L'Ouest Hurlant

L'Ouest Hurlant

đź“š L'ouest Hurlant, c'est le festival rennais des cultures de l'imaginaires. (Science-fiction, fantasy, fantastique) Et ici, vous ĂŞtes sur son podcast !

L'Ouest Hurlant

Le podcast de L'Ouest Hurlant permet de revivre ou de découvrir les tables-rondes et conférences qui se sont tenues lors de L'Ouest Hurlant. Il met à l’honneur les cultures de l’imaginaire : la science-fiction, la fantasy et le fantastique. Pour chaque épisode, une transcription est mise à disposition des auditeur·ices. L'Ouest Hurlant est un événement grand public, destiné aux curieux·ses en quête d’évasion, tout comme aux professionnel·les du domaine. Au programme, des conférences, des spectacles et des animations ludiques... Mais aussi des dédicaces, une librairie et des stands d’éditeur·ices. Bonne écoute !

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Mini-colloque : Le personnage - Avec le Laboratoire des Imaginaires

Mini-colloque : Le personnage

Enregistré le Le 30/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

Une des cartes blanches de nos partenaires de l’association le Laboratoire des Imaginaires pour un mini-colloque autour du sujet : Le personnage dans les cultures de l’imaginaire – Cycle de micro-interventions autour de la thématique, explorant divers genres, médias et œuvres !

Transcription :

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La recherche d’inspiration - Avec le Laboratoire des Imaginaires

La recherche d’inspiration

Enregistré le 30/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

Une des cartes blanches de nos partenaires de l’association le Laboratoire des Imaginaires sur la Recherche de l’inspiration : Discussion autour de la manière dont nos jeunes chercheur·euse·s trouvent, conçoivent et développent leurs sujets de recherche (mémoire, thèse, revue…)

Transcription :

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Les méchants peuvent-ils avoir raison ? - Avec Benjamin de Bolchegeek, Justine Niogret, Julia Richard (Modération JB)

Les méchants peuvent-ils avoir raison ?

Enregistré le 30/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

Cette table-ronde porte un titre volontairement provocateur en forme de question, soulevant pourtant des enjeux sociétaux et philosophiques forts. Car derrière la figure du « méchant », la fiction peut faire passer de nombreux messages aux lecteurices et aux spectateurices, remettre en question leurs valeurs morales, manipuler leur opinion et même gommer les frontières entre le bien et le mal.

Transcription :

Les méchants peuvent-ils avoir raison ?

Avec Benjamin de Bolchegeek, Justine Niogret, Julia Richard

Modération : JB

[Chaise qui racle le sol]

[Grincements]

[Musique et bruits de pages qui se tournent]

[Musique et carillons]

[Musique et bruits de vaisseaux]

[Tirs de pistolets laser - Pewpew]

[Bruits d'épées qui s'entrechoquent]

[Voix off] Les conférences de L'Ouest Hurlant, le festival des cultures de l'imaginaire…

[JB] DĂ©but manquant… De Mordred, des lĂ©gendes arthuriennes mais cette fois-ci sous les traits du hĂ©ros ; Justine, bonjour ! Nous avons Ă©galement Benjamin Patinaud, que vous connaissez sans doute pour la chaĂ®ne youtube Bolchegeek, avec la petite voix, mais Ă©galement et surtout, auteur du Syndrome magnĂ©to, publiĂ© aux Ă©ditions du Diable Vauvert et qui rend hommage Ă  tous ces fĂ©lons plus ou moins bien intentionnĂ©s de la culture populaire ; Benjamin, bonjour ! Et pour finir, et non des moindres, nous avons Julia Richard qui, elle, explore le sujet plutĂ´t au travers des diffĂ©rences de systèmes de valeurs que de l'absolu du mĂ©chant, Ă  travers des Ĺ“uvres telles que Faites vos jeux, un thriller psychologique en huis-clos qui Ă©tait publiĂ© aux Ă©ditions du HĂ©ron d'argent - je crois que ce n’est plus disponible actuellement, malheureusement -, mais on peut citer Ă©galement les oeuvres plus rĂ©centes comme Carne et, tout rĂ©cemment, Paternoster, tous les deux publiĂ©s chez HSN, qui parlent respectivement de cannibalisme et d'aliĂ©nation des femmes ; bonjour Julia ! Alors, on en trouve de tous types, ils peuplent nos rĂ©cits, les font vivre Ă  leur façon et ils nous font rĂ©flĂ©chir Ă  la fois sur nos actions, mais aussi sur nous-mĂŞmes. Car, Ă  travers la figure du mĂ©chant, la fiction peut faire passer de nombreux messages et remettre en question nos opinions et nos valeurs morales, quitte Ă  embrumer parfois la - ou les - frontière(s) entre le bien et le mal. C'est pourquoi nous essaierons ensemble de rĂ©pondre Ă  cette question : les mĂ©chants peuvent-ils avoir raison ? Et pour cela, je vais commencer par vous poser une autre question, Ă  la fois très simple mais très vaste : pour vous, c'est quoi un mĂ©chant ? 

[Justine N. ] Bonjour à tous et toutes. Qu'est-ce que c'est qu'un méchant pour moi ? Je n'ai pas de définition universitaire sur le truc, mais je pense que, pour moi, c'est quelqu'un qui agit et qui se moque totalement - voire qui profite émotionnellement - des répercussions négatives que ses actes peuvent avoir sur d'autres personnes.

[Benjamin P.] Pour moi, tout simplement, on pourrait dire que le mĂ©chant, c'est l'antagoniste, donc c'est le personnage auquel le hĂ©ros va se confronter. Mais, dans le mot de “mĂ©chant”, il y a quand mĂŞme l'idĂ©e que ce n'est pas juste quelqu'un qui, pour x raisons, va ĂŞtre un obstacle pour le hĂ©ros ; il y a l'idĂ©e que c'est quelqu'un qui est malĂ©fique. Il y a quelque chose de moral, quand mĂŞme, dans l'idĂ©e de mĂ©chant et moi, je m'intĂ©resse surtout Ă  la pop-culture, donc forcĂ©ment, c'est un rĂ´le qui est extrĂŞmement dĂ©fini. C'est un des rĂ´les, dans la pièce de théâtre, qui est forcĂ©ment attribuĂ© dans ces rĂ©cits, parce que ce sont quand mĂŞme souvent des rĂ©cits assez manichĂ©ens et ça se voit Ă©normĂ©ment avec, par exemple, les schĂ©mas type comic-book, oĂą ce sont vraiment des rĂ´les attribuĂ©s : le super-hĂ©ros, il lui faut un super-vilain, et c'est tout Ă  fait clair pour tout le monde qui est le gentil, qui est le mĂ©chant au dĂ©but de l'intrigue rien qu'Ă  regarder, normalement, les costumes, les façons de s'exprimer, ou des choses comme ça. Donc voilĂ , pour moi un mĂ©chant c’est plutĂ´t Ă  ça que je pense quand je rĂ©flĂ©chis au sujet. 

[Julia R.] Je trouve ça chouette, parce que j'imaginais qu'on aurait tous un espace de consensus et en fait, je ne suis pas complètement d'accord avec toi, Benjamin. Je n'ai pas tendance Ă  penser qu'un mĂ©chant est malĂ©fique ; dĂ©jĂ , je dirais que c'est une figure, pas forcĂ©ment une personne. Ca peut ĂŞtre un groupe de personnes qui est prĂ©sentĂ© comme une opposition face Ă  une norme Ă©tablie comme vertueuse. Pour moi, comme nous disait JB, j'ai l'impression qu’il n’y a pas forcĂ©ment de mĂ©chant en soi, mais qu’on est tous un peu le mĂ©chant de quelqu’un, Ă  notre façon. 

[JB] Alors, du coup, justement, je vais rebondir un peu là-dessus : pourquoi les méchants sont des méchants ? Est-ce que c'est intrinsèque ? Est-ce que tout ça, ça n’est pas juste une excuse pour se dire que c'est une question de point de vue ?

[Julia R.] J'ai fait l'erreur de garder le micro [rires]. Tu nous demandes si c'est une excuse pour prĂ©senter des points de vue ? J'ai tendance Ă  dire que ce n’est pas forcĂ©ment une excuse, mais c'est quelque chose d'assumĂ©, parce que sans mĂ©chant, il n’y a plus de confrontation, en fait. Les mĂ©chants font vivre les hĂ©ros et je pense qu’on peut ĂŞtre mĂ©chant Ă  une Ă©poque et pas forcĂ©ment le rester tout du long. Par exemple, on peut le voir quand on rĂ©flĂ©chit Ă  l'agissement de nos parents ou de nos grands-parents. Il y a des choses pour lesquelles ils disent “c’était comme ça Ă  l'Ă©poque !” et aujourd'hui, ça n'est plus du tout acceptable. Il y a des choses qui, aujourd'hui, sont considĂ©rĂ©es comme intolĂ©rables et profondĂ©ment mauvaises, alors qu’à l'Ă©poque, c'Ă©tait quelque chose qui n’était pas forcĂ©ment bon, mais juste d’admis comme normal. Donc, oui, ce sont des questions de point de vue qui, pour moi, Ă©voluent au cours des Ă©poques, des temps, des cultures, et puis mĂŞme au sein d'une Ă©poque et d’un temps, d'une culture, les choses peuvent aller très, très vite. 

