficelĂ©e, en tout cas inadaptĂ©e aux auteurs.

[Julien Joly] Effectivement la rĂ©flexion du lĂ©gislateur est parfois plus lente que les progrĂšs de l'IA. StĂ©phanie Le Cam, si l'Europe serre la vis sur l'IA, qu'est ce qui se passera si, par exemple, les États-Unis, la Chine ou la Russie, au contraire, dĂ©brident ? Est-ce qu'on va se retrouver avec une espĂšce de monde Ă  deux vitesses concernant l'IA, qui, on l'a bien vu sur Internet, passe facilement les frontiĂšres ?
[StĂ©phanie Le Cam] C'est vrai que ça mĂ©rite peut-ĂȘtre de revenir sur ce contexte. Pour rebondir sur ce que vient de dire Yann, en 2019, quand le lĂ©gislateur europĂ©en dĂ©cide justement d'organiser cette exception de fouille de donnĂ©es, il faut savoir qu’à la table des concertations, personne n'a aucune idĂ©e de ce que, potentiellement, ça peut gĂ©nĂ©rer comme consĂ©quences, notamment les IA gĂ©nĂ©ratives qui, finalement, nous font peur seulement depuis juillet 2022, depuis que Midjourney est arrivĂ©. Avant on s'en fichait un peu. Il y avait Craiyon qui faisait des choses qui n’étaient absolument pas convaincantes. Ce n'Ă©tait pas qualitatif, donc ce n'Ă©tait pas important. Finalement, on prend conscience des consĂ©quences des IA seulement depuis un an, alors qu'on a lĂ©gifĂ©rĂ© il y a pratiquement quatre ans. Ça paraĂźt dingue, parce que ça veut dire qu'on a lĂ©gifĂ©rĂ© au moment oĂč on ne savait pas ce que ça pouvait avoir comme consĂ©quence. Ça, c'est un premier point. Aujourd'hui, on est vraiment dans des groupes de pression pour essayer de dire Ă  l'Union EuropĂ©enne : “Revoyez votre copie, cette directive n'a pas de sens en l'Ă©tat actuel des choses”. Ce qui s'est passĂ©, c'est que le 31 mars dernier, par la voix du commissaire Thierry Breton, la Commission europĂ©enne a expliquĂ© que
 bien non, tout va bien, c'est parfait, la directive assure un parfait Ă©quilibrage entre la protection des droits des titulaires, d'un cĂŽtĂ©, et la possibilitĂ© de dĂ©velopper tous ces projets par le biais d'intelligences artificielles de l'autre. Et puis, en plus, il y a cet opt-out qui fait que les auteurs, s'ils ne sont pas contents qu'on utilise leur contenu, ils n'ont qu'Ă  retirer leur consentement, tout va bien. Ça veut dire qu’il y a Ă  peine un mois, on reçoit quand mĂȘme de la Commission europĂ©enne un message trĂšs clair : elle ne bougera pas. Dans le projet de rĂšglement europĂ©en qui va arriver, il n'est pas question de parler des droits de la propriĂ©tĂ© intellectuelle. La raison qui nous a Ă©tĂ© donnĂ©e par, notamment les reprĂ©sentants du ministĂšre de l'Ă©conomie actuellement, c'est : “Attention, il faut que l'Union EuropĂ©enne et la France restent compĂ©titives en matiĂšre d'intelligence artificielle, vis-Ă -vis de nos amis amĂ©ricains et vis-Ă -vis de nos amis chinois qui avancent Ă©videmment trĂšs, trĂšs vite sur ces intelligences artificielles”. Alors, qu'est-ce qui se passe ? Actuellement, on se dit : “VoilĂ , peut-ĂȘtre la seule voie possible (et c'est ce qu'on entend en tout cas en off) c'est d'investir dans des intelligences artificielles made in France ou made in Europe, qui fonctionneraient sur la base du respect, en tout cas, ce serait un peu plus respectueux des droits de la propriĂ©tĂ© intellectuelle”. Bref, on va investir sur notre propre intelligence artificielle. Moi, ça m'interpelle quand mĂȘme en tant que citoyenne du monde. Quand j'entends Ă  PĂ©kin, il n'y a pas trĂšs longtemps, c'Ă©tait le 11 avril, que dans le projet de rĂ©gulation, il y a justement cette idĂ©e d'utiliser les intelligences artificielles pour renforcer la protection des valeurs fondamentales du socialisme chinois, je me dis : “TrĂšs bien, dans ce cas, ça veut dire que si on fait nos propres intelligences artificielles, made in France, il va falloir qu'elles aient des valeurs fondamentales, par lesquelles elles vont ĂȘtre guidĂ©es, par lesquelles on va les dresser”. Et moi, actuellement, en tant que française, je me demande quelles sont les valeurs fondamentales de la France. Peut-ĂȘtre est-ce [rire], sont-ce celles
 en tout cas, surtout en ce moment dans le contexte politique actuel extrĂȘmement conflictuel qu'on traverse, je m'interroge et je m'inquiĂšte en rĂ©alitĂ©.
[Julien Joly] Verra-t-on encore Emmanuel Macron sortir des poubelles sur Midjourney ?
[StĂ©phanie Le Cam] En tout cas, c'est peut-ĂȘtre les valeurs fondamentales de la France que de voir notre prĂ©sident effectivement s'atteler Ă  des tĂąches qui
 Bon, on ne va pas rentrer dans ça. En tout cas, c’est une source d’inquiĂ©tude.

[Julien Joly] StĂ©phanie Le Cam, je rappelle que vous ĂȘtes directrice gĂ©nĂ©rale de la Ligue des auteurs professionnels, donc syndicat des auteurs et autrices du livre. Yann Basire, vous souhaitez ajouter quelque chose ?
[Yann Basire] Juste pour vous expliquez, vous montrer peu comment les choses peuvent se passer. Il y a 23 ans de cela, on a adoptĂ© une directive qui s'appelle la directive e-commerce. Quel Ă©tait le concept ? C'Ă©tait de dĂ©responsabiliser les acteurs du numĂ©rique, ce qu'on appelle les hĂ©bergeurs. Vous les connaissez tous. Aujourd'hui, c'est Amazon, c'est Google, etc. 23 ans aprĂšs, qu'est-ce qui se passe ? 22 ans aprĂšs, puisque le DSA a Ă©tĂ© adoptĂ© en 2022, on adopte une nouvelle directive, le Digital Service Act, ou rĂšglement, je ne sais plus si c’est une directive ou un rĂšglement, pour chercher Ă  responsabiliser les GAFAM. Donc, ça serait quand mĂȘme bien qu'on n'attende pas une vingtaine d'annĂ©es pour rĂ©aliser que la problĂ©matique “intelligence artificielle” nĂ©cessite d'ĂȘtre traitĂ©e maintenant et qu'il y a un problĂšme par rapport aux auteurs. Le temps du lĂ©gislateur, malheureusement, ne correspond pas au temps des acteurs Ă©conomiques.

[Julien Joly] Merci Yann Basire. Je passe la parole Ă  Thomas Fouchault. On voit qu'effectivement, d'un point de vue juridique, il y a Ă©normĂ©ment de complications sur ce problĂšme et que des choses sont en train d'ĂȘtre faites. Est-ce qu'il y a des procĂšs actuellement dans le monde, des affaires judiciaires autour de l'IA ? Est-ce que des organisations internationales sont saisies du sujet, est-ce que des gouvernements se sont saisis du sujet ?
[Thomas Fouchault] Alors je vais parler sous l'Ɠil aguerri de StĂ©phanie sur ce sujet. Je sais qu'en Italie, il y a eu une suspension. Je ne sais pas si c'est un moratoire ou un bannissement total, pour utiliser Chat GPT.
[Julien Joly] Oui, parce qu'en Europe on a un truc qui s'appelle le RGPD et qui, apparemment, n'est pas passé sous le radar de nos amis italiens.
[Thomas Fouchault] Oui, ils ont Ă©tĂ© trĂšs vigilants, nos amis outre-alpins. À part ça, il y a plusieurs autres Ă©lĂ©ments que j'ai remarquĂ©s. J'ai vu passer un papier dans Le Monde, il n’y a pas longtemps, qui Ă©voquait la situation dans le jeu vidĂ©o. Des studios de jeux vidĂ©o avaient pris, je ne sais pas si c’est une charte de bonnes pratiques, mais en tout cas, qui refusaient d'utiliser des IA pour crĂ©er des produits finis dans le cadre de jeux vidĂ©o. À cĂŽtĂ© de ça, il y a un Ă©lĂ©ment qui est un peu plus important. C’est aux États-Unis, c'est la guilde des scĂ©naristes amĂ©ricains, donc la “Writers Guild of Scenarists” j'imagine, qui a lancĂ© un nouveau cycle de nĂ©gociations avec les producteurs dans lesquelles la question de l'utilisation ou non des intelligences artificielles pour crĂ©er les scĂ©narios va ĂȘtre discutĂ©e ou a Ă©tĂ© discutĂ©e. Je ne sais pas trop quel est l'Ă©tat actuel des Ă©changes. En tout cas, oui, c'est un sujet qui interpelle en Europe et au-delĂ  de l'Europe, preuve qu'il y a un problĂšme Ă  rĂ©soudre.

[Julien Joly] La question des images à bas coût n'est pas nouvelle. Effectivement, on est sur un processus d'industrialisation beaucoup plus avancé, mais il y avait déjà des banques d'images énormes, permettant d'avoir des photos pas forcément trÚs inspirées pour trÚs peu cher et dans lesquelles beaucoup se servaient déjà allÚgrement. Ces banques d'images commencent à s'inquiéter également que leurs stocks soient pillés par Midjourney et consorts, qui enlÚvent le watermark et qui les intÚgrent à leur soupe générative.
[Thomas Fouchault] Oui, et je pense que ces banques d'images vont faire partie des premiĂšres victimes directes de Midjourney et autre. Ceux qui utilisaient ces banques d’images, c'Ă©tait aussi des entreprises qui veulent illustrer un livre blanc ou leur site Internet, ou autre chose. Il faut s'imaginer le temps que ça peut reprĂ©senter de chercher la bonne image, la bonne personne qui fait le bon pouce levĂ© Ă  cĂŽtĂ© de sa tasse Ă  cafĂ©. PlutĂŽt que passer une demi-heure Ă  chercher les bonnes banques d'images, Ă  payer un euro cinquante pour avoir une image, demain, ils pourront juste faire leur petit prompt sur Midjourney, ils auront l'image directement accessible gratuitement. Et voilĂ , enfin, ils ne vont pas s'embĂȘter. Donc, oui, les banques d'images, je leur souhaite bonne chance. L'avenir n'est pas trĂšs glorieux.
[Julien Joly] Thomas Fouchault, vous ĂȘtes Ă©diteur, je vous pose la question qui est un peu naĂŻve, mais qu'est ce qu'on fait ? On interdit l’IA ?
[Thomas Fouchault] On ne peut pas l'interdire, elle est dĂ©jĂ  lĂ , on ne peut pas l'extirper, la bannir. Ce qu'il faut faire plutĂŽt, dans ma vision des choses, c'est prendre position. Comme je l'ai dit tout Ă  l'heure, on est face Ă  une question de dĂ©ontologie. C'est surtout sur les accords professionnels, pour dĂ©terminer ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas, qu'il faut pouvoir agir. Je pense que les pouvoirs publics ont aussi un levier d'action par la question du financement. Je ne sais pas si vous ĂȘtes au courant, mais par exemple, pour le financement des festivals par la Sofia ou le CNL, il y a une condition sur l'attribution des aides, qui est que les intervenants soient rĂ©munĂ©rĂ©s. Si les intervenants ne sont pas rĂ©munĂ©rĂ©s, ils n'ont pas forcĂ©ment toutes les aides qu’ils pourraient avoir, il y a une petite carotte. On pourrait trĂšs bien imaginer que demain, pour l'Ă©dition de livres, les Ă©diteurs, dont l'Ă©conomie repose beaucoup sur les aides du CNL pour produire un livre, pourraient avoir leurs aides conditionnĂ©es Ă  la non-utilisation de l'intelligence artificielle. C'est un Ă©lĂ©ment qui ne semble pas trĂšs compliquĂ© Ă  mettre en place, mais qui attaque directement lĂ  oĂč ça fait mal : le portefeuille. Si on peut converger dans cette direction, on aura dĂ©jĂ  fait un grand pas.

[Julien Joly] Anouck Faure, vous ĂȘtes illustratrice, artiste multitĂąche. Quelle est votre position sur ce sujet ?
[Anouck Faure] Pour revenir rapidement : ce n’est pas gratuit Midjourney, il faut payer un abonnement pour pouvoir utiliser les images, mais ça rĂ©munĂšre uniquement les crĂ©ateurs de Midjourney et pas du tout les artistes qui servent Ă  inspirer les images de Midjourney.
[Julien Joly] C’est important de le souligner.
[Anouck Faure] Ça pourrait d'ailleurs ĂȘtre une piste, d'imaginer un truc oĂč on arrive sur des bases de donnĂ©es qui sont contrĂŽlĂ©es, on sait d'oĂč viennent les images, et il y a une technique Ă  la Spotify oĂč, quand les images sont utilisĂ©es, il y a un reversement d’une partie de ces abonnements aux auteurs. Mais pour moi, ça ne me convainc pas trop, parce que ça ne rĂ©sout pas crĂ©ativement et artistiquement les problĂšmes que ça pose, ni idĂ©ologiquement. Il y a aussi la question de l'usage commercial et l'usage non commercial Ă  Ă©voquer. Beaucoup de gens utilisent des images gĂ©nĂ©rĂ©es par Midjourney pour, par exemple, illustrer leur blog, ou... Je pense, par exemple, aux gens qui font des jeux de rĂŽle, les maĂźtres du jeu qui vont gĂ©nĂ©rer une image avec Midjourney pour, par exemple, reprĂ©senter le paysage ou le personnage, PNJ, qui va apparaĂźtre dans le jeu de rĂŽle. Ça, c'est des usages de l'IA que je trouve non menaçants. Je sais que tous les auteurs, tous les artistes ne sont pas forcĂ©ment d'accord avec moi sur le sujet, parce qu’il reste malgrĂ© tout le fond d'une violation du droit d'auteur derriĂšre, mais c'est des usages que je trouve non menaçants. Peut-ĂȘtre qu’il y a aussi un point Ă  rĂ©flĂ©chir aussi sur cette question de qui utilise les IA et dans quel contexte ça peut ĂȘtre utilisĂ©. En tant qu'artiste, ce qui me questionne le plus, c'est vraiment cette idĂ©e de de normalisation de l'art. Une mĂ©taphore que je prends souvent, c'est que maintenant, on a tous des meubles Ikea qui sont tous pareils, plus personne n’a des meubles faits Ă  la main. Est-ce qu'on ne va pas arriver Ă  ça aussi, dans l’art ? Il y aura quelques trĂšs, trĂšs riches qui auront des Ɠuvres d'art originales, faites Ă  la main, uniques, et les autres gens auront tous des couvertures Ikea. Je trouve que ce serait triste, l'art pour moi est vraiment le propre de l'homme, c'est vraiment cette particularitĂ©, exprimer son humanitĂ©, la diversitĂ© des regards. Je reviens souvent sur cette notion de regard. Le travail de l'illustrateur, c'est vraiment de proposer un regard sur le monde, ouvrir une perspective diffĂ©rente Ă  travers l'image. L'auteur, c'est la mĂȘme chose en fait. C'est vraiment entrer dans cette spĂ©cificitĂ© humaine qui nous Ă©chappe en tant qu'individu, pour s'ouvrir Ă  ce qu'est l'autre. Est-ce que ce n'est pas quelque chose qu'on perd totalement Ă  travers l’IA, parce qu'on arrive sur de la bouillie finalement ? Toutes les particularitĂ©s, une fois qu'on les mixe ensemble, finalement ça ne fait plus que du banal.
[Julien Joly] Est-ce que c'est ça finalement, la spĂ©cificitĂ© de l'artiste que l’IA ne pourra jamais lui voler ?
[Anouck Faure] On peut l’espĂ©rer. C'est trop difficile de se projeter. Mais de toute façon, je pense que
 sur le plan financier, c'est compliquĂ©. Peut-ĂȘtre que ça deviendra de plus en plus difficile d'ĂȘtre un artiste professionnel, de vivre de son art, mais les artistes en eux-mĂȘmes ne disparaĂźtront jamais, parce qu'il y aura toujours cette pulsion crĂ©ative qui habitera les humains. Des tonnes de gens font de l'art. Dans cette salle, il y a plein de gens qui font de l'art, qui Ă©crivent des livres, qui font des dessins et ils n’ont pas vocation Ă  en vivre, et peut-ĂȘtre mĂȘme qu’ils n'ont pas vocation Ă  ĂȘtre bons dans ce qu'ils font. En fait, on fait tous des choses artistiques sans avoir pour vocation de devenir un maĂźtre fabuleux dans ce qu'on fait. Je parle de la broderie, juste pour son plaisir, et ça, ça ne disparaĂźtra jamais.