[Benjamin P. ] Je suis assez d'accord avec tout ce que tu dis et je rajouterais quand mĂŞme que c'est une question de point de vue [que de dĂ©finir] qui est le mĂ©chant dans un rĂ©cit, surtout dans un rĂ©cit un peu manichĂ©en oĂą la distribution des rĂ´les est assez claire. Il y a quand mĂŞme un point de vue qui est un peu au-dessus de tous les autres, c'est le point de vue du rĂ©cit, si ce n'est de l'auteur. Et contrairement Ă  la vraie vie oĂą, justement, c'est un peu l'histoire ou les points de vue de chacun qui vont dĂ©finir qui on considère comme plutĂ´t un gentil, ou plutĂ´t un mĂ©chant, dans un rĂ©cit, on est dans un univers oĂą il y a comme une espèce de karma, une espèce de force cosmique qui fait qu’en gĂ©nĂ©ral l'univers va donner tort au personnage qui est considĂ©rĂ© comme un mĂ©chant, le punir, montrer que ses actions ont des consĂ©quences nĂ©fastes ou qu'il n’aurait jamais dĂ» faire ça ou ce genre de choses. Donc, il y a une facilitĂ© morale dans ce genre de rĂ©cit qui est que l’on peut dire que le mĂ©chant perd toujours Ă  la fin, ce qui n'est pas un truc qui se passe dans la vraie vie. Mais lĂ  oĂą je suis complètement d'accord, c'est que, justement, dans la vraie vie ce n’est pas comme ça. Ce qui va ĂŞtre dĂ©crit, ou les personnes ou les groupes de personnes qui vont ĂŞtre mis Ă  un moment donnĂ© dans un rĂ´le de mĂ©chant, ne vont peut-ĂŞtre plus l'ĂŞtre au bout d'un moment, quand la sociĂ©tĂ© change, quand les mentalitĂ©s changent. Ce qui est intĂ©ressant Ă  regarder, je trouve, dans ce point de vue-lĂ , c'est justement qui on met dans le rĂ´le de mĂ©chant, Ă  quel moment, et qui le met dans ce rĂ´le. Et je trouve que cela dit beaucoup, Ă©videmment, de l'Ă©poque, des auteurs et de leur vision du monde : qui ils vont choisir de stigmatiser et Ă  qui ils vont essayer, tout au long de leurs rĂ©cits, de prouver qu'ils Ă©taient dans le faux. 

[Justine N. ] Pour rebondir sur ce que vous dites tous les deux - et je suis assez d'accord - le mĂ©chant est une question de point de vue. Et justement, ce n'est peut-ĂŞtre pas ce que j'appelle un mĂ©chant ! Moi, Ă  partir du moment oĂą on peut exprimer et expliquer pourquoi on a fait certaines choses, pourquoi on a pris certaines dĂ©cisions, pour moi, ça ne transforme pas la personne ou le personnage en mĂ©chant viscĂ©ral. Pour moi, quand je parle de mĂ©chants, c'est vraiment des gens qui, activement, font du mal, qui n'ont pas envie de changer, qui n'ont pas envie de se remettre en question et leur seul point de vue, en fait, c'est qu'ils apprĂ©cient de faire ça. 

[JB] C'est une vision du méchant qui est vraiment très maléfique, dans le mal pur, on est d’accord ?

[Justine N.] Oui.

[JB] Mais justement, est-ce qu'on ne peut pas trouver plusieurs degrés de méchants? A savoir, est-ce qu'il y aurait pas des méchants qui seraient le mal pur, des méchants qui auraient une raison, ces artistes qui n'ont pas eu d'enfance et toutes les excuses qu’on peut leur trouver ?

[Justine N.] Justement, c'est super intĂ©ressant. J’ai Ă©crit un livre sur les violences intrafamiliales et je crois que l'un des trucs qui me gĂŞne, c'est qu’on aime tous les mĂ©chants, en tout cas dans les bouquins, dans les films, dans les sĂ©ries, ou presque tous, mais on cherche souvent Ă  expliquer pourquoi le mĂ©chant est devenu mĂ©chant. Et je trouve que dans la culture populaire, on hĂ©roĂŻse beaucoup moins les enfants qui n'ont pas eu d'enfance et qui ont grandi en Ă©tant quand mĂŞme gentils. On retrace peu le chemin des gens qui sont devenus des bonnes personnes d'un point de vue moral, alors qu'eux-mĂŞmes ont vĂ©cu des horreurs. 

[Benjamin P.] Ouais, que ce que tu décris j'appelle ça “le méchant orangina rouge”. C'est-à-dire que c'est le méchant - et je ne trouve pas que ce soit une mauvaise chose du tout le mal tautologique -, c'est le mal puisque c'est le mal, c'est comme ça. “Pourquoi il est méchant ?”, “Parce que”. C’est ça le truc de l'orangina rouge. Et, effectivement, il y a une tendance que je trouve intéressante, qui est qu’on va toujours essayer de rationaliser ce truc-là, même quand on part là-dessus. D’ailleurs le truc de l’orangina rouge, c’est une blague en fait, c'est inspiré des slashers où, vraiment, le méchant, c'est un croque-mitaine et juste il tue tout le monde. Par exemple, dans Halloween, le personnage est vraiment conçu pour être une espèce de trou noir humain ; il doit être terrifiant, parce qu’il est incompréhensible humainement. Et vous voyez les suites de ces films, où dès qu'ils font des préquels ou des trucs comme ça, il faut raconter son enfance, ou il s’est fait recalé de je sais pas quoi, ou il a subi quelque chose etc. Il faut absolument qu'on rationalise toujours ce truc-là, mais parce que, justement, c'est ça qui est terrifiant dans ce type de méchant. Et après, évidemment, je suis d'accord pour différents types de méchants ; moi, je les exclus presque de mon bouquin, parce que j'essaye de me concentrer sur ceux qui ont une cause ou qui ont des raisons compréhensibles, voire qui peuvent paraître légitimes d'être le méchant, et en fait ça ne dit pas du tout les mêmes choses, je pense, de ce qu'on essaie de raconter au travers de ces figures maléfiques. “Maléfiques” entre guillemets du coup.

[Julia R.] Je suis Ă  nouveau d’accord avec vous, dans une certaine mesure. Ce que je trouve chouette, c'est que tu ouvres une question, Justine, sur le cĂ´tĂ© “justifier et excuser”, qui sont deux notions diffĂ©rentes et qu'on retrouve dans le droit en fait. Quand un criminel qui a fait des choses atroces a eu une enfance terrible, ça va ĂŞtre ce que l'avocat va aller plaider :  “Vous comprenez, il a Ă©tĂ© abandonnĂ© par ses parents ; oui, on l'a laissĂ© torturer des petits animaux, puis après il s’est mis Ă  butter des humains, mais quand mĂŞme, il a Ă©tĂ© très très malheureux, on lui mettait la tĂŞte dans les toilettes Ă  l'Ă©cole !”. Mais cela justifie, ça n'excuse pas. Il y a des questions de valeurs morales par rapport Ă  ça. Mais sur les questions de degrĂ©, du coup, de mĂ©chants et de types de mĂ©chants, je ne vais pas dire que je reste campĂ©e sur le fait que on est tous le mĂ©chant de quelqu'un, mais est-ce qu’il y a tant une notion de malveillance ? Est-ce qu’il n’y a pas des mĂ©chants qui, quelque part, sont persuadĂ©s qu'ils sont vertueux, qui n'essaient pas d'ĂŞtre malfaisants et malĂ©fiques, et qui essaient simplement de faire le bien ? On peut penser Ă  des MagnĂ©to, des choses comme ça, oĂą finalement, dans leur univers Ă  eux, ce sont les gentils. Et je reviens sur ce que disait Benjamin : il y a le point de vue du rĂ©cit qui va aiguiller le public sur qui est le mĂ©chant et quel gentil en fait.

[Benjamin P.] J’ai un exemple là dessus, qui rejoint la discussion qu’on avait en off tout à l’heure, par rapport à ce point de vue du récit. Là où il y a une vertu à, justement, essayer d’expliquer et non pas d’excuser, c’est que dans le monde on peut considérer - moi je n’ai pas de problème à dire que certaines personnes c’est des méchants, enfin l’équivalent - qu’on pourrait considérer comme des méchants, qui ont des actes néfastes sur le monde, ça existe. Mais ça n’existe pas vraiment des gens qui font ça pour le mal, ça n'existe pas le Satan qui est là : “Ahaha, je veux juste faire le Mal, ça me fait trop trop plaisir !”. Pour moi, il y aura toujours un système de justification, et c’est comment on range ces rôles après, comment on les perçoit. Et l’exemple que je vais prendre est emblématique et fournit plein plein de méchants : c’est les nazis [rire]. Et oui, le point Godwin ça y est, c’était pour moi, il fallait le faire… [rires].