[Julien Joly] Je vous remercie. Est-ce que quelqu'un veut ajouter quelque chose avant que nous passions aux questions du public ?
[Thomas Fouchault] Oui, peut-ĂȘtre un point qui est qu’aujourd'hui on parle, mais on ne sait pas trop de quoi l'avenir sera fait. On a dĂ©jĂ  eu beaucoup d'effets d'annonce, rappelez-vous les Google Glass ou l'Oculus Rift, tout ce genre de choses oĂč, sur le moment, on s'est dit que ça va rĂ©volutionner l'ensemble. On attend encore un peu la rĂ©volution ! Aujourd'hui, on ne sait pas si l'IA va vraiment avoir l'effet explosif qu'on attend. Mais pour autant, il est pertinent de faire attention et de se prĂ©munir potentiellement des dangers que ça peut ĂȘtre.

[Julien Joly] TrÚs bien, je vous remercie. Alors, je rappelle que nous avions autour de la table aujourd'hui Stéphanie Le Cam, de la Ligue des auteurs professionnels ; Anouck Faure, qui est plasticienne, illustratrice, autrice ; Yann Bazire, directeur du centre d'études internationales de propriété intellectuelle ; et Thomas Fouchault, éditeur, auteur, et élu à la Ligue des auteurs professionnels. Est-ce que, dans le public, quelqu'un a une question ? Je vois une main qui se lÚve déjà. Est-ce qu'on peut faire circuler le micro ?
[Public] Bonjour, je pense que c'Ă©tait trĂšs important d'avoir l'opinion des auteurs. Mais est-ce qu’on peut pas faire quelque chose aussi du cĂŽtĂ© de nous tous, les lecteurs, les consommateurs, les amoureux de l'imaginaire (je n'aime pas le mot “consommateur”). On est aussi acteurs dans cette lutte idĂ©ologique, carrĂ©ment, cette course Ă  l'IA. Est-ce que vous ne pensez pas qu’il y a un moyen de sensibiliser aussi le public, les gens qui aiment ce que vous faites tous? Je pense qu'il y a peut-ĂȘtre une partie de la rĂ©ponse par lĂ , pour nous tous. Qu’est-ce que vous nous conseillez de faire ?
[StĂ©phanie Le Cam] Merci beaucoup pour cette question trĂšs pertinente. Je pense que votre rĂŽle est effectivement essentiel lĂ -dedans. Vous avez un droit Ă  l'information. La premiĂšre chose que nous nous on propose, c'est qu’il y ait
 On avait dĂ©jĂ  Ă©voquĂ©, il y a plusieurs mois, avec Yann, dans le cadre d'un colloque organisĂ© Ă  l'AssemblĂ©e nationale, pratiquement au lendemain de ces premiĂšres IA gĂ©nĂ©ratives : on parlait de labellisation. C'est peut-ĂȘtre bĂȘte, mais finalement, on Ă©tait plutĂŽt sur de la labellisation “Made in” ou plutĂŽt “Fait par l'homme”, mais c'Ă©tait l'idĂ©e : “cette illustration est faite par un humain”. Peut-ĂȘtre qu’on pourrait faire l'inverse, exiger que tout ce qui est gĂ©nĂ©rĂ© par une IA soit estampillĂ© “GĂ©nĂ©rĂ© par IA”. Ça permettrait, par exemple, de forcer la presse Ă  ne pas recourir Ă  des illustrations gĂ©nĂ©rĂ©es par des IA, Ă  moins que le sujet qui est traitĂ© ait un rapport direct avec l'IA. Ça voudrait dire que, pour le lecteur, il y aurait une possibilitĂ© d'ĂȘtre mieux informĂ© et de choisir en fonction de ce qu'il a envie d'acheter, de dĂ©couvrir. C'est une premiĂšre piste.
[Yann Basire] En fait, le mĂ©canisme existe dĂ©jĂ . La labellisation, effectivement, on pourrait l'envisager avec la crĂ©ation de ce qu'on appelle une marque de garantie, une marque de certification type “Agriculture biologique” etc. Mais dans l'autre sens, ce que StĂ©phanie vient de rappeler, ça existe dĂ©jĂ  avec les photos qui sont photoshopĂ©es. Il y a une lĂ©gislation qui a Ă©tĂ© mise en place il y a quelques annĂ©es de cela et qui impose de mettre en avant le fait que la photo a Ă©tĂ© photoshopĂ©e. On pourrait parfaitement avoir une dĂ©marche similaire avec une Ɠuvre qui a Ă©tĂ© gĂ©nĂ©rĂ©e par une IA ou Ă  l'aide d’une IA. À voir comment les choses pourraient s'articuler, mais c'est parfaitement envisageable.
[Thomas Fouchault] Pour rebondir sur ce qui a Ă©tĂ© dit. Oui, le label, c'est une bonne idĂ©e pour informer sur le fait que ça a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par l'intelligence artificielle. Pour autant, je me mĂ©fie toujours un peu de l'impact potentiel de ces labels. L'information, c'est super, au moins l'information passe, c'est essentiel. AprĂšs, est-ce que le grand public va suivre ? C'est une autre question. Aujourd'hui dans la salle et, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, dans les festivals, on va dire que vous ĂȘtes des experts. Vous ĂȘtes dĂ©jĂ  un public qui est trĂšs investi dans ces questions-lĂ . Mais malheureusement, il y a 80% des lecteurs qui, eux, se posent beaucoup moins de questions, et je ne sais pas comment est-ce qu'on peut toucher et sensibiliser ces 80%, pour qu’eux aussi entrent dans ce mouvement.
[Anouck Faure] Je voudrais rebondir rapidement, c’est une question que je trouve trĂšs pertinente parce qu’actuellement, il y a dĂ©jĂ  des Ă©diteurs et des personnes qui utilisent l'IA et qui jouent sur ce flou et cette absence de rĂ©gulation. Je ne citerai pas de nom, mais j'ai vu des couvertures qui sont trĂšs clairement gĂ©nĂ©rĂ©es par Midjourney mais, quand on regarde sur la quatriĂšme de couverture, il y a Ă©crit un nom d'illustrateur. C’est en fait la personne qui a tapĂ© les prompts, mais personne ne va vĂ©rifier. Ils vont retourner et ils vont voir “Ah non, ce n’est pas Midjourney, c'est un illustrateur”. Il faut avoir un Ɠil aguerri pour reconnaĂźtre ces images-lĂ . Obliger Ă  ce que ce soit mentionnĂ©, ce serait dĂ©jĂ  un dĂ©but de solution.
[Yann Basire] Je comprends parfaitement ta crainte sur la question de la labellisation. Cela Ă©tant dit, ça peut rentrer dans les mƓurs, ça peut vraiment rentrer dans l'inconscient collectif. Aujourd'hui, il faut avoir conscience que 80% de la population est trĂšs sensible aux marques dites “vertes”. Donc tout ce qui est labellisĂ© â€œĂ©co”, “green” ou autre, c'est un outil de marketing qui est indĂ©niable (alors avec les dĂ©rives que l'on connaĂźt, avec le greenwashing Ă©videmment). Mais je pense que si la question du danger de l'intelligence artificielle devient une cause nationale - et on est face Ă  une nouvelle rĂ©volution industrielle, ça il faut quand mĂȘme en avoir conscience, c'est un raz-de-marĂ©e. LĂ , on parle de versions bĂȘta. Donc, effectivement, il y a quelques semaines de cela, il y avait encore dix doigts sur une main et puis, petit Ă  petit, ça progresse. Mais ça progresse Ă  une vitesse qu'on ne maĂźtrise pas. Et donc je pense que ça doit ĂȘtre une cause, une cause nationale, et ce type de label, ce type d'information, j'ose espĂ©rer naĂŻvement que ça arrivera Ă  sensibiliser le public. Pas uniquement le public de festival, mais le grand public. En tout cas, il faut s'engager dans cette voie. Il faut qu'on s'engage dans une voie de “hard law” et de “soft law”. LĂ , c'est du “hard law”, Ă©videmment, mais avec de la sensibilisation, et puis aprĂšs, avec des chartes tout simplement, des chartes de bonne conduite, de bon usage comme tu l'as Ă©voquĂ©, notamment aux États-Unis.

[Julien Joly] TrĂšs bien, merci beaucoup. Autre question ?
[Public] Merci, bonjour. DĂ©jĂ , moi je suis venu, je m'attendais en effet Ă  avoir une confĂ©rence sur l'IA, et je ne sais pas si vous avez vraiment donnĂ© une dĂ©finition de ce qu'Ă©tait l'IA, parce que ce dont vous avez parlĂ© pour moi ressemble peu Ă  de l'IA, du moins peu Ă  de l'IA dont la majoritĂ© des gens en ont connaissance. J'ai plus eu l'impression d'assister, en fait, Ă  un plaidoyer contre l'IA, mĂȘme s'il y a eu quelques contre-arguments. Mais
 Je me disais qu'il fallait peut-ĂȘtre faire un petit peu attention aussi Ă  ce que ce ne soit pas forcĂ©ment ĂȘtre contre. J'ai l'impression que vous ĂȘtes beaucoup contre l'IA. Vous avez utilisĂ© des mots comme “s'armer contre l'IA”, que ce soit en termes de propriĂ©tĂ©, de droits intellectuels, etc. Je ne sais pas. J'ai un peu l'impression de voir des peintres Ă  qui on a prĂ©sentĂ© potentiellement un nouveau pinceau et qui ont trĂšs peur. Du coup, je trouve ça un petit peu bizarre, justement, de beaucoup parler de ce que l'IA peut avoir contre, contre les artistes qui crĂ©ent, et pas de ce que ça peut apporter. Et de peut-ĂȘtre faire attention. Vous avez dit justement que c'est quelque chose de trĂšs rĂ©cent. Vous parliez de 2022. En effet, c'est trĂšs rĂ©cent. On ne sait pas exactement ce que ça va donner. Il faut peut-ĂȘtre ĂȘtre prudent et aprĂšs, peut-ĂȘtre que ça servira dans le futur, par exemple. Je suis assez persuadĂ© que les moines copistes ont eu trĂšs peur Ă  l'arrivĂ©e de l'imprimerie, ce n'est pas pour autant que l'imprimerie a Ă©tĂ© une mauvaise chose. DerriĂšre le terme d'IA, qui est beaucoup employĂ©, j'aimerais dire qu’il faut faire attention de ne pas se cacher derriĂšre l'IA. L'IA, elle, n'a pas dĂ©cidĂ© de faire quelque chose, faut pas oublier qu'il y a un humain derriĂšre. TrĂšs souvent on dit : “C’est la faute des IA, c'est la faute des algorithmes”. Non non, c'est jamais la faute d'une IA ou d'un algorithme. C'est la faute de l'humain derriĂšre qui a codĂ© la chose, qui a gĂ©nĂ©rĂ© ou Ă©ventuellement, fait le prompt. C'est le genre de choses, en fait, qui peut arriver. Comment est-ce que vous pouvez plutĂŽt vous emparer de ces outils pour essayer de faire autre chose ? Parce que, de toute façon, l'outil est lĂ . Soit il va continuer Ă  vivre, soit il va mourir, comme plein de choses qu'on a vu avoir Ă©normĂ©ment de succĂšs, et de “hype” autour, comme le Metavers, et pourtant ça ne casse pas trois pattes Ă  un canard.
[StĂ©phanie Le Cam] C'est vrai que, peut-ĂȘtre, on a prĂ©sentĂ© les choses de façon un peu polarisĂ©e, ce qui n'Ă©tait sans doute pas, en tout cas, ma volontĂ© de dĂ©part. Mais c'est peut-ĂȘtre le cĂŽtĂ© prof, aussi, oĂč on a tendance Ă  exagĂ©rer pour plus de pĂ©dagogie. Effectivement, quand on me dit : “Est-ce que les IA c’est bien ou pas bien”, si on doit vraiment rester sur un truc un peu binaire comme ça, je me dis : “Ça me paraĂźt plutĂŽt ĂȘtre, dans l'Ă©tat actuel, dangereux, en tout cas une source d'inquiĂ©tude plutĂŽt que source de bienfaits”. Je voudrais simplement vous rappeler que, contrairement Ă  un nouveau pinceau qu'on prĂ©sente Ă  un peintre, l'intelligence artificielle est capable de gĂ©nĂ©rer ses contenus parce qu’elle a procĂ©dĂ©, en amont, Ă  un pillage inĂ©dit, sans prĂ©cĂ©dent, de tout le travail de milliers d'artistes, en tout cas de milliers de personnes qui se sont investies pour, justement, proposer des Ɠuvres de l'esprit. Donc, c'est quand mĂȘme le premier outil qui, en rĂ©alitĂ©, peut gĂ©nĂ©rer ces contenus par le biais d'un pillage sans prĂ©cĂ©dent. Donc, ça, ça questionne quand mĂȘme, c'est un instrument qui questionne. Du reste, c'est vĂ©ritablement un pillage qui ne permet, Ă  l'heure actuelle, de faire la richesse que d'une poignĂ©e de personnes qui, globalement, sont tous basĂ©s dans la Silicon Valley. Donc, ça questionne aussi, ce dĂ©tournement de tout ce savoir, de tous ces apports crĂ©atifs pour, finalement, une poignĂ©e de personnes qui va s'enrichir. Je pense qu'on peut quand mĂȘme questionner les IA sur ce sujet.
[Julien Joly] C’est vrai que, par commoditĂ©, nous avons parlĂ© d'IA, d'intelligence artificielle, mais il faut bien sĂ©parer deux sujets, qui sont l'IA technique en tant que telle, l'algorithme (ça existe depuis longtemps, la musique algorithmique), et la base de donnĂ©es dont cette IA se nourrit et qui peut ĂȘtre composĂ©e d'oeuvres qui sont utilisĂ©es en dehors du cadre lĂ©gal ou d'Ɠuvres qui sont utilisĂ©es dans un cadre lĂ©gal, ce qui est possible puisqu'il me semble que certaines sociĂ©tĂ©s, actuellement, dĂ©veloppent des IA qui se nourrissent d'images pour lesquelles les droits sont respectĂ©s. En tout cas, on ne peut pas gĂ©nĂ©rer une image de Batman avec, j'ai essayĂ©. Ne rĂ©sumons pas ça Ă  un dĂ©bat des anciens contre les modernes. “Mon dieu, nous sommes peintres, la photographie arrive”. Peut-ĂȘtre que les invitĂ©s ont pu sembler polarisĂ©s, parce que nous sommes surtout sur un dĂ©bat, aujourd'hui, qui est au-delĂ  de l'artistique, juridique, et nous sommes face Ă  des IA qui, actuellement, opĂšrent en dehors du cadre juridique et dont les concepteurs tentent d'Ă©chapper au cadre juridique. Au-delĂ  de l'outil, c'est ce qui nous inquiĂšte aujourd'hui. L'imprimerie en soi n'est pas mauvaise, mais imprimer des livres en faisant fi du droit des auteurs, c'est quelque chose par contre qui est questionnable. En tout cas, ce n'est que mon avis personnel. Y a-t-il d'autres questions ?
[Public] Bonjour. Je suis arrivĂ©e un peu en retard, donc si jamais ça a Ă©tĂ© Ă©voquĂ©, je suis dĂ©solĂ©e. C'Ă©tait sur la question juridique. Comme la question, c'est “Est-ce que l'État va accepter de rĂ©guler un marchĂ©â€ et que, visiblement, pour le moment du cĂŽtĂ© europĂ©en, c'est pas trop trop ça, et du cĂŽtĂ© de l'État, c'est pas trop trop ça, est-ce que c'est envisageable (et c'est peut-ĂȘtre un gros trope de sĂ©rie), mais est-ce que c'est envisageable de passer par en-dessous, c'est-Ă -dire, et ça s'adresse plutĂŽt Ă  la Ligue des auteurs professionnels, de dĂ©poser des plaintes et d'aller au procĂšs sur les vols de droits intellectuels ? C'est-Ă -dire que si Virginie Despentes s'est fait siphonner toute son Ɠuvre pour qu'on puisse gĂ©nĂ©rer du quasi Virginie Despentes, est-ce qu’elle ne peut pas aller porter plainte, est-ce que ça ne crĂ©e pas des jurisprudences derriĂšre ? Est-ce que ce n'est pas lĂ  une maniĂšre de forcer l'État Ă  se positionner, vu que je pense qu'il n'est pas hyper motivĂ© pour le moment ?
[StĂ©phanie Le Cam] La voie contentieuse est intĂ©ressante. On y rĂ©flĂ©chit, il faut la financer, c'est pas Ă©vident. Il faut aussi baser toute cette argumentation juridique, et ce n'est pas si simple que ça, en rĂ©alitĂ©. Il y a des procĂšs qui sont en cours. On attend d'ailleurs sagement les premiers retours. Donc, ce sera peut-ĂȘtre Ă  partir de lĂ  qu’on dĂ©cidera ou pas d'emprunter cette voie contentieuse. Nous, en tout cas, Ă  la Ligue des auteurs professionnels, on a prĂ©fĂ©rĂ© investir toute notre Ă©nergie vitale [rire], pour l'instant, au service de cette rĂ©gulation, demander Ă  nos partenaires sociaux de rĂ©flĂ©chir sur la maniĂšre dont on pourrait commencer par s'engager Ă  ne pas recourir aux IA pour certains secteurs d'activitĂ© extrĂȘmement prĂ©carisĂ©s, qui finiront par emporter vraiment la disparition de certains artistes, c'est Ă©vident. Donc, on travaille lĂ -dessus. Mais effectivement, la voie contentieuse est intĂ©ressante.

[Public] Oui, bonjour, merci. J'avais une question par rapport au roman et notamment Ă  l'Ă©diteur, qui est prĂ©sent. Est-ce que quelqu'un aurait lu un roman qui aurait Ă©tĂ© entiĂšrement produit par une IA ? Je me demande si ça a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© fait. Parce que ça me paraĂźt hallucinant, Ă©tant donnĂ© la complexitĂ© d'un roman, qu’une IA puisse parvenir Ă  produire, je ne sais pas, le pavĂ© de 500 pages, vous voyez, complexe etc. Est-ce que quelqu'un a eu vent de ça ? Et je voudrais juste rebondir, une petite remarque, notamment, la personne qui est intervenue dans le public sur l'aspect peut ĂȘtre un peu plus positif, etc. Moi, je suis prof de scĂ©nario dans une Ă©cole de bande dessinĂ©e, alors la question est en train d'Ă©merger et inquiĂšte tous les Ă©tudiants, notamment via l'image puisqu'ils produisent de la bande dessinĂ©e. Je peux vous dire simplement que la grande majoritĂ© de ces Ă©tudiants disent : “Nous, on a envie d'exprimer ce qu’il y a au fond de nous, on n'a pas envie de copier des choses, on n'a pas envie de faire Ă  moitiĂ© notre travail finalement”. Donc, moi, je trouve que c'est trĂšs porteur d'espoir de voir que des jeunes, dont on a toujours l'impression que cette jeune gĂ©nĂ©ration, finalement trĂšs portable, trĂšs tout ça, serait plus encline Ă  le faire. Moi, je peux vous dire que j'ai le contre-exemple tous les jours, en fait. VoilĂ  la petite remarque positive. Maintenant, juste pour le roman, si vous pouviez me rĂ©pondre
[Julien Joly] Thomas Fouchault, est-ce qu'un roman peut vraiment ĂȘtre Ă©crit par une IA ?
[Thomas Fouchault] Merci pour la question et merci aussi pour la note positive sur ces jeunes qui ne sont pas que des TikTokeurs, ça fait plaisir. Pour rĂ©pondre Ă  la question, j'ai dĂ©jĂ  vu des dĂ©buts de roman crĂ©Ă©s par l'intelligence artificielle. Alors, ça se tient, mais c'est pas ouf. C'est-Ă -dire que, comme on disait tout Ă  l'heure, ça ne mouline que des choses qui existent dĂ©jĂ . Donc, de base, ça va crĂ©er une histoire avec une structure qui est assez plate, c'est un peu comme quand vous avez faim, vous voulez manger une pizza, la pizza Ă  5 euros dans le frigo, c'est tout ce qui reste. C'est un peu la pizza Ă  5 euros. Par contre, le problĂšme, c'est que cette pizza Ă  5 euros, on peut trĂšs bien la passer Ă  un chef qui va l'amĂ©liorer pour en faire une super pizza Ă  50 euros, dans le sens oĂč ça peut faire une excellente base de travail pour une histoire qui n’est pas incroyable, qui n'est pas originale, qui n’ait pas de visĂ©e d'originalitĂ© et qui n’est pas trĂšs, trĂšs poussĂ©e. Par contre, ça peut faire gagner un temps incroyable sur
 je ne sais pas
 une histoire un peu banale de romance, une histoire un peu banale de fantasy, qui ne va pas chercher des grandes idĂ©es, mais parfait pour des textes efficaces, pour un bon moment de lecture.
[Julien Joly] Merci, je pense que tout le monde Ă  fond de pizza maintenant, aprĂšs cette analogie. Je veux juste ajouter quelque chose. La personne tout en haut disait tout Ă  l’heure que derriĂšre chaque IA, il y a un humain qui programme. Basiquement, c'est vrai qu’une IA, ce n’est pas un robot douĂ© de conscience, c'est une machine qui est faite par des hommes ou des femmes qui ont des biais, et ces biais se retrouvent, Ă  moins d'un gros travail de correction, dans l'IA. Et puisqu'on parle de livres crĂ©Ă©s par des IA, ou qui peuvent tenter d’ĂȘtre crĂ©Ă©s par des IA, ce sont des livres oĂč on risque d'avoir aussi nos propres biais. Je me souviens que j'avais fait un test avec ChatGPT, j'avais demandĂ© de me raconter l'histoire d'un petit garçon perdu dans une forĂȘt et d'une petite fille perdue dans une forĂȘt. Les deux histoires Ă©taient quand mĂȘme relativement diffĂ©rentes. Le petit garçon rencontrait un lutin, vivait des aventures et sortait de la forĂȘt plus courageux. La petite fille rencontrait une fĂ©e et une licorne, vivait quelques aventures et sortait de la forĂȘt bien consciente que maintenant, il fallait Ă©couter sa maman quand elle lui disait de ne plus aller dans la forĂȘt.
[Une participante] Et elle Ă©tait jolie, je pense !
[Julien Joly] Elle Ă©tait sĂ»rement trĂšs jolie, oui, j'ai arrĂȘtĂ© au bout d'un moment
 Donc, n'oublions pas que le risque, avec les IA, c'est aussi de produire des contenus, j'allais dire “oeuvres”, dont sont exclus potentiellement des personnes prĂ©caires ou qui sont touchĂ©es par des biais racistes, parce que l'opacitĂ© de ces algorithmes et le fait que quelques personnes leur impriment leur notion du beau doivent nous alerter sur le fait que ce ne sont pas des Ɠuvres neutres. Elles peuvent peut-ĂȘtre amplifier des problĂšmes dĂ©jĂ  existants.
[Thomas Fouchault] Pour rebondir lĂ -dessus, je ne sais pas si vous souvenez, mais il y a quelques annĂ©es, il y a eu des petites expĂ©rimentations avec des robots conversationnels sur internet, des chatbots qu'on laissait vivre leur vie. Je me souviens d'une expĂ©rience qui a trĂšs, trĂšs mal tournĂ©, c'est-Ă -dire qu’en un temps trĂšs, trĂšs court, je ne sais plus si c’était une question d'heures ou de jours, il Ă©tait devenu la pire raclure du monde, raciste, xĂ©nophobe, tout ce que vous voulez, juste parce qu’on l’a nourrie avec des insultes et ce genre de choses.
[Julien Joly] Mais mĂȘme sans le nourrir d'insultes, le simple fait d'aller chercher dans des bases de donnĂ©es dĂ©jĂ  existantes ramĂšne, si ce n'est pas corrigĂ©, des biais qui existent dĂ©jĂ  dans ces bases. Sur Midjourney, j'ai demandĂ©, par exemple, l'AmĂ©rique dans un futur lointain. On voit des gratte-ciels, des voitures volantes, des gens et des implants cybernĂ©tiques. J'ai demandĂ© la GrĂšce dans un futur lointain. J'ai eu droit Ă  l'Acropole. Le Cameroun dans un futur lointain, c'Ă©tait des gens qui vendaient des fruits au bord de la route. Je ne rigole pas, je n'exagĂšre pas. Tout simplement, Midjourney n'est pas capable de corriger des biais prĂ©existants dans les bases de donnĂ©es. Je vous propose qu'on prenne peut-ĂȘtre deux derniĂšres questions avant de libĂ©rer nos invitĂ©s.

[Public] Bonjour, ma question a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© posĂ©e, en fait. C’est plus une question de droit, et j'aurais voulu savoir : Ă  l'heure actuelle, un auteur, un dessinateur, un photographe, s’il voit son Ɠuvre plagiĂ©e, quels sont les recours qu’il peut avoir ? Est-ce que ces recours pourraient ĂȘtre utilisĂ©s dans le cadre d'Ɠuvres gĂ©nĂ©rĂ©es par des IA ?
[Julien Joly] Yann Basire, peut-ĂȘtre que vous avez une rĂ©ponse Ă  cette question ?
[Yann Basire] Oui, vous savez que la question est plus ou moins posĂ©e sur la possibilitĂ© d'avoir des recours contentieux. La question qui va se poser en fait, c'est : “est-ce que l'Ɠuvre gĂ©nĂ©rĂ©e par l'IA porte atteinte aux droits d'auteur” ? Dont situĂ© en aval, c'est bien ça, c'est-Ă -dire le rĂ©sultat final. Donc on va se baser simplement sur les rĂšgles traditionnelles, on va analyser les ressemblances entre les Ɠuvres en question, donc l'Ɠuvre antĂ©rieure et l'Ɠuvre gĂ©nĂ©rĂ©e par l'IA.. Si, effectivement, les ressemblances sont trop grandes, on considĂ©rera que c’est de la contrefaçon. Il y a un point qui pourrait ĂȘtre intĂ©ressant, on l'a Ă©voquĂ© tout Ă  l'heure, sur le style. C'est vrai que sur le fait de gĂ©nĂ©rer, par exemple, une Ɠuvre style Pixar, style Ghibli ou style ce que vous voulez (on les reconnaĂźt, on a vu tous les prĂ©sidents amĂ©ricains qui ont Ă©tĂ© gĂ©nĂ©rĂ©s via le style Pixar), on a une jurisprudence, mais qui est vraiment Ă  la marge, une ou deux dĂ©cisions qui ont reconnu ce qu'on appelle le “parasitisme artistique”, c'est-Ă -dire le fait de singer, de reprendre un style. Est-ce que c'est susceptible non pas de porter une atteinte aux droits d'auteur, parce qu'on est sur le style et que le style n'est pas protĂ©geable en soi par le droit d'auteur, mais ça pourrait ĂȘtre sanctionnable sur le terrain de ce qu'on appelle la “responsabilitĂ© civile”, et donc c'est le “parasitisme”. Vous avez une ou deux dĂ©cisions comme ça qui se baladent. C'est vrai que dans les Ɠuvres gĂ©nĂ©rĂ©es par les IA, on pourrait peut-ĂȘtre voir un peu plus de dĂ©cisions allant dans ce sens.