[JB ] On applaudit  ! [applaudissements]
[Benjamin P.] Ça balance, voilà je critique le nazisme, c’est très courageux ! [rires] Là où je veux en venir c’est que, pour construire des méchants, par exemple en pop-culture, les associer au nazisme - et justement faire des points Godwin - c’est hyper efficace. Par exemple, dans Star Wars, dans l’Empire ils sont habillés comme des nazis et on se dit “C’est les nazis de l’espace, c’est les méchants !” et ça paraît évident. Mais en fait, cette esthétique, qui est reprise et qui nous signifie à nous que ce sont des méchants, quand les nazis l’ont utilisée, c’était au contraire pour donner envie : ce n’est pas une esthétique qui a été conçue pour dire “Regardez, on est des gens méchants et pas cools”. C’est une esthétique qui a été construite pour faire de la propagande et pour dire aux gens “Ca c’est stylé, ça c’est les gentils, nous on est les plus forts et on doit conquérir le monde et massacrer les gens qui sont des méchants”, et qui du coup sont complètement d’autres catégories, en fait. Et ça ce sont de vrais retournements ; il n’y pas d’absolu là-dedans. Tout le monde à ses justifications et se vit comme le héros du truc, et c’est ensuite au reste de la société de dire que “ça maintenant on n’en veut plus, et ça maintenant quand on le verra, quand on verra des gens qui ont cette gueule-là, qui ont ces discours-là, qui se comportent de cette façon-là, et bien pour nous ce sera des méchants maintenant”. Bon évidemment, là c’est un exemple qui est assez évident mais ça marche pour plein de trucs. Dans mon bouquin, je prends l’exemple de Mandela, qui est un personnage historique qui est plutôt considéré comme consensuel maintenant, on se dit “c’est un héros”, et en plus c’est un martyre puisqu’il a passé des années en prison, et ça paraît évident à beaucoup de gens - et encore heureux - que l’appartheid africain c’était une saloperie. Mais à l’époque, c’était pas le cas. Il n’y avait pas du tout consensus là-dessus. Il n’y avait pas consensus contre l’appartheid sud-africain et Mandela était considéré comme un terroriste par beaucoup de gens, et pas que par des fous furieux du régime en place : Margaret Thatcher considérait que c’était un terroriste, les pouvoirs en place du camps du bien occidental, de la liberté démocratique, considéraient que ce type-là était un méchant, était Magneto en fait. Et d'ailleurs, il était en prison pour des sabotages qui, maintenant on ne le pense plus comme ça, pour des sabotages qu’il assumait. “Oui, j’ai saboté des trucs, oui j’ai commis des actions illégales”, et à l’époque ça suffisait à dire que c’était autre chose. Mais nous on le considère maintenant comme un résistant, et c’est notre vision là-dessus qui a changé. C’est son système de justification qui a gagné contre celui de l’appartheid, du racisme et de la ségrégation.

[JB ] Une conférence engagée. [rires]

[Justine N.] Mais il y a justement un point sur lequel je vous rejoins tous les deux, puisqu'on a parlĂ© du nazisme. [rire] Il y a, effectivement, je me suis un peu laissĂ©e emporter en disant qu'il y avait des nature mĂ©chante, ou, en tout cas, on a pu prendre ça comme ça. Par exemple, la Shoah par balles, qui est une abomination particulière. Les chambres Ă  gaz ont Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©es parce que les nazis qui tuaient les gens dans les fosses communes faisaient des dĂ©pressions Ă  force de voir les gens. C'est tellement, dans notre système de gens relativement normaux, c'est tellement monstrueux. C’est Ă  dire que c'est eux qu'on a voulu protĂ©ger de la fatigue nerveuse d'abattre des gens, c'est quand mĂŞme particulier de dire : “On va ĂŞtre gentils, on va vous aider”. 

[Julia R. ] Vous êtes venus voir de l'imaginaire et passer un bon moment ? [Avec Justine N.] C'est raté !

[Benjamin P.] Mais, ce genre de choses, ça existe encore, ce sont des choses qu'on retrouve encore.

[Justine N. ?] Mais ça, ça rejoint des questions sociales, c'est-à-dire quelles personnes on va sacrifier nerveusement pour le prix du capitalisme et des colonies, etc. C'est super gai ! Franchement, bravo la table ronde... Mais il y a : de qui est-ce qu'on va arracher l'avenir et les possibilités de vie pour des prises de position politiques, pour des prises de position économiques, pour tout ça.

[JB] Pour revenir sur des sujets un peu plus fiction, sympa, la vie est chouette [rires]. On l'a vu, c'est un peu aussi, c'est la sociĂ©tĂ© qui crĂ©e l'Ĺ“uvre. C'est en fonction de ce qu'on a sur le moment. Mais on peut aussi se dire, effectivement, que les hĂ©ros d'aujourd'hui peuvent ĂŞtre les mĂ©chants de demain et inversement. Mais aussi, on peut se demander dans quelle mesure l'auteur peut essayer de faire passer des messages, mais Ă  travers le mĂ©chant, parce que ce ne sont pas forcĂ©ment des messages qui sont acceptĂ©s aujourd'hui dans le rĂ´le du gentil. 

[Benjamin P.] Je me dis que c'est pas moi qui écrit de la fiction, donc je veux bien vous entendre là-dessus. Mais sur le point “Est-ce que le méchant peut être utilisé comme une figure de transgression ?”, ça, c'est quand même un point important, parce que là, effectivement, on parle d’un point de vue stigmatisant. On va considérer que c'est le méchant, donc là, il a tort. Là, on parle de méchants pour lesquels on va décider que ce sont des gens qui, par définition, ont tort. Il y a aussi le cas, et c'est celui qui m'intéresse le plus dans le bouquin, c'est les méchants pour lesquels on se dit : “Ah, il n'a peut-être pas tort”, mais du coup, pourquoi c'est toujours le méchant ? Et c'est là que ça devient intéressant.Il y a plusieurs façons de le traiter et je pense qu'on n’est pas dans la tête des auteurs et c'est là où, en fait, il n’y a pas de réponse toute faite. Mais ça peut autant être une façon de stigmatiser : vous allez prendre un thème, par exemple, l'archétype du méchant éco-terroriste, qui est un terme qui revient aussi dans le jargon du discours public. Il y a eu pas mal d'archétypes de méchants éco-terroristes, genre Poison Ivy qui défend la planète, la nature, tout ça, qu'on peut utiliser pour dire : “Ah d'accord, on tient compte du fait qu'effectivement il y a une question écologique”. Mais on va stigmatiser en fait le mouvement écolo, en tout cas le mouvement écolo radical, en lui donnant le rôle du méchant, en leur disant : “Ah d'accord, vous protégez la planète, mais quand même, vous voulez tuer tout le monde à Gotham, c’est pas très gentil, donc en fait, les écolos, vous êtes un peu des fous furieux”. D'ailleurs, ça sera intéressant de voir ce qu'on va avoir comme type de méchants éco-terroristes dans la pop-culture dans les années qui viennent.

[JB] Mais est-ce que vous condamnez la violence ? [rires]

[Benjamin P.] Vous plaisantez, j'espère… [rire] Ca peut ĂŞtre aussi une façon pour des auteurs de dire : ”Moi, j'ai envie de parler de cette question que je trouve brĂ»lante”, et celui qui va apporter la contradiction, qui va agir, comme tu le disais, c'est le mĂ©chant ! Donc, en fait, l'espace de la subversion et de la transgression, c'est aussi un des rĂ´les du mĂ©chant et c'est lĂ  oĂą il est intĂ©ressant, et moi, je doute pas qu'il y ait des auteurs qui se disent : “Moi, j'ai, on va dire, ma vision la plus radicale possible. Je ne vais pouvoir l'exprimer que dans ce personnage, que je vais devoir quand mĂŞme, au bout d'un moment, faire perdre, mais c'est lui qui va amener la problĂ©matique, c'est lui qui va amener la conscience”. Donc il y a ces deux choses qui coexistent. Il y a le mĂŞme paradoxe, avec les questions de reprĂ©sentation, c'est-Ă -dire que, pour prendre des trucs très clairs oĂą il y a vraiment des formes de censure par exemple, le fait de dire Ă  Hollywood pendant un moment, quand il y a le code Hays ou des choses comme ça, que, par exemple, pas d'homosexualitĂ© Ă  l'Ă©cran. On ne peut jamais dĂ©vier de la norme sur aucun point, que ce soit les normes sexuelles, les normes de genre, n'importe quoi. Bon, pour des crĂ©atifs qui veulent se sentir reprĂ©sentĂ©s Ă  l'Ă©cran et dans les Ĺ“uvres qu’ils crĂ©ent, leur seul espace d'expression c'est le mĂ©chant. C'est ce qu'on retrouve avec le cinĂ©ma, notamment horrifique, les films de la mort, la crĂ©ature de Frankenstein Ă©videmment, qui va ĂŞtre investie, pour dire, en fait, notamment par des auteurs homosexuels qui sont au placard, qui ne peuvent pas parler de ça directement dans le film,  qui vont dire : “Moi, cette crĂ©ature qui demande juste Ă  ĂŞtre acceptĂ©e, Ă  ĂŞtre aimĂ©e, et qui est pourchassĂ©e pour ce qu'elle est, je me reconnais dedans, donc c'est lĂ -dedans que je vais foutre cer affect-là”. Donc, c'est un paradoxe, c’est-Ă - dire que se retrouver toujours dans le rĂ´le du mĂ©chant, c'est Ă©videmment de la discrimination et de la stigmatisation et en mĂŞme temps, ça devient le seul espace d'expression possible qui peut ĂŞtre très rĂ©appropriĂ© par n'importe quel groupe. C'est lĂ  oĂą le mĂ©chant peut avoir raison un petit peu. C'est-Ă -dire qu’il devient cet espace-lĂ , et c'est un truc on retrouve tout le temps, mĂŞme avec l'Ă©volution de la sociĂ©tĂ©, c'est-Ă -dire que ce sera après peut-ĂŞtre d'autres questions qui vont ĂŞtre investies par ces personnages, et ça, c'est un vrai rĂ´le. Je ne sais pas si vous connaissez ce T-shirt : il y a un personnage des X-Men qui porte un T-shirt “MagnĂ©to was right”, “Magneto avait raison”. Il vient voir le professeur Xavier en lui disant : “Haha, qu’est-ce que tu vas faire, tu vas me virer ?” Ce qui est intĂ©ressant, ce n’est pas tant que le personnage pense que Magneto a raison. C'est qu’il est en train de dire que le mĂ©chant a raison, et ça, c'est transgressif. Si Magneto devient gentil, dire “Magneto a raison”, c'est pas très transgressif, en fait. C’est genre : “Ouais, super merci, bravo, quel courage”. Comme moi qui condamne le nazisme {rire]. Par contre, le fait qu'il soit toujours maintenu dans ce rĂ´le de mĂ©chant, ça devient une espèce de petit truc qui va attaquer le statu quo.