[Julien Joly] Merci beaucoup. Est-ce qu'on a le temps pour une derniĂšre question?
[Public] Bonjour Ă  tous. Je vais apporter une petite prĂ©cision dans le sens oĂč vous avez tous dit que les IA n'Ă©taient pas capables de gĂ©nĂ©rer aujourd'hui du contenu original. Si je reprends l'exemple d’OpenIA, aujourd'hui c'est le cas. Les IA peuvent gĂ©nĂ©rer quelque chose qui n'a jamais Ă©tĂ© vu par un humain, qui n'a jamais Ă©tĂ© imaginĂ© par un humain. C'est pas encore arrivĂ© dans le texte, c'est pas encore arrivĂ© dans l'image, c'est arrivĂ© sur un jeu de cache-cache qu’OpenIA a crĂ©Ă©, oĂč les bleus sont contre les rouges. Les bleus doivent trouver les rouges et les rouges ont imaginĂ© une solution que l'humain n'avait pas prĂ©vu pour se planquer et Ă©chapper aux bleus. Donc, aujourd'hui, effectivement, ce n'est pas le cas. Dans un futur assez proche, ces notions vont revenir trĂšs fortement. Pour revenir ensuite sur une question de droit, je ne vois pas comment on peut empĂȘcher, comment on peut prouver devant la justice qu'une Ɠuvre a Ă©tĂ© plagiĂ©e sur un texte. Copier le style d'un auteur, ça me paraĂźt trĂšs, trĂšs compliquĂ©. Sur une image, c'est assez visuel, mais sur un auteur, ça me paraĂźtrait trĂšs, trĂšs compliquĂ©. Donc, en dehors de ce contentieux justiciable, je ne sais pas si vous avez des solutions pour ça, pour Ă©viter ce genre de choses.
[Julien Joly] Stéphanie Le Cam, le mot de la fin ?
[StĂ©phanie Le Cam] Le mot de la fin... Si j'avais la solution, ce serait formidable [rire] ! DĂ©jĂ , peut-ĂȘtre, informer au maximum l'ensemble des titulaires de droits de faire “opt-out” en attendant que la lĂ©gislation Ă©volue, si elle Ă©volue un jour. Retirer le consentement, mettre en filigrane, sur tous les contenus que l'on produit, qu'on s'oppose Ă  ce que ce contenu soit l'objet d'une fouille, ça peut dĂ©jĂ  ĂȘtre une premiĂšre voie. En tout cas, les Ă©diteurs travaillent beaucoup sur cette question. Ils informent autour d’eux de ces possibilitĂ©s. AprĂšs, pourquoi pas tenter un contentieux. Vous dites que ça peut ĂȘtre impossible de prouver que
 Nous, par exemple, sur ChatGPT, on lui a demandĂ© de nous sortir des paroles de chansons. Elle nous sort les paroles de chansons. Ca veut dire qu'on est face Ă  une reproduction servile des paroles d'une chanson, et donc qu'on est en train de potentiellement dĂ©montrer que le contenu gĂ©nĂ©rĂ© par ChatGPT est bien contrefaisant d'une Ɠuvre de l'esprit qui est protĂ©gĂ©e au titre du droit de la propriĂ©tĂ© intellectuelle. Ça, plus le fait de dĂ©montrer qu'il y a bien eu un “opt-out” avant, ça pourrait dĂ©jĂ  commencer par questionner du respect du droit actuel. En tout cas, c'est une piste.

[Julien Joly] Merci beaucoup. Je vous remercie toutes et tous d'ĂȘtre venus, merci Ă  nos invitĂ©s. Merci Ă  l'Ouest Hurlant qui nous accueille. Merci Ă  la Ligue des auteurs professionnels. Merci beaucoup. Veuillez nous excuser de ne pas avoir pu prendre toutes les questions, je vous invite Ă  continuer d'en dĂ©battre dans les allĂ©es de ce beau festival. Cette rencontre a fait l'objet d'une captation, vous pourrez sans doute la revoir un peu plus tard. Merci encore, bon festival Ă  l’Ouest Hurlant.

En cours de lecture

Mini-colloque : Le personnage - Avec le Laboratoire des Imaginaires

Mini-colloque : Le personnage

Enregistré le Le 30/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

Une des cartes blanches de nos partenaires de l’association le Laboratoire des Imaginaires pour un mini-colloque autour du sujet : Le personnage dans les cultures de l’imaginaire – Cycle de micro-interventions autour de la thĂ©matique, explorant divers genres, mĂ©dias et Ɠuvres !

Transcription :

En cours de lecture

La recherche d’inspiration - Avec le Laboratoire des Imaginaires

La recherche d’inspiration

Enregistré le 30/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

Une des cartes blanches de nos partenaires de l’association le Laboratoire des Imaginaires sur la Recherche de l’inspiration : Discussion autour de la maniĂšre dont nos jeunes chercheur·euse·s trouvent, conçoivent et dĂ©veloppent leurs sujets de recherche (mĂ©moire, thĂšse, revue
)

Transcription :

En cours de lecture

Les méchants peuvent-ils avoir raison ? - Avec Benjamin de Bolchegeek, Justine Niogret, Julia Richard (Modération JB)

Les méchants peuvent-ils avoir raison ?

Enregistré le 30/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

Cette table-ronde porte un titre volontairement provocateur en forme de question, soulevant pourtant des enjeux sociĂ©taux et philosophiques forts. Car derriĂšre la figure du « mĂ©chant », la fiction peut faire passer de nombreux messages aux lecteurices et aux spectateurices, remettre en question leurs valeurs morales, manipuler leur opinion et mĂȘme gommer les frontiĂšres entre le bien et le mal.

Transcription :

Les méchants peuvent-ils avoir raison ?

Avec Benjamin de Bolchegeek, Justine Niogret, Julia Richard

Modération : JB

[Chaise qui racle le sol]

[Grincements]

[Musique et bruits de pages qui se tournent]

[Musique et carillons]

[Musique et bruits de vaisseaux]

[Tirs de pistolets laser - Pewpew]

[Bruits d'épées qui s'entrechoquent]

[Voix off] Les conférences de L'Ouest Hurlant, le festival des cultures de l'imaginaire


[JB] DĂ©but manquant
 De Mordred, des lĂ©gendes arthuriennes mais cette fois-ci sous les traits du hĂ©ros ; Justine, bonjour ! Nous avons Ă©galement Benjamin Patinaud, que vous connaissez sans doute pour la chaĂźne youtube Bolchegeek, avec la petite voix, mais Ă©galement et surtout, auteur du Syndrome magnĂ©to, publiĂ© aux Ă©ditions du Diable Vauvert et qui rend hommage Ă  tous ces fĂ©lons plus ou moins bien intentionnĂ©s de la culture populaire ; Benjamin, bonjour ! Et pour finir, et non des moindres, nous avons Julia Richard qui, elle, explore le sujet plutĂŽt au travers des diffĂ©rences de systĂšmes de valeurs que de l'absolu du mĂ©chant, Ă  travers des Ɠuvres telles que Faites vos jeux, un thriller psychologique en huis-clos qui Ă©tait publiĂ© aux Ă©ditions du HĂ©ron d'argent - je crois que ce n’est plus disponible actuellement, malheureusement -, mais on peut citer Ă©galement les oeuvres plus rĂ©centes comme Carne et, tout rĂ©cemment, Paternoster, tous les deux publiĂ©s chez HSN, qui parlent respectivement de cannibalisme et d'aliĂ©nation des femmes ; bonjour Julia ! Alors, on en trouve de tous types, ils peuplent nos rĂ©cits, les font vivre Ă  leur façon et ils nous font rĂ©flĂ©chir Ă  la fois sur nos actions, mais aussi sur nous-mĂȘmes. Car, Ă  travers la figure du mĂ©chant, la fiction peut faire passer de nombreux messages et remettre en question nos opinions et nos valeurs morales, quitte Ă  embrumer parfois la - ou les - frontiĂšre(s) entre le bien et le mal. C'est pourquoi nous essaierons ensemble de rĂ©pondre Ă  cette question : les mĂ©chants peuvent-ils avoir raison ? Et pour cela, je vais commencer par vous poser une autre question, Ă  la fois trĂšs simple mais trĂšs vaste : pour vous, c'est quoi un mĂ©chant ? 

[Justine N. ] Bonjour à tous et toutes. Qu'est-ce que c'est qu'un méchant pour moi ? Je n'ai pas de définition universitaire sur le truc, mais je pense que, pour moi, c'est quelqu'un qui agit et qui se moque totalement - voire qui profite émotionnellement - des répercussions négatives que ses actes peuvent avoir sur d'autres personnes.

[Benjamin P.] Pour moi, tout simplement, on pourrait dire que le mĂ©chant, c'est l'antagoniste, donc c'est le personnage auquel le hĂ©ros va se confronter. Mais, dans le mot de “mĂ©chant”, il y a quand mĂȘme l'idĂ©e que ce n'est pas juste quelqu'un qui, pour x raisons, va ĂȘtre un obstacle pour le hĂ©ros ; il y a l'idĂ©e que c'est quelqu'un qui est malĂ©fique. Il y a quelque chose de moral, quand mĂȘme, dans l'idĂ©e de mĂ©chant et moi, je m'intĂ©resse surtout Ă  la pop-culture, donc forcĂ©ment, c'est un rĂŽle qui est extrĂȘmement dĂ©fini. C'est un des rĂŽles, dans la piĂšce de thĂ©Ăątre, qui est forcĂ©ment attribuĂ© dans ces rĂ©cits, parce que ce sont quand mĂȘme souvent des rĂ©cits assez manichĂ©ens et ça se voit Ă©normĂ©ment avec, par exemple, les schĂ©mas type comic-book, oĂč ce sont vraiment des rĂŽles attribuĂ©s : le super-hĂ©ros, il lui faut un super-vilain, et c'est tout Ă  fait clair pour tout le monde qui est le gentil, qui est le mĂ©chant au dĂ©but de l'intrigue rien qu'Ă  regarder, normalement, les costumes, les façons de s'exprimer, ou des choses comme ça. Donc voilĂ , pour moi un mĂ©chant c’est plutĂŽt Ă  ça que je pense quand je rĂ©flĂ©chis au sujet. 

[Julia R.] Je trouve ça chouette, parce que j'imaginais qu'on aurait tous un espace de consensus et en fait, je ne suis pas complĂštement d'accord avec toi, Benjamin. Je n'ai pas tendance Ă  penser qu'un mĂ©chant est malĂ©fique ; dĂ©jĂ , je dirais que c'est une figure, pas forcĂ©ment une personne. Ca peut ĂȘtre un groupe de personnes qui est prĂ©sentĂ© comme une opposition face Ă  une norme Ă©tablie comme vertueuse. Pour moi, comme nous disait JB, j'ai l'impression qu’il n’y a pas forcĂ©ment de mĂ©chant en soi, mais qu’on est tous un peu le mĂ©chant de quelqu’un, Ă  notre façon. 

[JB] Alors, du coup, justement, je vais rebondir un peu lĂ -dessus : pourquoi les mĂ©chants sont des mĂ©chants ? Est-ce que c'est intrinsĂšque ? Est-ce que tout ça, ça n’est pas juste une excuse pour se dire que c'est une question de point de vue ?

[Julia R.] J'ai fait l'erreur de garder le micro [rires]. Tu nous demandes si c'est une excuse pour prĂ©senter des points de vue ? J'ai tendance Ă  dire que ce n’est pas forcĂ©ment une excuse, mais c'est quelque chose d'assumĂ©, parce que sans mĂ©chant, il n’y a plus de confrontation, en fait. Les mĂ©chants font vivre les hĂ©ros et je pense qu’on peut ĂȘtre mĂ©chant Ă  une Ă©poque et pas forcĂ©ment le rester tout du long. Par exemple, on peut le voir quand on rĂ©flĂ©chit Ă  l'agissement de nos parents ou de nos grands-parents. Il y a des choses pour lesquelles ils disent “c’était comme ça Ă  l'Ă©poque !” et aujourd'hui, ça n'est plus du tout acceptable. Il y a des choses qui, aujourd'hui, sont considĂ©rĂ©es comme intolĂ©rables et profondĂ©ment mauvaises, alors qu’à l'Ă©poque, c'Ă©tait quelque chose qui n’était pas forcĂ©ment bon, mais juste d’admis comme normal. Donc, oui, ce sont des questions de point de vue qui, pour moi, Ă©voluent au cours des Ă©poques, des temps, des cultures, et puis mĂȘme au sein d'une Ă©poque et d’un temps, d'une culture, les choses peuvent aller trĂšs, trĂšs vite. 

[Benjamin P. ] Je suis assez d'accord avec tout ce que tu dis et je rajouterais quand mĂȘme que c'est une question de point de vue [que de dĂ©finir] qui est le mĂ©chant dans un rĂ©cit, surtout dans un rĂ©cit un peu manichĂ©en oĂč la distribution des rĂŽles est assez claire. Il y a quand mĂȘme un point de vue qui est un peu au-dessus de tous les autres, c'est le point de vue du rĂ©cit, si ce n'est de l'auteur. Et contrairement Ă  la vraie vie oĂč, justement, c'est un peu l'histoire ou les points de vue de chacun qui vont dĂ©finir qui on considĂšre comme plutĂŽt un gentil, ou plutĂŽt un mĂ©chant, dans un rĂ©cit, on est dans un univers oĂč il y a comme une espĂšce de karma, une espĂšce de force cosmique qui fait qu’en gĂ©nĂ©ral l'univers va donner tort au personnage qui est considĂ©rĂ© comme un mĂ©chant, le punir, montrer que ses actions ont des consĂ©quences nĂ©fastes ou qu'il n’aurait jamais dĂ» faire ça ou ce genre de choses. Donc, il y a une facilitĂ© morale dans ce genre de rĂ©cit qui est que l’on peut dire que le mĂ©chant perd toujours Ă  la fin, ce qui n'est pas un truc qui se passe dans la vraie vie. Mais lĂ  oĂč je suis complĂštement d'accord, c'est que, justement, dans la vraie vie ce n’est pas comme ça. Ce qui va ĂȘtre dĂ©crit, ou les personnes ou les groupes de personnes qui vont ĂȘtre mis Ă  un moment donnĂ© dans un rĂŽle de mĂ©chant, ne vont peut-ĂȘtre plus l'ĂȘtre au bout d'un moment, quand la sociĂ©tĂ© change, quand les mentalitĂ©s changent. Ce qui est intĂ©ressant Ă  regarder, je trouve, dans ce point de vue-lĂ , c'est justement qui on met dans le rĂŽle de mĂ©chant, Ă  quel moment, et qui le met dans ce rĂŽle. Et je trouve que cela dit beaucoup, Ă©videmment, de l'Ă©poque, des auteurs et de leur vision du monde : qui ils vont choisir de stigmatiser et Ă  qui ils vont essayer, tout au long de leurs rĂ©cits, de prouver qu'ils Ă©taient dans le faux. 

[Justine N. ] Pour rebondir sur ce que vous dites tous les deux - et je suis assez d'accord - le mĂ©chant est une question de point de vue. Et justement, ce n'est peut-ĂȘtre pas ce que j'appelle un mĂ©chant ! Moi, Ă  partir du moment oĂč on peut exprimer et expliquer pourquoi on a fait certaines choses, pourquoi on a pris certaines dĂ©cisions, pour moi, ça ne transforme pas la personne ou le personnage en mĂ©chant viscĂ©ral. Pour moi, quand je parle de mĂ©chants, c'est vraiment des gens qui, activement, font du mal, qui n'ont pas envie de changer, qui n'ont pas envie de se remettre en question et leur seul point de vue, en fait, c'est qu'ils apprĂ©cient de faire ça. 

[JB] C'est une vision du mĂ©chant qui est vraiment trĂšs malĂ©fique, dans le mal pur, on est d’accord ?

[Justine N.] Oui.

[JB] Mais justement, est-ce qu'on ne peut pas trouver plusieurs degrĂ©s de mĂ©chants? A savoir, est-ce qu'il y aurait pas des mĂ©chants qui seraient le mal pur, des mĂ©chants qui auraient une raison, ces artistes qui n'ont pas eu d'enfance et toutes les excuses qu’on peut leur trouver ?

[Justine N.] Justement, c'est super intĂ©ressant. J’ai Ă©crit un livre sur les violences intrafamiliales et je crois que l'un des trucs qui me gĂȘne, c'est qu’on aime tous les mĂ©chants, en tout cas dans les bouquins, dans les films, dans les sĂ©ries, ou presque tous, mais on cherche souvent Ă  expliquer pourquoi le mĂ©chant est devenu mĂ©chant. Et je trouve que dans la culture populaire, on hĂ©roĂŻse beaucoup moins les enfants qui n'ont pas eu d'enfance et qui ont grandi en Ă©tant quand mĂȘme gentils. On retrace peu le chemin des gens qui sont devenus des bonnes personnes d'un point de vue moral, alors qu'eux-mĂȘmes ont vĂ©cu des horreurs. 

[Benjamin P.] Ouais, que ce que tu dĂ©cris j'appelle ça “le mĂ©chant orangina rouge”. C'est-Ă -dire que c'est le mĂ©chant - et je ne trouve pas que ce soit une mauvaise chose du tout le mal tautologique -, c'est le mal puisque c'est le mal, c'est comme ça. “Pourquoi il est mĂ©chant ?”, “Parce que”. C’est ça le truc de l'orangina rouge. Et, effectivement, il y a une tendance que je trouve intĂ©ressante, qui est qu’on va toujours essayer de rationaliser ce truc-lĂ , mĂȘme quand on part lĂ -dessus. D’ailleurs le truc de l’orangina rouge, c’est une blague en fait, c'est inspirĂ© des slashers oĂč, vraiment, le mĂ©chant, c'est un croque-mitaine et juste il tue tout le monde. Par exemple, dans Halloween, le personnage est vraiment conçu pour ĂȘtre une espĂšce de trou noir humain ; il doit ĂȘtre terrifiant, parce qu’il est incomprĂ©hensible humainement. Et vous voyez les suites de ces films, oĂč dĂšs qu'ils font des prĂ©quels ou des trucs comme ça, il faut raconter son enfance, ou il s’est fait recalĂ© de je sais pas quoi, ou il a subi quelque chose etc. Il faut absolument qu'on rationalise toujours ce truc-lĂ , mais parce que, justement, c'est ça qui est terrifiant dans ce type de mĂ©chant. Et aprĂšs, Ă©videmment, je suis d'accord pour diffĂ©rents types de mĂ©chants ; moi, je les exclus presque de mon bouquin, parce que j'essaye de me concentrer sur ceux qui ont une cause ou qui ont des raisons comprĂ©hensibles, voire qui peuvent paraĂźtre lĂ©gitimes d'ĂȘtre le mĂ©chant, et en fait ça ne dit pas du tout les mĂȘmes choses, je pense, de ce qu'on essaie de raconter au travers de ces figures malĂ©fiques. “MalĂ©fiques” entre guillemets du coup.

[Julia R.] Je suis Ă  nouveau d’accord avec vous, dans une certaine mesure. Ce que je trouve chouette, c'est que tu ouvres une question, Justine, sur le cĂŽtĂ© “justifier et excuser”, qui sont deux notions diffĂ©rentes et qu'on retrouve dans le droit en fait. Quand un criminel qui a fait des choses atroces a eu une enfance terrible, ça va ĂȘtre ce que l'avocat va aller plaider :  “Vous comprenez, il a Ă©tĂ© abandonnĂ© par ses parents ; oui, on l'a laissĂ© torturer des petits animaux, puis aprĂšs il s’est mis Ă  butter des humains, mais quand mĂȘme, il a Ă©tĂ© trĂšs trĂšs malheureux, on lui mettait la tĂȘte dans les toilettes Ă  l'Ă©cole !”. Mais cela justifie, ça n'excuse pas. Il y a des questions de valeurs morales par rapport Ă  ça. Mais sur les questions de degrĂ©, du coup, de mĂ©chants et de types de mĂ©chants, je ne vais pas dire que je reste campĂ©e sur le fait que on est tous le mĂ©chant de quelqu'un, mais est-ce qu’il y a tant une notion de malveillance ? Est-ce qu’il n’y a pas des mĂ©chants qui, quelque part, sont persuadĂ©s qu'ils sont vertueux, qui n'essaient pas d'ĂȘtre malfaisants et malĂ©fiques, et qui essaient simplement de faire le bien ? On peut penser Ă  des MagnĂ©to, des choses comme ça, oĂč finalement, dans leur univers Ă  eux, ce sont les gentils. Et je reviens sur ce que disait Benjamin : il y a le point de vue du rĂ©cit qui va aiguiller le public sur qui est le mĂ©chant et quel gentil en fait.

[Benjamin P.] J’ai un exemple lĂ  dessus, qui rejoint la discussion qu’on avait en off tout Ă  l’heure, par rapport Ă  ce point de vue du rĂ©cit. LĂ  oĂč il y a une vertu Ă , justement, essayer d’expliquer et non pas d’excuser, c’est que dans le monde on peut considĂ©rer - moi je n’ai pas de problĂšme Ă  dire que certaines personnes c’est des mĂ©chants, enfin l’équivalent - qu’on pourrait considĂ©rer comme des mĂ©chants, qui ont des actes nĂ©fastes sur le monde, ça existe. Mais ça n’existe pas vraiment des gens qui font ça pour le mal, ça n'existe pas le Satan qui est lĂ  : “Ahaha, je veux juste faire le Mal, ça me fait trop trop plaisir !”. Pour moi, il y aura toujours un systĂšme de justification, et c’est comment on range ces rĂŽles aprĂšs, comment on les perçoit. Et l’exemple que je vais prendre est emblĂ©matique et fournit plein plein de mĂ©chants : c’est les nazis [rire]. Et oui, le point Godwin ça y est, c’était pour moi, il fallait le faire
 [rires].

[JB ] On applaudit  ! [applaudissements]
[Benjamin P.] Ça balance, voilĂ  je critique le nazisme, c’est trĂšs courageux ! [rires] LĂ  oĂč je veux en venir c’est que, pour construire des mĂ©chants, par exemple en pop-culture, les associer au nazisme - et justement faire des points Godwin - c’est hyper efficace. Par exemple, dans Star Wars, dans l’Empire ils sont habillĂ©s comme des nazis et on se dit “C’est les nazis de l’espace, c’est les mĂ©chants !” et ça paraĂźt Ă©vident. Mais en fait, cette esthĂ©tique, qui est reprise et qui nous signifie Ă  nous que ce sont des mĂ©chants, quand les nazis l’ont utilisĂ©e, c’était au contraire pour donner envie : ce n’est pas une esthĂ©tique qui a Ă©tĂ© conçue pour dire “Regardez, on est des gens mĂ©chants et pas cools”. C’est une esthĂ©tique qui a Ă©tĂ© construite pour faire de la propagande et pour dire aux gens “Ca c’est stylĂ©, ça c’est les gentils, nous on est les plus forts et on doit conquĂ©rir le monde et massacrer les gens qui sont des mĂ©chants”, et qui du coup sont complĂštement d’autres catĂ©gories, en fait. Et ça ce sont de vrais retournements ; il n’y pas d’absolu lĂ -dedans. Tout le monde Ă  ses justifications et se vit comme le hĂ©ros du truc, et c’est ensuite au reste de la sociĂ©tĂ© de dire que “ça maintenant on n’en veut plus, et ça maintenant quand on le verra, quand on verra des gens qui ont cette gueule-lĂ , qui ont ces discours-lĂ , qui se comportent de cette façon-lĂ , et bien pour nous ce sera des mĂ©chants maintenant”. Bon Ă©videmment, lĂ  c’est un exemple qui est assez Ă©vident mais ça marche pour plein de trucs. Dans mon bouquin, je prends l’exemple de Mandela, qui est un personnage historique qui est plutĂŽt considĂ©rĂ© comme consensuel maintenant, on se dit “c’est un hĂ©ros”, et en plus c’est un martyre puisqu’il a passĂ© des annĂ©es en prison, et ça paraĂźt Ă©vident Ă  beaucoup de gens - et encore heureux - que l’appartheid africain c’était une saloperie. Mais Ă  l’époque, c’était pas le cas. Il n’y avait pas du tout consensus lĂ -dessus. Il n’y avait pas consensus contre l’appartheid sud-africain et Mandela Ă©tait considĂ©rĂ© comme un terroriste par beaucoup de gens, et pas que par des fous furieux du rĂ©gime en place : Margaret Thatcher considĂ©rait que c’était un terroriste, les pouvoirs en place du camps du bien occidental, de la libertĂ© dĂ©mocratique, considĂ©raient que ce type-lĂ  Ă©tait un mĂ©chant, Ă©tait Magneto en fait. Et d'ailleurs, il Ă©tait en prison pour des sabotages qui, maintenant on ne le pense plus comme ça, pour des sabotages qu’il assumait. “Oui, j’ai sabotĂ© des trucs, oui j’ai commis des actions illĂ©gales”, et Ă  l’époque ça suffisait Ă  dire que c’était autre chose. Mais nous on le considĂšre maintenant comme un rĂ©sistant, et c’est notre vision lĂ -dessus qui a changĂ©. C’est son systĂšme de justification qui a gagnĂ© contre celui de l’appartheid, du racisme et de la sĂ©grĂ©gation.

[JB ] Une conférence engagée. [rires]

[Justine N.] Mais il y a justement un point sur lequel je vous rejoins tous les deux, puisqu'on a parlĂ© du nazisme. [rire] Il y a, effectivement, je me suis un peu laissĂ©e emporter en disant qu'il y avait des nature mĂ©chante, ou, en tout cas, on a pu prendre ça comme ça. Par exemple, la Shoah par balles, qui est une abomination particuliĂšre. Les chambres Ă  gaz ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es parce que les nazis qui tuaient les gens dans les fosses communes faisaient des dĂ©pressions Ă  force de voir les gens. C'est tellement, dans notre systĂšme de gens relativement normaux, c'est tellement monstrueux. C’est Ă  dire que c'est eux qu'on a voulu protĂ©ger de la fatigue nerveuse d'abattre des gens, c'est quand mĂȘme particulier de dire : “On va ĂȘtre gentils, on va vous aider”. 

[Julia R. ] Vous ĂȘtes venus voir de l'imaginaire et passer un bon moment ? [Avec Justine N.] C'est ratĂ© !

[Benjamin P.] Mais, ce genre de choses, ça existe encore, ce sont des choses qu'on retrouve encore.

[Justine N. ?] Mais ça, ça rejoint des questions sociales, c'est-à-dire quelles personnes on va sacrifier nerveusement pour le prix du capitalisme et des colonies, etc. C'est super gai ! Franchement, bravo la table ronde... Mais il y a : de qui est-ce qu'on va arracher l'avenir et les possibilités de vie pour des prises de position politiques, pour des prises de position économiques, pour tout ça.

[JB] Pour revenir sur des sujets un peu plus fiction, sympa, la vie est chouette [rires]. On l'a vu, c'est un peu aussi, c'est la sociĂ©tĂ© qui crĂ©e l'Ɠuvre. C'est en fonction de ce qu'on a sur le moment. Mais on peut aussi se dire, effectivement, que les hĂ©ros d'aujourd'hui peuvent ĂȘtre les mĂ©chants de demain et inversement. Mais aussi, on peut se demander dans quelle mesure l'auteur peut essayer de faire passer des messages, mais Ă  travers le mĂ©chant, parce que ce ne sont pas forcĂ©ment des messages qui sont acceptĂ©s aujourd'hui dans le rĂŽle du gentil. 

[Benjamin P.] Je me dis que c'est pas moi qui Ă©crit de la fiction, donc je veux bien vous entendre lĂ -dessus. Mais sur le point “Est-ce que le mĂ©chant peut ĂȘtre utilisĂ© comme une figure de transgression ?”, ça, c'est quand mĂȘme un point important, parce que lĂ , effectivement, on parle d’un point de vue stigmatisant. On va considĂ©rer que c'est le mĂ©chant, donc lĂ , il a tort. LĂ , on parle de mĂ©chants pour lesquels on va dĂ©cider que ce sont des gens qui, par dĂ©finition, ont tort. Il y a aussi le cas, et c'est celui qui m'intĂ©resse le plus dans le bouquin, c'est les mĂ©chants pour lesquels on se dit : “Ah, il n'a peut-ĂȘtre pas tort”, mais du coup, pourquoi c'est toujours le mĂ©chant ? Et c'est lĂ  que ça devient intĂ©ressant.Il y a plusieurs façons de le traiter et je pense qu'on n’est pas dans la tĂȘte des auteurs et c'est lĂ  oĂč, en fait, il n’y a pas de rĂ©ponse toute faite. Mais ça peut autant ĂȘtre une façon de stigmatiser : vous allez prendre un thĂšme, par exemple, l'archĂ©type du mĂ©chant Ă©co-terroriste, qui est un terme qui revient aussi dans le jargon du discours public. Il y a eu pas mal d'archĂ©types de mĂ©chants Ă©co-terroristes, genre Poison Ivy qui dĂ©fend la planĂšte, la nature, tout ça, qu'on peut utiliser pour dire : “Ah d'accord, on tient compte du fait qu'effectivement il y a une question Ă©cologique”. Mais on va stigmatiser en fait le mouvement Ă©colo, en tout cas le mouvement Ă©colo radical, en lui donnant le rĂŽle du mĂ©chant, en leur disant : “Ah d'accord, vous protĂ©gez la planĂšte, mais quand mĂȘme, vous voulez tuer tout le monde Ă  Gotham, c’est pas trĂšs gentil, donc en fait, les Ă©colos, vous ĂȘtes un peu des fous furieux”. D'ailleurs, ça sera intĂ©ressant de voir ce qu'on va avoir comme type de mĂ©chants Ă©co-terroristes dans la pop-culture dans les annĂ©es qui viennent.