[Julia R. ] Je vais faire semblant de me rappeler de la question… [rire] Il me semble que c'Ă©tait le point de vue de l'auteur par rapport au positionnement. 

[JB] C'Ă©tait justement, si le discours n'est pas forcĂ©ment acceptĂ© de façon globale, est-ce que c'est par le mĂ©chant qu'on peut commencer Ă  faire passer ses messages ? Est-ce que ce n'est pas une fenĂŞtre d'Overton en vue des gĂ©nĂ©rations futures ? 

[Julia R.] Ok, c’est intéressant parce que j'écris de la fiction sans méchant. J'ai de l'opposition, mais je n'ai pas forcément de figure de méchant en tant que tel. Par exemple, dans le cadre de mon second roman Carne qui est sur une fausse pandémie de zombies, ce sont des gens malades, en fait, ce sont des gens qui deviennent cannibales malgré eux. On suit un bon papa, un bon père de famille, qui est tout à fait médiocre, il ne s’occupe pas vraiment de ses gosses, il est un peu sexiste, c’est monsieur lambda, mais qui n’est pas méchant ! C’est un mec lambda, le français moyen et qui, du jour au lendemain, devient cannibale et qui sait que manger les gens, c'est pas bien, c'est pas très, très accepté, c'est pas choco, nounours, comme on dit. Du coup, il essaye de se dire : “Je vais me réfréner parce que ça passera mieux”. Et il n'arrive pas. Au départ, il est vraiment positionné comme un monstre, sauf qu'il n'est pas le seul. A partir du moment où on commence à avoir vraiment beaucoup de cannibales en ville, se pose la question de comment les ré-inclure dans un rôle social. Il y a une contre-culture, un contre-pouvoir qui se met en place avec la question de : “Bah ouais, en fait, on va faire de la chasse, on va avoir des boucheries de viande humaine, chassée proprement, respect de l'animal oui, du coup, on est côté vegan, c'est bien, c'est bon pour la planète de manger des humains, le bien-être de l'humain”. Voilà, ce sont des questions de valeurs qui se posent, et les méchants du départ commencent à devenir un contre-pouvoir qui, finalement, revient finalement sur la question. Gentils, non, mais acceptables en tout cas.

[Justine N.] Oui, sur ta question, ça me fait penser à mon bouquin Mordred, où justement - encore une fois, c’est très facile et très gai comme thème - mais peut-on tuer son père par amour ? C'est fabuleux, je garderai de cette table ronde un souvenir ému, peut-être même deux ou trois. Mais c'est vrai que Mordred, je l'ai chargé de plein de choses, c’est-à-dire d'une envie d'aider son père en quelque sorte. Dans ce roman, je pense que si Mordred n’avait pas tué Arthur à la fin (c’est un spoiler, mais c'est bon quand même ça remonte), son père ne serait jamais entré dans le mythe, il n’aurait jamais survécu. Et puis Arthur, il n'était pas très en forme et il s'en foutait un petit peu, je pense, et c’était propre, c’était un truc... Mais voilà, moi-même j'ai mes raisons d'avoir écrit cet horrible personnage, je me rends compte, j'ai honte maintenant. Pour repartir sur votre définition des méchants, oui, ce méchant a ses raisons et je les entends.

[Julia R.] J'ai une question pour le public. Est-ce que vous pensiez rigoler autant ? On a l'impression de faire un one-man-show, mais c'est vrai.

[JB] Il y a des gens qui meurent, vous savez.

[Julia R.] Parlons de la famine en Afrique.

[JB] Mais pour revenir sur cette thĂ©matique justement, est-ce que le mĂ©chant aujourd'hui peut ĂŞtre le gentil de demain ? Quand j'ai commencĂ© Ă  prĂ©parer cette table-ronde, j'ai dĂ» lire ton livre, enfin j’ai “dû”… Je l'ai lu avec plaisir ! [Rires] Je l'ai lu avec plaisir ! [Rires et applaudissements]. Il y a un truc qui m’a particulièrement agacĂ©, un truc que j'avais Ă©crit et entourĂ© quinze fois, qui Ă©tait la sĂ©rie Cobra Kai, qui est grillĂ©e dès les premières pages du livre. La sĂ©rie fait suite au film KaratĂ© Kid, mais c'est vingt ou trente ans après. On suit le mĂ©chant du premier film, mais cette fois-ci, c'est devenu le protagoniste et on a une relecture de tous les films, par tous les petits flashbacks qui repassent, et on a une lecture complètement diffĂ©rente. En fait, le protagoniste qu'on suivait, qu'on apprĂ©ciait, ce n'Ă©tait pas forcĂ©ment le bon gars. Et pareil, on remet l’enfance  du mĂ©chant, ses problèmes familiaux, et ainsi de suite, et on se rend compte que ce qu'on croyait acquis est facilement remis en question. Je m'interroge beaucoup, est-ce qu’on peut prendre un plaidoyer donnĂ©, est-ce qu'on peut le retourner comme ça, systĂ©matiquement, ou pas?

[Benjamin P.] Oui, c'est un exemple, mais en fait, c'est un truc qui se fait beaucoup de raison, le fait de prendre Mordred, tu retournes le point de vue. C'est très Ă  la mode, maintenant, dans la pop-culture, de mettre les mĂ©chants dans le rĂ´le, pas forcĂ©ment du gentil, mais du protagoniste, comme le Joker. C'est ce qui est intĂ©ressant, je trouve, plus c'est qu'est-ce que tu en fais. Par exemple les films Suicide squad, qui sont des films oĂą les super-vilains sont les hĂ©ros. Le problème de ces films, c'est que - et c'est lĂ  oĂą c'est intĂ©ressant moralement - pour que ce soit acceptable pour le public, que les mĂ©chants soient dans la position du protagoniste, on leur lime les dents. C’est pas vraiment des gens très mĂ©chants dĂ©jĂ , oui, ils ont beaucoup souffert et tout ce qui est toujours le clichĂ©. Si tu regardes dans le film, ils ne font jamais vraiment des choses très mĂ©chantes. Ils font des trucs au mieux d’ado, un peu relou, et qui sont en crise, et c'est ce qui fait qu'en fait ce n'est pas très intĂ©ressant. Et tu compares ça Ă  un film comme Devil’s Rejects de Rob zombie, oĂą le principe, c'est que les protagonistes sont une famille de tueurs psychopathes, nĂ©crophiles, ils sont horribles. LĂ  le film est plus intĂ©ressant, parce qu’ils n'en font pas des gentils, parce que c'est impossible, ou alors ça serait extrĂŞmement irresponsable, mais le film devient plus intĂ©ressant moralement et plus un challenge, parce que t'es obligĂ© de t'”attacher” entre guillemets Ă  eux parce que ce sont tes personnages - point de vue. Tu vas dĂ©tecter des moments oĂą tu vas te dire : “ah il est gentil Ă  ce moment-lĂ  avec sa soeur”, “ah quand mĂŞme ils ont une relation comme ça”, mais ça reste les pires monstres possibles, et c'est beaucoup plus un challenge moralement, d’autant qu’ils ne leur trouvent pas d'excuses. C'est un truc qui est intĂ©ressant, c’est une autre façon de faire. Je ne dis pas qu’il faut faire forcĂ©ment comme ça. Mais c'est lĂ  oĂą tu vois que c'est en fait moralement très, très compliquĂ© de faire vraiment la bascule du mĂ©chant en protagoniste. Bon, le film Joker a, je pense, bien marchĂ© aussi pour ça. Après, on en pense ce qu'on veut. Mais ils n’en font pas non plus un gentil, c'est quelqu'un qui est malade, qui a des problèmes sociaux extrĂŞmement graves, etc. Donc, il y a le cĂ´tĂ© : “On va essayer d'expliquer pourquoi il est comme ça”, mais ça ne devient pas un super-hĂ©ros. Il n'y a pas de moment oĂą on se dit : “Il pourrait ĂŞtre un Batman”. Ce n’est pas du tout le mĂŞme rapport au bien et au mal, et au manichĂ©isme, et je trouve que c'est lĂ  oĂą c'est intĂ©ressant, c'est quand ça challenge un peu la morale. Sinon, c'est juste faire semblant et faire genre : “Ah, regardez, je suis le mĂ©chant, je suis trop cool, je trouve trop transgressif, mais en fait, je ne fais absolument rien de transgressif, jamais, c'est que de la posture”. VoilĂ , c’était mes exemples. 