[JB] Mais est-ce que vous condamnez la violence ? [rires]

[Benjamin P.] Vous plaisantez, j'espĂšre
 [rire] Ca peut ĂȘtre aussi une façon pour des auteurs de dire : ”Moi, j'ai envie de parler de cette question que je trouve brĂ»lante”, et celui qui va apporter la contradiction, qui va agir, comme tu le disais, c'est le mĂ©chant ! Donc, en fait, l'espace de la subversion et de la transgression, c'est aussi un des rĂŽles du mĂ©chant et c'est lĂ  oĂč il est intĂ©ressant, et moi, je doute pas qu'il y ait des auteurs qui se disent : “Moi, j'ai, on va dire, ma vision la plus radicale possible. Je ne vais pouvoir l'exprimer que dans ce personnage, que je vais devoir quand mĂȘme, au bout d'un moment, faire perdre, mais c'est lui qui va amener la problĂ©matique, c'est lui qui va amener la conscience”. Donc il y a ces deux choses qui coexistent. Il y a le mĂȘme paradoxe, avec les questions de reprĂ©sentation, c'est-Ă -dire que, pour prendre des trucs trĂšs clairs oĂč il y a vraiment des formes de censure par exemple, le fait de dire Ă  Hollywood pendant un moment, quand il y a le code Hays ou des choses comme ça, que, par exemple, pas d'homosexualitĂ© Ă  l'Ă©cran. On ne peut jamais dĂ©vier de la norme sur aucun point, que ce soit les normes sexuelles, les normes de genre, n'importe quoi. Bon, pour des crĂ©atifs qui veulent se sentir reprĂ©sentĂ©s Ă  l'Ă©cran et dans les Ɠuvres qu’ils crĂ©ent, leur seul espace d'expression c'est le mĂ©chant. C'est ce qu'on retrouve avec le cinĂ©ma, notamment horrifique, les films de la mort, la crĂ©ature de Frankenstein Ă©videmment, qui va ĂȘtre investie, pour dire, en fait, notamment par des auteurs homosexuels qui sont au placard, qui ne peuvent pas parler de ça directement dans le film,  qui vont dire : “Moi, cette crĂ©ature qui demande juste Ă  ĂȘtre acceptĂ©e, Ă  ĂȘtre aimĂ©e, et qui est pourchassĂ©e pour ce qu'elle est, je me reconnais dedans, donc c'est lĂ -dedans que je vais foutre cer affect-là”. Donc, c'est un paradoxe, c’est-Ă - dire que se retrouver toujours dans le rĂŽle du mĂ©chant, c'est Ă©videmment de la discrimination et de la stigmatisation et en mĂȘme temps, ça devient le seul espace d'expression possible qui peut ĂȘtre trĂšs rĂ©appropriĂ© par n'importe quel groupe. C'est lĂ  oĂč le mĂ©chant peut avoir raison un petit peu. C'est-Ă -dire qu’il devient cet espace-lĂ , et c'est un truc on retrouve tout le temps, mĂȘme avec l'Ă©volution de la sociĂ©tĂ©, c'est-Ă -dire que ce sera aprĂšs peut-ĂȘtre d'autres questions qui vont ĂȘtre investies par ces personnages, et ça, c'est un vrai rĂŽle. Je ne sais pas si vous connaissez ce T-shirt : il y a un personnage des X-Men qui porte un T-shirt “MagnĂ©to was right”, “Magneto avait raison”. Il vient voir le professeur Xavier en lui disant : “Haha, qu’est-ce que tu vas faire, tu vas me virer ?” Ce qui est intĂ©ressant, ce n’est pas tant que le personnage pense que Magneto a raison. C'est qu’il est en train de dire que le mĂ©chant a raison, et ça, c'est transgressif. Si Magneto devient gentil, dire “Magneto a raison”, c'est pas trĂšs transgressif, en fait. C’est genre : “Ouais, super merci, bravo, quel courage”. Comme moi qui condamne le nazisme {rire]. Par contre, le fait qu'il soit toujours maintenu dans ce rĂŽle de mĂ©chant, ça devient une espĂšce de petit truc qui va attaquer le statu quo.

[Julia R. ] Je vais faire semblant de me rappeler de la question
 [rire] Il me semble que c'Ă©tait le point de vue de l'auteur par rapport au positionnement. 

[JB] C'Ă©tait justement, si le discours n'est pas forcĂ©ment acceptĂ© de façon globale, est-ce que c'est par le mĂ©chant qu'on peut commencer Ă  faire passer ses messages ? Est-ce que ce n'est pas une fenĂȘtre d'Overton en vue des gĂ©nĂ©rations futures ? 

[Julia R.] Ok, c’est intĂ©ressant parce que j'Ă©cris de la fiction sans mĂ©chant. J'ai de l'opposition, mais je n'ai pas forcĂ©ment de figure de mĂ©chant en tant que tel. Par exemple, dans le cadre de mon second roman Carne qui est sur une fausse pandĂ©mie de zombies, ce sont des gens malades, en fait, ce sont des gens qui deviennent cannibales malgrĂ© eux. On suit un bon papa, un bon pĂšre de famille, qui est tout Ă  fait mĂ©diocre, il ne s’occupe pas vraiment de ses gosses, il est un peu sexiste, c’est monsieur lambda, mais qui n’est pas mĂ©chant ! C’est un mec lambda, le français moyen et qui, du jour au lendemain, devient cannibale et qui sait que manger les gens, c'est pas bien, c'est pas trĂšs, trĂšs acceptĂ©, c'est pas choco, nounours, comme on dit. Du coup, il essaye de se dire : “Je vais me rĂ©frĂ©ner parce que ça passera mieux”. Et il n'arrive pas. Au dĂ©part, il est vraiment positionnĂ© comme un monstre, sauf qu'il n'est pas le seul. A partir du moment oĂč on commence Ă  avoir vraiment beaucoup de cannibales en ville, se pose la question de comment les rĂ©-inclure dans un rĂŽle social. Il y a une contre-culture, un contre-pouvoir qui se met en place avec la question de : “Bah ouais, en fait, on va faire de la chasse, on va avoir des boucheries de viande humaine, chassĂ©e proprement, respect de l'animal oui, du coup, on est cĂŽtĂ© vegan, c'est bien, c'est bon pour la planĂšte de manger des humains, le bien-ĂȘtre de l'humain”. VoilĂ , ce sont des questions de valeurs qui se posent, et les mĂ©chants du dĂ©part commencent Ă  devenir un contre-pouvoir qui, finalement, revient finalement sur la question. Gentils, non, mais acceptables en tout cas.

[Justine N.] Oui, sur ta question, ça me fait penser Ă  mon bouquin Mordred, oĂč justement - encore une fois, c’est trĂšs facile et trĂšs gai comme thĂšme - mais peut-on tuer son pĂšre par amour ? C'est fabuleux, je garderai de cette table ronde un souvenir Ă©mu, peut-ĂȘtre mĂȘme deux ou trois. Mais c'est vrai que Mordred, je l'ai chargĂ© de plein de choses, c’est-Ă -dire d'une envie d'aider son pĂšre en quelque sorte. Dans ce roman, je pense que si Mordred n’avait pas tuĂ© Arthur Ă  la fin (c’est un spoiler, mais c'est bon quand mĂȘme ça remonte), son pĂšre ne serait jamais entrĂ© dans le mythe, il n’aurait jamais survĂ©cu. Et puis Arthur, il n'Ă©tait pas trĂšs en forme et il s'en foutait un petit peu, je pense, et c’était propre, c’était un truc... Mais voilĂ , moi-mĂȘme j'ai mes raisons d'avoir Ă©crit cet horrible personnage, je me rends compte, j'ai honte maintenant. Pour repartir sur votre dĂ©finition des mĂ©chants, oui, ce mĂ©chant a ses raisons et je les entends.

[Julia R.] J'ai une question pour le public. Est-ce que vous pensiez rigoler autant ? On a l'impression de faire un one-man-show, mais c'est vrai.

[JB] Il y a des gens qui meurent, vous savez.

[Julia R.] Parlons de la famine en Afrique.

[JB] Mais pour revenir sur cette thĂ©matique justement, est-ce que le mĂ©chant aujourd'hui peut ĂȘtre le gentil de demain ? Quand j'ai commencĂ© Ă  prĂ©parer cette table-ronde, j'ai dĂ» lire ton livre, enfin j’ai “dĂ»â€â€Š Je l'ai lu avec plaisir ! [Rires] Je l'ai lu avec plaisir ! [Rires et applaudissements]. Il y a un truc qui m’a particuliĂšrement agacĂ©, un truc que j'avais Ă©crit et entourĂ© quinze fois, qui Ă©tait la sĂ©rie Cobra Kai, qui est grillĂ©e dĂšs les premiĂšres pages du livre. La sĂ©rie fait suite au film KaratĂ© Kid, mais c'est vingt ou trente ans aprĂšs. On suit le mĂ©chant du premier film, mais cette fois-ci, c'est devenu le protagoniste et on a une relecture de tous les films, par tous les petits flashbacks qui repassent, et on a une lecture complĂštement diffĂ©rente. En fait, le protagoniste qu'on suivait, qu'on apprĂ©ciait, ce n'Ă©tait pas forcĂ©ment le bon gars. Et pareil, on remet l’enfance  du mĂ©chant, ses problĂšmes familiaux, et ainsi de suite, et on se rend compte que ce qu'on croyait acquis est facilement remis en question. Je m'interroge beaucoup, est-ce qu’on peut prendre un plaidoyer donnĂ©, est-ce qu'on peut le retourner comme ça, systĂ©matiquement, ou pas?

[Benjamin P.] Oui, c'est un exemple, mais en fait, c'est un truc qui se fait beaucoup de raison, le fait de prendre Mordred, tu retournes le point de vue. C'est trĂšs Ă  la mode, maintenant, dans la pop-culture, de mettre les mĂ©chants dans le rĂŽle, pas forcĂ©ment du gentil, mais du protagoniste, comme le Joker. C'est ce qui est intĂ©ressant, je trouve, plus c'est qu'est-ce que tu en fais. Par exemple les films Suicide squad, qui sont des films oĂč les super-vilains sont les hĂ©ros. Le problĂšme de ces films, c'est que - et c'est lĂ  oĂč c'est intĂ©ressant moralement - pour que ce soit acceptable pour le public, que les mĂ©chants soient dans la position du protagoniste, on leur lime les dents. C’est pas vraiment des gens trĂšs mĂ©chants dĂ©jĂ , oui, ils ont beaucoup souffert et tout ce qui est toujours le clichĂ©. Si tu regardes dans le film, ils ne font jamais vraiment des choses trĂšs mĂ©chantes. Ils font des trucs au mieux d’ado, un peu relou, et qui sont en crise, et c'est ce qui fait qu'en fait ce n'est pas trĂšs intĂ©ressant. Et tu compares ça Ă  un film comme Devil’s Rejects de Rob zombie, oĂč le principe, c'est que les protagonistes sont une famille de tueurs psychopathes, nĂ©crophiles, ils sont horribles. LĂ  le film est plus intĂ©ressant, parce qu’ils n'en font pas des gentils, parce que c'est impossible, ou alors ça serait extrĂȘmement irresponsable, mais le film devient plus intĂ©ressant moralement et plus un challenge, parce que t'es obligĂ© de t'”attacher” entre guillemets Ă  eux parce que ce sont tes personnages - point de vue. Tu vas dĂ©tecter des moments oĂč tu vas te dire : “ah il est gentil Ă  ce moment-lĂ  avec sa soeur”, “ah quand mĂȘme ils ont une relation comme ça”, mais ça reste les pires monstres possibles, et c'est beaucoup plus un challenge moralement, d’autant qu’ils ne leur trouvent pas d'excuses. C'est un truc qui est intĂ©ressant, c’est une autre façon de faire. Je ne dis pas qu’il faut faire forcĂ©ment comme ça. Mais c'est lĂ  oĂč tu vois que c'est en fait moralement trĂšs, trĂšs compliquĂ© de faire vraiment la bascule du mĂ©chant en protagoniste. Bon, le film Joker a, je pense, bien marchĂ© aussi pour ça. AprĂšs, on en pense ce qu'on veut. Mais ils n’en font pas non plus un gentil, c'est quelqu'un qui est malade, qui a des problĂšmes sociaux extrĂȘmement graves, etc. Donc, il y a le cĂŽtĂ© : “On va essayer d'expliquer pourquoi il est comme ça”, mais ça ne devient pas un super-hĂ©ros. Il n'y a pas de moment oĂč on se dit : “Il pourrait ĂȘtre un Batman”. Ce n’est pas du tout le mĂȘme rapport au bien et au mal, et au manichĂ©isme, et je trouve que c'est lĂ  oĂč c'est intĂ©ressant, c'est quand ça challenge un peu la morale. Sinon, c'est juste faire semblant et faire genre : “Ah, regardez, je suis le mĂ©chant, je suis trop cool, je trouve trop transgressif, mais en fait, je ne fais absolument rien de transgressif, jamais, c'est que de la posture”. VoilĂ , c’était mes exemples. 

[JB] Je vais aussi citer un autre passage de ton livre : “On peut jouer la rĂ©volution de fĂ©vrier contre la rĂ©volution d'octobre, ou encore soutenir que LĂ©nine ou encore Trotsky avait raison face au vil Staline. MĂȘme Michel Sardou, chanteur pourtant rĂ©putĂ© Ă  droite, invoquait le premier contre la dĂ©rive de l'URSS : « LĂ©nine relĂšve-toi, ils sont devenus fous »”. La question que je voulais vous poser, est a-t-on besoin de rĂ©Ă©crire l'histoire pour retourner l’échiquier et faire forcĂ©ment des good games Ă  partir des bad games ?