[JB] Je vais aussi citer un autre passage de ton livre : “On peut jouer la révolution de février contre la révolution d'octobre, ou encore soutenir que Lénine ou encore Trotsky avait raison face au vil Staline. Même Michel Sardou, chanteur pourtant réputé à droite, invoquait le premier contre la dérive de l'URSS : « Lénine relève-toi, ils sont devenus fous »”. La question que je voulais vous poser, est a-t-on besoin de réécrire l'histoire pour retourner l’échiquier et faire forcément des good games à partir des bad games ?

[Benjamin P.] Très rapidement, là-dessus, l'exemple, c'est surtout que c'est une réécriture au sens strict, c'est-à-dire que ce n’est pas du révisionnisme. C’était le même truc avec Mandela tout à l'heure. Je pense qu'on se sent obligé de revoir l'histoire, toujours, avec des archétypes de fiction. On va devoir se dire qu’il y a un gentil, un méchant. Si je prends l'exemple de la révolution française, ce sont des périodes qui sont quand même très, très violentes et très, très compliquées, avec plein de nuances de gris, plein de gens qui font des erreurs, plein de gens qui sont des salauds et d'autres, des fois, plus vertueux. La facilité, ça va être de dire “Danton = gentil”, c'est la gentille révolution ; “Robespierre = méchante révolution”, et du coup, c'est une façon de pouvoir intégrer le truc et le digérer. En fait, ce sont des archétypes de fiction. Regardez les films américains historiques, ils font tout le temps ça. Ils y prennent une séquence, ils vont dire : “lui, c'est le gentil de cette séquence et lui, c'est le méchant”. Et souvent, le méchant, c'est le plus radical. Il faut toujours voir les choses comme ça, ce qui n'est évidemment pas très historique, mais je pense qu'on ne peut pas y couper. En fait, on est obligé d’avoir un petit peu des figures de bien et de mal, même dans un truc qui n’est pas manichéen, comme l'histoire.

[Justine N.] Justement sur ce sujet, il y a eu un truc que je trouve très, très intĂ©ressant. Comme je suis fatiguĂ©e, je ne me souviendrai pas des noms exacts, toutes mes excuses d'avance. Aux temps bibliques, les romains ont encerclĂ© une dernière place forte hĂ©braĂŻque, et les hĂ©breux ont luttĂ© jusqu'Ă  l'anĂ©antissement total. Pendant très, très longtemps, ça a Ă©tĂ© traitĂ© par la culture hĂ©braĂŻque comme quelque chose d'hĂ©roĂŻque, de puissant, d'identitaire aussi, parce que le roman national est forcĂ©ment, je pense, identitaire. Depuis quelques dizaines d'annĂ©es, c’est revu, c’est retravaillĂ©. Les personnes qui travaillent dessus se disent que ce n’est pas forcĂ©ment super intelligent de montrer la mort en but hĂ©roĂŻque, et que c'Ă©tait peut-ĂŞtre un peu des cinglĂ©s au fond, et que le but, c'est essayer de s'en sortir, quel que soit le truc, et pas de se cramer jusqu'au dernier parce que ça ne prouve rien et que ça ne fait que nourrir des romans nationaux ou culturels qui peuvent ĂŞtre parfaitement dĂ©gueulasses et qui sont très souvent parfaitement dĂ©gueulasses. 

[JB] Mais je sais que tu avais publié un article récemment dans Révolution à ce sujet, sur la réécriture de l'histoire.

[Justine N.] Oui, c'Ă©tait L'histoire est Ă©crite par les vainqueurs. C'est très long 

[JB] Lisez-le, hein !

[Justine N.] Oui, à lire, c'est plus sympa, il y a des images et je parle des pokémons et de la Shoah dans le même paragraphe. [rires] Je pense que rien que pour ça ! J'ai quand même fait des recherches sur le statut légal des pokémons dans le monde des pokémons et, encore une fois, c'est particulier, ils avaient le droit de se marier avec des humains. Oui, oui, oui. Ça a été retiré des versions occidentales, mais je n'étais pas prête. C'est la pire recherche que j'ai faite de ma vie. [rires]

[JB] Pire que la Shoah donc. [rires]

[Julia R.] Ah non non non, mais moi, je n'interviens pas après cette phrase, on passe à l'autre question ! [rires]

[JB] Voilà, on va passer à la deuxième partie de cette table ronde. On a commencé par se poser la question : “est-ce qu’ils peuvent avoir raison”. J'ai envie d'aller plus loin pour demander : “est-ce qu'ils ont besoin d'avoir raison ?”

[Julia R.] Je crois qu'on a Justine qui a un Ă©lan d'inspiration, je vais lui repasser le micro.

[JB] Parce qu’on ne va pas se le cacher, ça nous est arrivé à tous. On voit un plan qui est bien mené, on veut le voir arriver à terme. On se dit que, quand même, le bougre, il y a mis tellement d'efforts, ou il a ses raisons. Est-ce qu'on ne peut pas avoir juste une fascination, pour savoir s’il va arriver au bout ?

[Justine N.] Sur la fascination, je pense que dans tous mes bouquins, il y a un seul mĂ©chant, mĂ©chant assumĂ©. Pour continuer dans la facilitĂ©, c'est une petite fille. Assez souvent on m'en parle, avec une haine absolument incroyable, mais aussi un certain plaisir de la haine : “Ouais, vraiment, elle mĂ©rite ce qui lui arrive, j'Ă©tais content.e quand elle a souffert”. Et lĂ , nous, on a juste notre cafĂ© cachĂ© derrière notre nom, on dit : “Oui, d'accord, je suis dĂ©solĂ©e”. Oui, je pense qu'on a une fascination pour continuer Ă  le voir, ou la voir, le mĂ©chant, la mĂ©chante, progresser dans son abjectisme. 

[Julia R.] Mais je crois qu'on a tous regardé Coyote essayer de choper Bip-Bip en espérant qu'il y arrive ! [rires, applaudissements]. Je ne sais pas si ça vous a fait cet effet, quand on regarde des films qui sont des films pour enfants, du type Maman, j'ai raté l'avion. Quand on le regarde, quand on est gamin, on se dit vraiment : “Ohlàlà, il se défend vachement bien le petit McCallister contre les grands méchants qui arrivent, et vraiment les pots de peinture, les briques”, mais vraiment il les a tués 36 fois ces deux pauvres cambrioleurs qui essaient juste de cambrioler une maison mais qui à aucun moment essayent de faire du mal au gosse. Quand on regarde le film avec un oeil d'adulte - moi, ça m'avait frappée - on se dit : “Mais je le chope, je lui ai mis une torgnole, à ce gamin, enfin”. [rires] Nous ne favorisons pas la violence contre les enfants dans cette conférence, évidemment.

[Benjamin P.] Je rajouterais plus un truc, mais en fait, tu l'as déjà un peu dit. Je crois que c'est toi qui as dit : “fenêtre d'Overton”. C'est la fenêtre des idées acceptables, c'est un truc qui peut se déplacer, et notamment s'il y a une proposition plus extrême d'un côté, sur n'importe quel sujet, on s'en fiche, même si on ne va jamais lui donner raison, ça va ouvrir un petit peu la fenêtre. Les autres positions, qui avant paraissaient bizarres ou extrêmes, vont devenir un peu plus acceptables en comparaison. Je pense que c'est un des rôles du méchant. Il va arriver avec une problématique ou n'importe quoi, un sujet, une cause, et il va arriver dans une version tellement caricaturale et débile qu'on va se dire : “Ouais, non, calme toi quand même”, et on est bien content qu'il se fasse casser la gueule à la fin, mais ça va avoir amené le sujet, ça aura un peu déplacé certains trucs. Parfois, je pense que c'est ça leur rôle, c'est juste d'être le punk qui arrive et qui dit un truc qui transgresse et qui chamboule un peu les choses, d'une manière qui n’est pas forcément très réfléchie et acceptable, mais ça va au moins avoir mis le sujet sur la table et le héros est obligé d'en tenir compte, alors qu'au début, il s’en tapait complètement. Des fois, ça donne des trucs un peu lâche, pour reprendre les éco-terroristes, ça va être genre Poison Ivy qui dit : “Regardez ce qu'on fait à la planète, les industriels polluent, je vais donc empoisonner toute l'eau de gotham et vous allez tous mourir”. Du coup, il faut l'arrêter parce ce n'est pas cool comme méthode d'action. Ne faites pas ça ! [rire] Et puis surtout, c'est ridicule. [Rire] Ça n'a pas de sens de faire ça. Donc, évidemment, on veut que Batman la punisse, mais à la fin, Bruce Wayne va dire : “Hein hein, je vais donner plein d'argent à l'écologie et je vais faire que les entreprises ne polluent pas”. Il va se greenwasher par répercussion au méchant. L'exemple très célèbre récent c’est le premier film Black Panther. Ce qui est intéressant, c'est que ça n'a pas hyper bien marché, parce que les gens adorent vraiment le méchant. J'ai pas mal regardé les discours dessus, notamment venant d'afro-américains. Ils sont très en mode : “Non, en fait déjà le méchant, il a raison et, en vrai, s’il n'a pas raison dans le film, c’est parce que vous avez fait exprès qu'il n’ait pas raison en le rendant cruel gratuitement, et il fait des trucs complètement débiles qui n'ont aucun rapport avec son idéologie”. Mais toujours est-il que son rôle dans le film, c'est de déplacer le point de vue du héros qui au début ne veut pas intervenir et, à la fin, intervient d'une manière un peu humanitaire et modérée, blablabla et propre sur lui, mais c'est grâce au méchant. Sinon, apparemment, ça ne lui aurait pas monté au casque tout seul, il fallait le secouer un petit peu. Pour ça, le méchant n'a pas besoin d'avoir raison, il a juste besoin de mettre le héros face à des contradictions

[JB] On l'a vu, le spectre de l'acceptable varie beaucoup d'une œuvre à l'autre et en fonction des lecteurs aussi, mais j'aurais voulu vous demander où vous placez la ligne rouge, quelle limite vous empêche dans tous les cas de rouler pour le méchant ?

[Justine N.] Je pense que ça dépend de deux choses. Déjà l'univers qu'on propose dans un roman, où il y a les codes qui sont posés dès les premières pages, que le lecteur ou la lectrice accepte - ou pas. Il y a aussi les trucs sur lesquels on a envie de passer des mois et des années. Il y a des sujets, moi, j'ai absolument pas envie, par exemple la pétanque, ça me dégoûte. [rires]

[JB] Donc, si le méchant joue à la pétanque, pour toi c'est mort.

[Justine N.] Ce sera un vrai mĂ©chant, voilĂ , pire que les mariages de Pokemon. 

[Julia R.] Manger des bébés, tout ça c'est ok, mais la pétanque ça passe pas.

[Justine N.] Non, la pétanque ça passe pas, non. [rire] Mais oui, je pense qu'on a tous des sujets sur lesquels on ne veut absolument pas travailler. Je ne sais pas ce que tu en penses ?

[Julia R.] Oui, je crois qu'on a tous des appĂ©tences pour certains domaines et des choses qui ne nous plaisent pas. Quelle est la ligne rouge ? Je pense que c'est simplement par rapport Ă  mes valeurs personnelles. Si le mĂ©chant est sexiste, homophobe, raciste, ben non…  MĂŞme si derrière : “Oui, mais je veux sauver la planète”, ben non, ça reste un mĂ©chant, mĂŞme s'il a une très, très bonne idĂ©ologie par rapport Ă  l'environnement, il y a des trucs qui vont faire que pour moi, ça ne passera pas, parce que c'est une valeur personnelle, c'est tout.

[Benjamin P.] Je n'ai pas vraiment de rĂ©ponse personnelle Ă  ça, dans le sens oĂą je pense que la ligne rouge est toujours tracĂ©e par l'univers, comme tu le dis, dans la diĂ©gèse du truc.  Il ne faut jamais oublier que c'est très rare de pouvoir vraiment dire : “Le mĂ©chant a raison”, pour une raison toute simple, c'est que les histoires ne te laisseront jamais faire. Il faut toujours mettre en place des trucs qui disent : “Ah, vous voyez, il avait tort, heureusement que le hĂ©ros n'Ă©tait pas d'accord avec le mĂ©chant !”, ou : “Regardez, justement, il mange des bĂ©bĂ©s, quand mĂŞme”. Donc, on ne nous laisse jamais vraiment le faire. C'est très rare que ce soit suffisamment mal fait pour que le mĂ©chant ne soit pas assez dĂ©crĂ©dibilisĂ©, et c'est très facile de dĂ©crĂ©dibiliser un mĂ©chant quand c'est toi qui a les rĂŞnes de l'univers. Tu peux dire : “J'ai dĂ©cidĂ© que c'Ă©tait un psychopathe qui mangeait les enfants”, ou “J'ai dĂ©cidĂ© qu'en fait son plan ne fonctionnait pas, parce que l'univers fait que ça marche pas”, et du coup il a tort. Il faut toujours avoir en tĂŞte que ce n'est pas vraiment toi qui met la ligne rouge et tu seras toujours dans une position de dire : “Je trouve qu'il a, en fait, un peu raison”. Un de ceux qui revenait hyper souvent quand je posais la question, en pop culture, c'est le Thanos des films. Il y a plein de gens qui vont dire que Thanos a un peu raison, parce qu'il dit : “Le monde va s'effondrer Ă  cause de la pĂ©nurie de ressources et on fait n'importe quoi”. Sauf que les gens ont cette intuition, mais si tu pousses le dĂ©bat plus loin, si tu demandes : “Est-ce que Thanos a raison de tuer des milliards de personnes, de manière purement autoritaire, sans chercher aucune autre position, et avoir une espèce de discours un peu malthusien, très bizarre et tout”, en fait non, les gens ne sont pas au premier degrĂ© d'accord avec ça. Enfin, la plupart des gens… [rire] Ce sont des choses qui ont Ă©tĂ© mises en place par le film, qui ne te laisse pas faire ce truc-lĂ , avec en plus ce truc de : “Ok, il avait peut-ĂŞtre un peu raison, parce qu'il a l'air de d'avoir des raisons de penser ce qu'il pense”. Mais dans le film, après, il n'y a pas d'effondrement de ressources, mĂŞme dans les films qui suivent. On se demande, du coup, si Thanos avait tort depuis le dĂ©but ? L'univers ne s'est pas effondrĂ©, donc, manifestement, il avait tort. Mais ce n’est pas adressĂ©, le problème n'est pas adressĂ©, c'est juste : “Sa solution allait trop loin, on l'a empĂŞchĂ©, voilĂ , roulez jeunesse”, et on ne se pose plus la question. Mais ça, c'est quelque chose qu'on ne peut pas faire dans la vraie vie. [En riant] Enfin, on peut le faire, mais l’univers s'Ă©croule quand mĂŞme. Si Thanos a raison, l’univers s’écroule quand mĂŞme, il n’y a pas des auteurs pour le sauvegarder. Donc, en fait, on est quand mĂŞme toujours très tributaire de ce que les auteurs ont dĂ©cidĂ©, de la ligne rouge des auteurs eux-mĂŞmes. C'est artificiel, et c'est aussi artificiel dans la morale qui est proposĂ©e.

[Julia R.] Je voudrais juste nuancer sur une petite chose. Je suis complètement d'accord avec toi sur le fond, mais j'ai envie de porter un message d'espoir, parce qu'on a parlĂ© de Shoah, de pokĂ©mons, on a parlĂ© de trucs graves aujourd'hui, de pĂ©tanque ! Oui, de manière gĂ©nĂ©rale, les Ĺ“uvres ont ce positionnement, mais je trouve qu'il y a de plus en plus d'initiatives qui essaient de contrecarrer ces choses, notamment dans l'imaginaire francophone, puisque les amĂ©ricains ont encore une vision Ă  mon sens très manichĂ©enne et une dichotomie assez simple entre le mĂ©chant et le gentil, mĂŞme quand ils essayent de renverser la balance. Je pense Ă  The Boys, une sĂ©rie qui, grosso modo, prend Superman en mĂ©chant. Mais ils auraient pu en faire un truc un peu nuancĂ©, oĂą c’est la corporate nation avec les super-hĂ©ros qui sont gĂ©rĂ©s par une entreprise, mais il n'y a mĂŞme pas de partie un peu bienveillante et vertueuse lĂ -dedans, c'est juste devenu exactement l'inverse. Je pense Ă  un roman, Les chats des neiges ne sont plus blancs en hiver de NoĂ©mie Wiorek, une autrice française, qui part d'un postulat d'un mĂ©chant qui s'appelle Noir, qui est vraiment prĂ©sentĂ© comme le mĂ©chant des forces diaboliques, qui vit dans sa grotte avec ses espèces de petits monstres dĂ©gueulasses. C’est un univers oĂą l'hiver a disparu, lui tient absolument Ă  faire revenir l'hiver dans ce monde qui gĂ©rĂ© par le Royaume de lumière qui est vraiment prĂ©sentĂ© comme le truc incroyable. Et jusqu'Ă  la fin du roman, on ne sait pas pourquoi le Royaume de lumière veut garder un monde sans hiver et pourquoi le mĂ©chant veut faire revenir l'hiver. On suit ceux qui sont censĂ©s ĂŞtre les mĂ©chants, mais on ne sait mĂŞme pas tant s'ils le sont. C’est ça qui est intĂ©ressant. Il y a des propositions aujourd'hui, dans l'univers francophone et europĂ©en de manière gĂ©nĂ©rale, qui viennent apporter de la nuance. 