[Benjamin P.] TrĂšs rapidement, lĂ -dessus, l'exemple, c'est surtout que c'est une rĂ©Ă©criture au sens strict, c'est-Ă -dire que ce n’est pas du rĂ©visionnisme. C’était le mĂȘme truc avec Mandela tout Ă  l'heure. Je pense qu'on se sent obligĂ© de revoir l'histoire, toujours, avec des archĂ©types de fiction. On va devoir se dire qu’il y a un gentil, un mĂ©chant. Si je prends l'exemple de la rĂ©volution française, ce sont des pĂ©riodes qui sont quand mĂȘme trĂšs, trĂšs violentes et trĂšs, trĂšs compliquĂ©es, avec plein de nuances de gris, plein de gens qui font des erreurs, plein de gens qui sont des salauds et d'autres, des fois, plus vertueux. La facilitĂ©, ça va ĂȘtre de dire “Danton = gentil”, c'est la gentille rĂ©volution ; “Robespierre = mĂ©chante rĂ©volution”, et du coup, c'est une façon de pouvoir intĂ©grer le truc et le digĂ©rer. En fait, ce sont des archĂ©types de fiction. Regardez les films amĂ©ricains historiques, ils font tout le temps ça. Ils y prennent une sĂ©quence, ils vont dire : “lui, c'est le gentil de cette sĂ©quence et lui, c'est le mĂ©chant”. Et souvent, le mĂ©chant, c'est le plus radical. Il faut toujours voir les choses comme ça, ce qui n'est Ă©videmment pas trĂšs historique, mais je pense qu'on ne peut pas y couper. En fait, on est obligĂ© d’avoir un petit peu des figures de bien et de mal, mĂȘme dans un truc qui n’est pas manichĂ©en, comme l'histoire.

[Justine N.] Justement sur ce sujet, il y a eu un truc que je trouve trĂšs, trĂšs intĂ©ressant. Comme je suis fatiguĂ©e, je ne me souviendrai pas des noms exacts, toutes mes excuses d'avance. Aux temps bibliques, les romains ont encerclĂ© une derniĂšre place forte hĂ©braĂŻque, et les hĂ©breux ont luttĂ© jusqu'Ă  l'anĂ©antissement total. Pendant trĂšs, trĂšs longtemps, ça a Ă©tĂ© traitĂ© par la culture hĂ©braĂŻque comme quelque chose d'hĂ©roĂŻque, de puissant, d'identitaire aussi, parce que le roman national est forcĂ©ment, je pense, identitaire. Depuis quelques dizaines d'annĂ©es, c’est revu, c’est retravaillĂ©. Les personnes qui travaillent dessus se disent que ce n’est pas forcĂ©ment super intelligent de montrer la mort en but hĂ©roĂŻque, et que c'Ă©tait peut-ĂȘtre un peu des cinglĂ©s au fond, et que le but, c'est essayer de s'en sortir, quel que soit le truc, et pas de se cramer jusqu'au dernier parce que ça ne prouve rien et que ça ne fait que nourrir des romans nationaux ou culturels qui peuvent ĂȘtre parfaitement dĂ©gueulasses et qui sont trĂšs souvent parfaitement dĂ©gueulasses. 

[JB] Mais je sais que tu avais publié un article récemment dans Révolution à ce sujet, sur la réécriture de l'histoire.

[Justine N.] Oui, c'Ă©tait L'histoire est Ă©crite par les vainqueurs. C'est trĂšs long 

[JB] Lisez-le, hein !

[Justine N.] Oui, Ă  lire, c'est plus sympa, il y a des images et je parle des pokĂ©mons et de la Shoah dans le mĂȘme paragraphe. [rires] Je pense que rien que pour ça ! J'ai quand mĂȘme fait des recherches sur le statut lĂ©gal des pokĂ©mons dans le monde des pokĂ©mons et, encore une fois, c'est particulier, ils avaient le droit de se marier avec des humains. Oui, oui, oui. Ça a Ă©tĂ© retirĂ© des versions occidentales, mais je n'Ă©tais pas prĂȘte. C'est la pire recherche que j'ai faite de ma vie. [rires]

[JB] Pire que la Shoah donc. [rires]

[Julia R.] Ah non non non, mais moi, je n'interviens pas aprĂšs cette phrase, on passe Ă  l'autre question ! [rires]

[JB] VoilĂ , on va passer Ă  la deuxiĂšme partie de cette table ronde. On a commencĂ© par se poser la question : “est-ce qu’ils peuvent avoir raison”. J'ai envie d'aller plus loin pour demander : “est-ce qu'ils ont besoin d'avoir raison ?”

[Julia R.] Je crois qu'on a Justine qui a un Ă©lan d'inspiration, je vais lui repasser le micro.

[JB] Parce qu’on ne va pas se le cacher, ça nous est arrivĂ© Ă  tous. On voit un plan qui est bien menĂ©, on veut le voir arriver Ă  terme. On se dit que, quand mĂȘme, le bougre, il y a mis tellement d'efforts, ou il a ses raisons. Est-ce qu'on ne peut pas avoir juste une fascination, pour savoir s’il va arriver au bout ?

[Justine N.] Sur la fascination, je pense que dans tous mes bouquins, il y a un seul mĂ©chant, mĂ©chant assumĂ©. Pour continuer dans la facilitĂ©, c'est une petite fille. Assez souvent on m'en parle, avec une haine absolument incroyable, mais aussi un certain plaisir de la haine : “Ouais, vraiment, elle mĂ©rite ce qui lui arrive, j'Ă©tais content.e quand elle a souffert”. Et lĂ , nous, on a juste notre cafĂ© cachĂ© derriĂšre notre nom, on dit : “Oui, d'accord, je suis dĂ©solĂ©e”. Oui, je pense qu'on a une fascination pour continuer Ă  le voir, ou la voir, le mĂ©chant, la mĂ©chante, progresser dans son abjectisme. 

[Julia R.] Mais je crois qu'on a tous regardĂ© Coyote essayer de choper Bip-Bip en espĂ©rant qu'il y arrive ! [rires, applaudissements]. Je ne sais pas si ça vous a fait cet effet, quand on regarde des films qui sont des films pour enfants, du type Maman, j'ai ratĂ© l'avion. Quand on le regarde, quand on est gamin, on se dit vraiment : “OhlĂ lĂ , il se dĂ©fend vachement bien le petit McCallister contre les grands mĂ©chants qui arrivent, et vraiment les pots de peinture, les briques”, mais vraiment il les a tuĂ©s 36 fois ces deux pauvres cambrioleurs qui essaient juste de cambrioler une maison mais qui Ă  aucun moment essayent de faire du mal au gosse. Quand on regarde le film avec un oeil d'adulte - moi, ça m'avait frappĂ©e - on se dit : “Mais je le chope, je lui ai mis une torgnole, Ă  ce gamin, enfin”. [rires] Nous ne favorisons pas la violence contre les enfants dans cette confĂ©rence, Ă©videmment.

[Benjamin P.] Je rajouterais plus un truc, mais en fait, tu l'as dĂ©jĂ  un peu dit. Je crois que c'est toi qui as dit : “fenĂȘtre d'Overton”. C'est la fenĂȘtre des idĂ©es acceptables, c'est un truc qui peut se dĂ©placer, et notamment s'il y a une proposition plus extrĂȘme d'un cĂŽtĂ©, sur n'importe quel sujet, on s'en fiche, mĂȘme si on ne va jamais lui donner raison, ça va ouvrir un petit peu la fenĂȘtre. Les autres positions, qui avant paraissaient bizarres ou extrĂȘmes, vont devenir un peu plus acceptables en comparaison. Je pense que c'est un des rĂŽles du mĂ©chant. Il va arriver avec une problĂ©matique ou n'importe quoi, un sujet, une cause, et il va arriver dans une version tellement caricaturale et dĂ©bile qu'on va se dire : “Ouais, non, calme toi quand mĂȘme”, et on est bien content qu'il se fasse casser la gueule Ă  la fin, mais ça va avoir amenĂ© le sujet, ça aura un peu dĂ©placĂ© certains trucs. Parfois, je pense que c'est ça leur rĂŽle, c'est juste d'ĂȘtre le punk qui arrive et qui dit un truc qui transgresse et qui chamboule un peu les choses, d'une maniĂšre qui n’est pas forcĂ©ment trĂšs rĂ©flĂ©chie et acceptable, mais ça va au moins avoir mis le sujet sur la table et le hĂ©ros est obligĂ© d'en tenir compte, alors qu'au dĂ©but, il s’en tapait complĂštement. Des fois, ça donne des trucs un peu lĂąche, pour reprendre les Ă©co-terroristes, ça va ĂȘtre genre Poison Ivy qui dit : “Regardez ce qu'on fait Ă  la planĂšte, les industriels polluent, je vais donc empoisonner toute l'eau de gotham et vous allez tous mourir”. Du coup, il faut l'arrĂȘter parce ce n'est pas cool comme mĂ©thode d'action. Ne faites pas ça ! [rire] Et puis surtout, c'est ridicule. [Rire] Ça n'a pas de sens de faire ça. Donc, Ă©videmment, on veut que Batman la punisse, mais Ă  la fin, Bruce Wayne va dire : “Hein hein, je vais donner plein d'argent Ă  l'Ă©cologie et je vais faire que les entreprises ne polluent pas”. Il va se greenwasher par rĂ©percussion au mĂ©chant. L'exemple trĂšs cĂ©lĂšbre rĂ©cent c’est le premier film Black Panther. Ce qui est intĂ©ressant, c'est que ça n'a pas hyper bien marchĂ©, parce que les gens adorent vraiment le mĂ©chant. J'ai pas mal regardĂ© les discours dessus, notamment venant d'afro-amĂ©ricains. Ils sont trĂšs en mode : “Non, en fait dĂ©jĂ  le mĂ©chant, il a raison et, en vrai, s’il n'a pas raison dans le film, c’est parce que vous avez fait exprĂšs qu'il n’ait pas raison en le rendant cruel gratuitement, et il fait des trucs complĂštement dĂ©biles qui n'ont aucun rapport avec son idĂ©ologie”. Mais toujours est-il que son rĂŽle dans le film, c'est de dĂ©placer le point de vue du hĂ©ros qui au dĂ©but ne veut pas intervenir et, Ă  la fin, intervient d'une maniĂšre un peu humanitaire et modĂ©rĂ©e, blablabla et propre sur lui, mais c'est grĂące au mĂ©chant. Sinon, apparemment, ça ne lui aurait pas montĂ© au casque tout seul, il fallait le secouer un petit peu. Pour ça, le mĂ©chant n'a pas besoin d'avoir raison, il a juste besoin de mettre le hĂ©ros face Ă  des contradictions

[JB] On l'a vu, le spectre de l'acceptable varie beaucoup d'une Ɠuvre Ă  l'autre et en fonction des lecteurs aussi, mais j'aurais voulu vous demander oĂč vous placez la ligne rouge, quelle limite vous empĂȘche dans tous les cas de rouler pour le mĂ©chant ?

[Justine N.] Je pense que ça dĂ©pend de deux choses. DĂ©jĂ  l'univers qu'on propose dans un roman, oĂč il y a les codes qui sont posĂ©s dĂšs les premiĂšres pages, que le lecteur ou la lectrice accepte - ou pas. Il y a aussi les trucs sur lesquels on a envie de passer des mois et des annĂ©es. Il y a des sujets, moi, j'ai absolument pas envie, par exemple la pĂ©tanque, ça me dĂ©goĂ»te. [rires]

[JB] Donc, si le méchant joue à la pétanque, pour toi c'est mort.

[Justine N.] Ce sera un vrai mĂ©chant, voilĂ , pire que les mariages de Pokemon. 

[Julia R.] Manger des bébés, tout ça c'est ok, mais la pétanque ça passe pas.

[Justine N.] Non, la pétanque ça passe pas, non. [rire] Mais oui, je pense qu'on a tous des sujets sur lesquels on ne veut absolument pas travailler. Je ne sais pas ce que tu en penses ?

[Julia R.] Oui, je crois qu'on a tous des appĂ©tences pour certains domaines et des choses qui ne nous plaisent pas. Quelle est la ligne rouge ? Je pense que c'est simplement par rapport Ă  mes valeurs personnelles. Si le mĂ©chant est sexiste, homophobe, raciste, ben non
  MĂȘme si derriĂšre : “Oui, mais je veux sauver la planĂšte”, ben non, ça reste un mĂ©chant, mĂȘme s'il a une trĂšs, trĂšs bonne idĂ©ologie par rapport Ă  l'environnement, il y a des trucs qui vont faire que pour moi, ça ne passera pas, parce que c'est une valeur personnelle, c'est tout.

[Benjamin P.] Je n'ai pas vraiment de rĂ©ponse personnelle Ă  ça, dans le sens oĂč je pense que la ligne rouge est toujours tracĂ©e par l'univers, comme tu le dis, dans la diĂ©gĂšse du truc.  Il ne faut jamais oublier que c'est trĂšs rare de pouvoir vraiment dire : “Le mĂ©chant a raison”, pour une raison toute simple, c'est que les histoires ne te laisseront jamais faire. Il faut toujours mettre en place des trucs qui disent : “Ah, vous voyez, il avait tort, heureusement que le hĂ©ros n'Ă©tait pas d'accord avec le mĂ©chant !”, ou : “Regardez, justement, il mange des bĂ©bĂ©s, quand mĂȘme”. Donc, on ne nous laisse jamais vraiment le faire. C'est trĂšs rare que ce soit suffisamment mal fait pour que le mĂ©chant ne soit pas assez dĂ©crĂ©dibilisĂ©, et c'est trĂšs facile de dĂ©crĂ©dibiliser un mĂ©chant quand c'est toi qui a les rĂȘnes de l'univers. Tu peux dire : “J'ai dĂ©cidĂ© que c'Ă©tait un psychopathe qui mangeait les enfants”, ou “J'ai dĂ©cidĂ© qu'en fait son plan ne fonctionnait pas, parce que l'univers fait que ça marche pas”, et du coup il a tort. Il faut toujours avoir en tĂȘte que ce n'est pas vraiment toi qui met la ligne rouge et tu seras toujours dans une position de dire : “Je trouve qu'il a, en fait, un peu raison”. Un de ceux qui revenait hyper souvent quand je posais la question, en pop culture, c'est le Thanos des films. Il y a plein de gens qui vont dire que Thanos a un peu raison, parce qu'il dit : “Le monde va s'effondrer Ă  cause de la pĂ©nurie de ressources et on fait n'importe quoi”. Sauf que les gens ont cette intuition, mais si tu pousses le dĂ©bat plus loin, si tu demandes : “Est-ce que Thanos a raison de tuer des milliards de personnes, de maniĂšre purement autoritaire, sans chercher aucune autre position, et avoir une espĂšce de discours un peu malthusien, trĂšs bizarre et tout”, en fait non, les gens ne sont pas au premier degrĂ© d'accord avec ça. Enfin, la plupart des gens
 [rire] Ce sont des choses qui ont Ă©tĂ© mises en place par le film, qui ne te laisse pas faire ce truc-lĂ , avec en plus ce truc de : “Ok, il avait peut-ĂȘtre un peu raison, parce qu'il a l'air de d'avoir des raisons de penser ce qu'il pense”. Mais dans le film, aprĂšs, il n'y a pas d'effondrement de ressources, mĂȘme dans les films qui suivent. On se demande, du coup, si Thanos avait tort depuis le dĂ©but ? L'univers ne s'est pas effondrĂ©, donc, manifestement, il avait tort. Mais ce n’est pas adressĂ©, le problĂšme n'est pas adressĂ©, c'est juste : “Sa solution allait trop loin, on l'a empĂȘchĂ©, voilĂ , roulez jeunesse”, et on ne se pose plus la question. Mais ça, c'est quelque chose qu'on ne peut pas faire dans la vraie vie. [En riant] Enfin, on peut le faire, mais l’univers s'Ă©croule quand mĂȘme. Si Thanos a raison, l’univers s’écroule quand mĂȘme, il n’y a pas des auteurs pour le sauvegarder. Donc, en fait, on est quand mĂȘme toujours trĂšs tributaire de ce que les auteurs ont dĂ©cidĂ©, de la ligne rouge des auteurs eux-mĂȘmes. C'est artificiel, et c'est aussi artificiel dans la morale qui est proposĂ©e.