[JB] Pour revenir aux valeurs morales, est-ce pour vous, parfois, la fiction peut aussi ĂŞtre un exutoire et se dire que si le mĂ©chant est cool, s'il est fabulous, je peux rouler pour lui, parce que je dĂ©limite, je prends ses mauvaises pensĂ©es, je les bloque ici et ça me permet justement d'en profiter et que ça n’affecte pas les gens, ou est-ce que ça va forcĂ©ment dĂ©teindre sur le reste de la sociĂ©tĂ© ? 

[Justine N.] Un très, très bon exemple lĂ -dessus, c'est Jason Voorhees, parce que c'est cool ! C'est un des mĂ©chants les plus cools du monde, mais il vit dans un aquarium, c'est-Ă -dire qu’il ne se rĂ©pand pas dans une vie, il ne fait pas des clones, il ne monte pas une armĂ©e. C'est juste Jason Voorhees, l’esprit PTSD de tous les enfants battus du monde qui flingue des gens dans les bois, et puis dans un vaisseau spatial, et c'est complètement con, et ses victimes ne sont jamais traitĂ©es comme des humains. Ce sont des gens qui ont eu l'outrecuidance de se promener en slip dans les bois et qui devaient ĂŞtre punis pour ça. Je  trouve que c'est un système qui fonctionne super bien parce qu’il est Ă©purĂ© et parce qu’il n’y a aucune... Je ne pense pas qu'on puisse faire sortir la violence de Jason et la transposer dans notre monde ou dans notre moralitĂ©, et c'est juste cool et con. C’est comme… J'ai oubliĂ© le nom de ce vieux jeu, Dungeon Master ou un truc comme ça, dans lequel on creusait des souterrains et Ă  un moment, on avait un poulailler et la souris, c'Ă©tait juste une grande main qui gĂ©rait tout ce qu'on faisait, et dans le poulailler, on pouvait juste Ă©clater les poussins.

[Benjamin P.] Dans le bouquin, l'exemple que je prends, c’est quand il y a un méchant type Magneto qui est un personnage qui a une cause qui paraît légitime, noble, et que le gentil partage sa cause mais n'aime pas ses méthodes, sa façon de faire. Souvent, il y a un schéma où il y a un troisième méchant, que moi j'appelle le méchant “piñata”. Dans les X-Men, ce sont les gros racistes anti-mutants. On dit que tout le monde aime les méchants, mais personne dans les X-Men, à part des gens relativement craignos, dit : “L'espèce de nazi qui veut les exterminer, qui est chiant et absolument pas sympathique, lui, je l'adore, j'ai trop envie d'être cette personne”. Lui, on ne l'aime pas. On aime bien Magnéto, parce qu’il est cool. Ce qui se passe, c'est que souvent ils vont s'allier contre le méchant “piñata”, et celui qui va délivrer le truc exutoire de lui péter la gueule, c'est le méchant. C’est Magnéto, c’est le méchant stylé. On est trop content que Magnéto aille trop loin, qu’il fasse genre : “Alors toi, je vais t'éclater la gueule, mais avec une inventivité incroyable”. Derrière, le héros va dire : “Non, non, non, faut pas faire ça, non, arrête”. Moralement, on se dit que le héros a raison, parce que lui ne tomberait jamais dans un tel truc, mais en fait, on est trop content que le méchant se salisse les mains.

[JB] Sur deux salauds, on part sur celui qui a le plus de panache.

[Benjamin P.] Oui, c'est ça, et puis c'est son rĂ´le aussi d'ĂŞtre le mec cool. En fait, c'est une mauvaise frĂ©quentation. [Rires]. On se dit que ce n’est pas bien de faire ça, mais c’est cool quand mĂŞme. 

[JB] Moi, je pensais Ă  un point que je m'interroge beaucoup, ce sont les chansons de mĂ©chants dans Disney. Parce que ce sont les meilleures, on est d'accord, jusqu'ici. Pourquoi c'est les meilleures ? 

[Julia R.] Tu vas nous parler de Jafar non ?

[Justine N.] Je vais faire très vite, parce que je ne suis pas du tout spécialiste des Disney. Effectivement, j'ai regardé Mulan un jour, et je trouve que le méchant est particulièrement bien réussi. Shan Yu est splendide, c'est à moitié un berserk parce qu'il a plein de traits animaux. Les poneys sont dessinés de façon historique et les chevaux japonais sont désignés de façon historique. Moi, ça me suffit, mais Shan Yu, t'as la classe. [rires]

[JB] Mais il ne chante pas !

[Julia R.] T'as pas un Disney où ils ont chanté, non ?

[Benjamin P.] Je pense que c’est tout simplement lié au fait qu’ils sont fabulous, comme tu dis. Ce sont ceux qui ont le moins de carcans et qui sont moins obligés de suivre les trucs. Il y a le côté jouissif de la vilenie. Du coup, évidemment, ils ont les meilleurs morceaux, parce qu'ils ont les morceaux les plus funs. Ils ont les morceaux qui sont moins cucul et qui sont plus décomplexés, plus extravagants et spectaculaires. C'est normal qu'on les kiffe tous !

[Julia R.] Là-dessus, il y a quand même des théories. Pareil, je n'ai pas fait d'études sur Disney. Il y avait pas mal de théories un moment, qui disaient que les méchants de Disney étaient représentés comme des homosexuels parce qu'ils n'avaient pas d'intérêt amoureux vis-à-vis de la princesse, et ils étaient toujours, comme tu dis, flamboyants, hauts en couleur, et c'est ça qui les rendait stylés. On peut vite glisser dans le côté : “Prendre ce qui peut faire les qualités perçues d'une population pour la rendre méchante”, mais si là, c'est dire que les homosexuels sont stylés, on va les mettre en méchants, ça peut vite devenir problématique. Donc, est-ce que Disney n'est pas le méchant dans l'affaire ? [Applaudissements] Engagé, hein ! Taper sur les grandes corporations américaines, ça envoie du lourd.

[Benjamin P.] Si je peux prĂ©ciser lĂ -dessus ? C'est effectivement assez discutĂ© et documentĂ©, on appelle ça “l'encodage queer” et ce sont souvent les mĂ©chants Disney qui sont donnĂ©s en exemple. Ça rejoint le paradoxe de reprĂ©sentation dont je parlais tout Ă  l'heure. D’un cĂ´tĂ©, comme tu viens de le dire, c'est stigmatisant. En mĂŞme temps, on sait que ça a Ă©tĂ© investi soit en rĂ©appropriation (c'est-Ă -dire, je ne sais pas, la communautĂ© LGBT qui va se reconnaĂ®tre et revendiquer un mĂ©chant en disant : “Ah, ouais, trop cool, et tout”), soit, par moment, c’est mĂŞme volontaire, de la part de crĂ©atifs qui sont eux-mĂŞmes LGBT. Le plus connu, c'est Ursula, de La petite sirène, qui est inspirĂ© de Divine, une drag queen hyper cĂ©lèbre Ă  ce moment-lĂ  au cinĂ©ma. Ce n’est pas du tout cachĂ©, c’est explicite que c'est l'inspiration. Notamment, les compositeurs connaissaient très, très bien la scène underground, LGBT, de New-York et notamment le drag show, et en fait sa chanson de mĂ©chant est un show drag. Ce n’est pas une caricature, c'est vraiment un hommage, c'est inspirĂ© vraiment de cette culture de manière tout Ă  fait premier degrĂ© et passionnĂ©e. Les deux coexistent dans le mĂŞme truc, je trouve ça assez fascinant et très difficile Ă  dĂ©nouer comme question. 

[Justine N.] Pour continuer à dire du mal de Disney, il y a eu pas mal d'études qui ont été faites sur les personnages féminins de méchantes, sur le fait que ce sont simplement des figures féministes, c'est-à-dire des femmes qui, en général, n'ont pas d'intérêt amoureux, qui ne courent en tout cas pas après un prince charmant. Elles n'ont pas besoin d'être sauvées. Si elles ont eu besoin d'être sauvées, c'est elles qui ont fait le job. Et il y a une grosse, grosse, grosse critique féministe là-dessus parce que : “Ah mon dieu, je n'ai pas besoin d'un prince, je suis donc [grosse voix] méchante…”

[JB] Pour terminer, je vais vous poser rapidement une dernière question, pour avoir le temps pour les questions du public. Je trouve qu'on n'a pas parlé assez de politique jusqu'ici… [Rires] Est-ce qu'au final, les meilleurs méchants, c'est pas aussi les pires, parce que c'est ceux qui nous dirigent dans le vrai monde, c'est des gens qui sont pas forcément, voilà, ces gens ne sont pas forcément très doués, très bons non plus, mais qui vont toujours invoquer les mêmes choses, avoir de grandes causes, de grandes sacrifices pour le bien commun, tout en privilégiant derrière une caste de privilégiés ?