[Julia R.] Je voudrais juste nuancer sur une petite chose. Je suis complĂštement d'accord avec toi sur le fond, mais j'ai envie de porter un message d'espoir, parce qu'on a parlĂ© de Shoah, de pokĂ©mons, on a parlĂ© de trucs graves aujourd'hui, de pĂ©tanque ! Oui, de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, les Ɠuvres ont ce positionnement, mais je trouve qu'il y a de plus en plus d'initiatives qui essaient de contrecarrer ces choses, notamment dans l'imaginaire francophone, puisque les amĂ©ricains ont encore une vision Ă  mon sens trĂšs manichĂ©enne et une dichotomie assez simple entre le mĂ©chant et le gentil, mĂȘme quand ils essayent de renverser la balance. Je pense Ă  The Boys, une sĂ©rie qui, grosso modo, prend Superman en mĂ©chant. Mais ils auraient pu en faire un truc un peu nuancĂ©, oĂč c’est la corporate nation avec les super-hĂ©ros qui sont gĂ©rĂ©s par une entreprise, mais il n'y a mĂȘme pas de partie un peu bienveillante et vertueuse lĂ -dedans, c'est juste devenu exactement l'inverse. Je pense Ă  un roman, Les chats des neiges ne sont plus blancs en hiver de NoĂ©mie Wiorek, une autrice française, qui part d'un postulat d'un mĂ©chant qui s'appelle Noir, qui est vraiment prĂ©sentĂ© comme le mĂ©chant des forces diaboliques, qui vit dans sa grotte avec ses espĂšces de petits monstres dĂ©gueulasses. C’est un univers oĂč l'hiver a disparu, lui tient absolument Ă  faire revenir l'hiver dans ce monde qui gĂ©rĂ© par le Royaume de lumiĂšre qui est vraiment prĂ©sentĂ© comme le truc incroyable. Et jusqu'Ă  la fin du roman, on ne sait pas pourquoi le Royaume de lumiĂšre veut garder un monde sans hiver et pourquoi le mĂ©chant veut faire revenir l'hiver. On suit ceux qui sont censĂ©s ĂȘtre les mĂ©chants, mais on ne sait mĂȘme pas tant s'ils le sont. C’est ça qui est intĂ©ressant. Il y a des propositions aujourd'hui, dans l'univers francophone et europĂ©en de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, qui viennent apporter de la nuance. 

[JB] Pour revenir aux valeurs morales, est-ce pour vous, parfois, la fiction peut aussi ĂȘtre un exutoire et se dire que si le mĂ©chant est cool, s'il est fabulous, je peux rouler pour lui, parce que je dĂ©limite, je prends ses mauvaises pensĂ©es, je les bloque ici et ça me permet justement d'en profiter et que ça n’affecte pas les gens, ou est-ce que ça va forcĂ©ment dĂ©teindre sur le reste de la sociĂ©tĂ© ? 

[Justine N.] Un trĂšs, trĂšs bon exemple lĂ -dessus, c'est Jason Voorhees, parce que c'est cool ! C'est un des mĂ©chants les plus cools du monde, mais il vit dans un aquarium, c'est-Ă -dire qu’il ne se rĂ©pand pas dans une vie, il ne fait pas des clones, il ne monte pas une armĂ©e. C'est juste Jason Voorhees, l’esprit PTSD de tous les enfants battus du monde qui flingue des gens dans les bois, et puis dans un vaisseau spatial, et c'est complĂštement con, et ses victimes ne sont jamais traitĂ©es comme des humains. Ce sont des gens qui ont eu l'outrecuidance de se promener en slip dans les bois et qui devaient ĂȘtre punis pour ça. Je  trouve que c'est un systĂšme qui fonctionne super bien parce qu’il est Ă©purĂ© et parce qu’il n’y a aucune... Je ne pense pas qu'on puisse faire sortir la violence de Jason et la transposer dans notre monde ou dans notre moralitĂ©, et c'est juste cool et con. C’est comme
 J'ai oubliĂ© le nom de ce vieux jeu, Dungeon Master ou un truc comme ça, dans lequel on creusait des souterrains et Ă  un moment, on avait un poulailler et la souris, c'Ă©tait juste une grande main qui gĂ©rait tout ce qu'on faisait, et dans le poulailler, on pouvait juste Ă©clater les poussins.

[Benjamin P.] Dans le bouquin, l'exemple que je prends, c’est quand il y a un mĂ©chant type Magneto qui est un personnage qui a une cause qui paraĂźt lĂ©gitime, noble, et que le gentil partage sa cause mais n'aime pas ses mĂ©thodes, sa façon de faire. Souvent, il y a un schĂ©ma oĂč il y a un troisiĂšme mĂ©chant, que moi j'appelle le mĂ©chant “piñata”. Dans les X-Men, ce sont les gros racistes anti-mutants. On dit que tout le monde aime les mĂ©chants, mais personne dans les X-Men, Ă  part des gens relativement craignos, dit : “L'espĂšce de nazi qui veut les exterminer, qui est chiant et absolument pas sympathique, lui, je l'adore, j'ai trop envie d'ĂȘtre cette personne”. Lui, on ne l'aime pas. On aime bien MagnĂ©to, parce qu’il est cool. Ce qui se passe, c'est que souvent ils vont s'allier contre le mĂ©chant “piñata”, et celui qui va dĂ©livrer le truc exutoire de lui pĂ©ter la gueule, c'est le mĂ©chant. C’est MagnĂ©to, c’est le mĂ©chant stylĂ©. On est trop content que MagnĂ©to aille trop loin, qu’il fasse genre : “Alors toi, je vais t'Ă©clater la gueule, mais avec une inventivitĂ© incroyable”. DerriĂšre, le hĂ©ros va dire : “Non, non, non, faut pas faire ça, non, arrĂȘte”. Moralement, on se dit que le hĂ©ros a raison, parce que lui ne tomberait jamais dans un tel truc, mais en fait, on est trop content que le mĂ©chant se salisse les mains.

[JB] Sur deux salauds, on part sur celui qui a le plus de panache.

[Benjamin P.] Oui, c'est ça, et puis c'est son rĂŽle aussi d'ĂȘtre le mec cool. En fait, c'est une mauvaise frĂ©quentation. [Rires]. On se dit que ce n’est pas bien de faire ça, mais c’est cool quand mĂȘme. 

[JB] Moi, je pensais Ă  un point que je m'interroge beaucoup, ce sont les chansons de mĂ©chants dans Disney. Parce que ce sont les meilleures, on est d'accord, jusqu'ici. Pourquoi c'est les meilleures ? 

[Julia R.] Tu vas nous parler de Jafar non ?

[Justine N.] Je vais faire trÚs vite, parce que je ne suis pas du tout spécialiste des Disney. Effectivement, j'ai regardé Mulan un jour, et je trouve que le méchant est particuliÚrement bien réussi. Shan Yu est splendide, c'est à moitié un berserk parce qu'il a plein de traits animaux. Les poneys sont dessinés de façon historique et les chevaux japonais sont désignés de façon historique. Moi, ça me suffit, mais Shan Yu, t'as la classe. [rires]

[JB] Mais il ne chante pas !

[Julia R.] T'as pas un Disney oĂč ils ont chantĂ©, non ?

[Benjamin P.] Je pense que c’est tout simplement liĂ© au fait qu’ils sont fabulous, comme tu dis. Ce sont ceux qui ont le moins de carcans et qui sont moins obligĂ©s de suivre les trucs. Il y a le cĂŽtĂ© jouissif de la vilenie. Du coup, Ă©videmment, ils ont les meilleurs morceaux, parce qu'ils ont les morceaux les plus funs. Ils ont les morceaux qui sont moins cucul et qui sont plus dĂ©complexĂ©s, plus extravagants et spectaculaires. C'est normal qu'on les kiffe tous !

[Julia R.] LĂ -dessus, il y a quand mĂȘme des thĂ©ories. Pareil, je n'ai pas fait d'Ă©tudes sur Disney. Il y avait pas mal de thĂ©ories un moment, qui disaient que les mĂ©chants de Disney Ă©taient reprĂ©sentĂ©s comme des homosexuels parce qu'ils n'avaient pas d'intĂ©rĂȘt amoureux vis-Ă -vis de la princesse, et ils Ă©taient toujours, comme tu dis, flamboyants, hauts en couleur, et c'est ça qui les rendait stylĂ©s. On peut vite glisser dans le cĂŽtĂ© : “Prendre ce qui peut faire les qualitĂ©s perçues d'une population pour la rendre mĂ©chante”, mais si lĂ , c'est dire que les homosexuels sont stylĂ©s, on va les mettre en mĂ©chants, ça peut vite devenir problĂ©matique. Donc, est-ce que Disney n'est pas le mĂ©chant dans l'affaire ? [Applaudissements] EngagĂ©, hein ! Taper sur les grandes corporations amĂ©ricaines, ça envoie du lourd.

[Benjamin P.] Si je peux prĂ©ciser lĂ -dessus ? C'est effectivement assez discutĂ© et documentĂ©, on appelle ça “l'encodage queer” et ce sont souvent les mĂ©chants Disney qui sont donnĂ©s en exemple. Ça rejoint le paradoxe de reprĂ©sentation dont je parlais tout Ă  l'heure. D’un cĂŽtĂ©, comme tu viens de le dire, c'est stigmatisant. En mĂȘme temps, on sait que ça a Ă©tĂ© investi soit en rĂ©appropriation (c'est-Ă -dire, je ne sais pas, la communautĂ© LGBT qui va se reconnaĂźtre et revendiquer un mĂ©chant en disant : “Ah, ouais, trop cool, et tout”), soit, par moment, c’est mĂȘme volontaire, de la part de crĂ©atifs qui sont eux-mĂȘmes LGBT. Le plus connu, c'est Ursula, de La petite sirĂšne, qui est inspirĂ© de Divine, une drag queen hyper cĂ©lĂšbre Ă  ce moment-lĂ  au cinĂ©ma. Ce n’est pas du tout cachĂ©, c’est explicite que c'est l'inspiration. Notamment, les compositeurs connaissaient trĂšs, trĂšs bien la scĂšne underground, LGBT, de New-York et notamment le drag show, et en fait sa chanson de mĂ©chant est un show drag. Ce n’est pas une caricature, c'est vraiment un hommage, c'est inspirĂ© vraiment de cette culture de maniĂšre tout Ă  fait premier degrĂ© et passionnĂ©e. Les deux coexistent dans le mĂȘme truc, je trouve ça assez fascinant et trĂšs difficile Ă  dĂ©nouer comme question. 

[Justine N.] Pour continuer Ă  dire du mal de Disney, il y a eu pas mal d'Ă©tudes qui ont Ă©tĂ© faites sur les personnages fĂ©minins de mĂ©chantes, sur le fait que ce sont simplement des figures fĂ©ministes, c'est-Ă -dire des femmes qui, en gĂ©nĂ©ral, n'ont pas d'intĂ©rĂȘt amoureux, qui ne courent en tout cas pas aprĂšs un prince charmant. Elles n'ont pas besoin d'ĂȘtre sauvĂ©es. Si elles ont eu besoin d'ĂȘtre sauvĂ©es, c'est elles qui ont fait le job. Et il y a une grosse, grosse, grosse critique fĂ©ministe lĂ -dessus parce que : “Ah mon dieu, je n'ai pas besoin d'un prince, je suis donc [grosse voix] mĂ©chante
”

[JB] Pour terminer, je vais vous poser rapidement une derniĂšre question, pour avoir le temps pour les questions du public. Je trouve qu'on n'a pas parlĂ© assez de politique jusqu'ici
 [Rires] Est-ce qu'au final, les meilleurs mĂ©chants, c'est pas aussi les pires, parce que c'est ceux qui nous dirigent dans le vrai monde, c'est des gens qui sont pas forcĂ©ment, voilĂ , ces gens ne sont pas forcĂ©ment trĂšs douĂ©s, trĂšs bons non plus, mais qui vont toujours invoquer les mĂȘmes choses, avoir de grandes causes, de grandes sacrifices pour le bien commun, tout en privilĂ©giant derriĂšre une caste de privilĂ©giĂ©s ?

[Justine N.]Je dirais que non, parce que pour faire un bon mĂ©chant, comme on l'a vu, il faut ĂȘtre cool, de prĂ©fĂ©rence flamboyant, intelligent, et il faut avoir la classe. Donc, non, je ne vois pas du tout. Non. Je ne fais pas le lien. [Rires, applaudissements]

[Benjamin P.] Pas mieux.

[Julia R.] Non, mais c'est ça la question sous-jacente - on en avait un peu discutĂ© en amont lors de la prĂ©paration de cette confĂ©rence : est-ce que les mĂ©chants sont de droite ? [Rires]. ConcrĂštement, c'est ça la question. Mais les gens de droite n'ont pas dĂ©cidĂ© d’ĂȘtre de droite, pensez Ă  notre ami
 mince. Comment s'appelle-t-il, celui qui a fait Quatre-vingt-dix-neuf francs ?

[JB] Beigbeder ?

[Julia R.] Beigbeder. Vous avez dĂ» voir dans la presse qu'il est allĂ© dire : “Dire que je suis un homme blanc, de droite, hĂ©tĂ©rosexuel et cisgenre, c’est ĂȘtre quatre fois raciste envers moi”. VoilĂ , je vous laisse digĂ©rer l’information.

[JB] [En riant] Il a beaucoup souffert


[Julia R.] C'est vrai que ça a Ă©tĂ© trĂšs, trĂšs dur pour lui, mais toujours est-il que je comprends aussi que ce n'est pas toujours simple
 Alors attention, je n'aurais jamais dĂ» me lancer lĂ -dedans. VoilĂ , les hommes hĂ©tĂ©ros cisgenres, qui ont Ă©tĂ© chanceux Ă  la roulette de la vie, ne l'ont pas dĂ©cidĂ©, ça ne fait pas d’eux mĂ©caniquement des mĂ©chants. Par contre, c'est leur positionnement et leurs agissements qui vont faire d'eux des gentils ou des mĂ©chants. VoilĂ  quelque chose de trĂšs fort, trĂšs engagĂ© encore.

[JB] Merci beaucoup. On va passer aux questions du public.

[Public]