[Justine N.]Je dirais que non, parce que pour faire un bon méchant, comme on l'a vu, il faut être cool, de préférence flamboyant, intelligent, et il faut avoir la classe. Donc, non, je ne vois pas du tout. Non. Je ne fais pas le lien. [Rires, applaudissements]

[Benjamin P.] Pas mieux.

[Julia R.] Non, mais c'est ça la question sous-jacente - on en avait un peu discuté en amont lors de la préparation de cette conférence : est-ce que les méchants sont de droite ? [Rires]. Concrètement, c'est ça la question. Mais les gens de droite n'ont pas décidé d’être de droite, pensez à notre ami… mince. Comment s'appelle-t-il, celui qui a fait Quatre-vingt-dix-neuf francs ?

[JB] Beigbeder ?

[Julia R.] Beigbeder. Vous avez dû voir dans la presse qu'il est allé dire : “Dire que je suis un homme blanc, de droite, hétérosexuel et cisgenre, c’est être quatre fois raciste envers moi”. Voilà, je vous laisse digérer l’information.

[JB] [En riant] Il a beaucoup souffert…

[Julia R.] C'est vrai que ça a été très, très dur pour lui, mais toujours est-il que je comprends aussi que ce n'est pas toujours simple… Alors attention, je n'aurais jamais dû me lancer là-dedans. Voilà, les hommes hétéros cisgenres, qui ont été chanceux à la roulette de la vie, ne l'ont pas décidé, ça ne fait pas d’eux mécaniquement des méchants. Par contre, c'est leur positionnement et leurs agissements qui vont faire d'eux des gentils ou des méchants. Voilà quelque chose de très fort, très engagé encore.

[JB] Merci beaucoup. On va passer aux questions du public.

[Public]

En cours de lecture

Tout savoir sur le marché anglo-saxon - Avec Elisa Houot et Aliette de Bodard (Modération Pierre-Marie Soncarrieu)

Tout savoir sur le marché anglo-saxon

Enregistré le 29/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.
Le marché anglo-saxon du livre attire toutes les convoitises. Mais entre fantasme et réalité, la désillusion peut être grande ! Comment se porte le marché anglophone en imaginaire ? En quoi diffère-t-il du marché francophone ? Est-il pertinent de les comparer ? Deux spécialistes, une agente littéraire et une autrice primée aux États-Unis, répondent.

Transcription :

Tout savoir sur le marché anglo-saxon
Avec Elisa Huot, Aliette de Bodard
Modération : Pierre-Marie Soncarrieu

[Chaise qui racle le sol]
[Grincements]
[Musique et bruits de pages qui se tournent]
[Musique et carillons]
[Musique et bruits de vaisseaux]
[Tirs de pistolets laser - Pewpew]
[Bruits d'épées qui s'entrechoquent]
[Voix off]
Les conférences de L'Ouest Hurlant, le festival des cultures de l'imaginaire…

[Pierre-Marie Soncarrieu] D’abord, on va s’arrêter sur le marché français pour vous donner une petite idée de l'étendue de l'imaginaire français. On parle d'inédits. Ce sont à peu près deux milles nouveautés qui sortent dans l'imaginaire français par an. On ne compte ni les auto-éditions, ni les éditions à compte d'auteur. On ne compte que les éditions à compte d'éditeur. C’est donc le marché traditionnel mais sur lequel n'interviennent ni Elisa, ni Aliette. C'est ce qui va nous donner un point aussi intéressant.

[Aliette de Bodard] Juste un point de correction, moi je fais les deux. Je fais Ă  la fois de l'auto-Ă©dition et de l'Ă©dition traditionnelle en anglo-saxon.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Mais pas en France ?

[Aliette de Bodard] Pas en France.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Autre chose, le marché français est un marché littéraire qui est très régulé, notamment avec la loi Lang, je ne sais pas si vous connaissez. C’est la loi qui oblige que le prix de vente soit décidé par l'éditeur et non pas par le commerçant, ce qui fait que les entités qui peuvent vendre des livres ont en général une marge de cinq pourcents sur le prix de l'éditeur. C'est aussi un point de grosse différence avec le marché anglo-saxon. À ce sujet-là, Aliette, comment est-ce que tu définis un prix sur ta production ? Comment se passe la mise en vente ?

[Aliette de Bodard] Sur le marché anglo-saxon, c'est l'éditeur qui décide mais les prix sont quand même assez standardisés. Le prix d'un hardcover est dans les 20 livres. Ça peut être plus s'il est plus épais par exemple. C’est pareil pour les mass market paperback, il n’y a pas vraiment d'élasticité là-dessus. En auto-édition, il y a beaucoup plus d'élasticité. Dans mon cas, c'est presque que de l'auto-édition. Mon agence littéraire s'occupe de toute la partie commercialisation et maison d'édition, et moi je m’occupe de la couverture. Je ne fais pas la partie illustration, j'ai essayé et c'est une bonne raison pour ne pas le faire. [Rires] Par contre, en concertation avec l'agence, je décide du prix de vente. Là-dessus ce que je regarde ce sont les livres qui se vendent ou les livres qui définissent les courants et dans quel ordre de prix on est. Sachant que plus un livre est neuf, plus on peut le vendre cher avec la partie nouveauté. Lorsque ça devient ce qu'on appelle du “backlist”, c’est-à-dire des livres qui sont sortis il y a longtemps, les gens s'attendent à ce que ça coûte moins cher. Sur des séries aussi, souvent le premier est moins cher voire gratuit, ça permet d'appâter un peu le lecteur pour qu’il lise le premier tome et après télécharge les trois tomes suivants, on espère. Puis, ça dépend un peu du genre. Typiquement, là, j’ai une romance space opéra où j'avais mis le prix plus en comparaison avec la SF (science-fiction) et en fait, en romance, c'est généralement moins cher parce que les lecteurs sont plus sensibles au prix. Ils préfèrent des trucs à prix un peu plus bas. Je pense que quand le paperback sortira, on va rediscuter avec mon agence pour mettre le prix plus bas pour être dans des fourchettes de prix comparables. Ça dépend aussi pas mal du sous-genre. La SF et la fantasy ont tendance à être plus chers. La romance, ça dépend de la longueur aussi évidemment, a tendance à être un peu moins cher.

[Pierre-Marie Soncarrieu] On va laisser de côté le milieu de l'auto-édition. On va partir sur l'édition classique. En France donc, l'auteur fait son roman, a des bêta et des alphas lecteurs, puis va le proposer à une maison d'édition qui va accepter ou non et on espère avoir une édition. Sur le marché anglo-saxon, dans le circuit traditionnel, à quel moment intervient l'agent littéraire ?

[Elisa Huot] Alors l'agent littéraire intervient exactement au milieu. Quand l'auteur a terminé un livre aux Etats-Unis et en Angleterre, en grande majorité, il ne peut pas lui-même présenter son livre à des maisons d'édition, en tout cas pas à des maisons d'édition classiques, traditionnelles. Il est obligé de trouver un agent. C'est à ce moment-là que l'agent intervient. Au lieu de pitcher son roman à des maisons d'édition, l'auteur le pitche à des agents. Une fois qu'il a trouvé un agent, c'est celui-ci qui s'occupe de trouver une maison d'édition aux livres et qui, après, représente l'auteur pour toute sa carrière et l'ensemble de ses livres.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Ça veut dire que, par exemple, Aliette qui fait de la SF et de la romance et qui décide de faire un essai sur les fourmis, ce sera le même agent qui fera ça ?

[Elisa Huot] Alors ça dépend si c'est un genre que l'agent ne représente pas. Dans notre agence, on a des agents qui sont spécialisés dans à peu près tout. Donc si un de mes auteurs écrit de l’horreur par exemple, ce que je ne fais pas, je demanderai à un de mes collègues de s'en occuper. En revanche, si personne dans l'agence n’est capable de représenter ce titre, l’auteur sera obligé de trouver un autre agent pour ce titre bien spécifique, mais c'est très rare d'avoir des auteurs qui sont dans des genres aussi éloignés.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Et du coup Aliette, tu as déjà choisi de faire à la fois du traditionnel et de l’auto-édition. Est-ce que ça pose des soucis vis-à-vis de ton ou tes agents, ou pas ?

[Aliette de Bodard] Non parce que c'est le partenaire américain de mon agence qui fait la partie auto-édition. Ce sont même eux qui me l’avaient proposé, en particulier sur des œuvres soit de backlist, soit des titres qui sont un peu difficiles à vendre. Par exemple, quand j'avais écrit un re-telling de La Belle et la Bête en version saphique et où la Bête était un dragon, la longueur était surtout super foireuse. C’était trop long pour être ce qu'on appelle une novella, donc un roman court qui peut se vendre dans un certain nombre de maisons d'édition au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, mais par contre beaucoup trop court pour le faire passer pour un roman. On ne voyait pas ce qu'on pourrait faire pour le rallonger et puis, philosophiquement, ce n’est quand même pas terrible de rajouter des trucs juste pour faire du “gonflage artificiel” de roman. [Rires] Donc sur un projet comme ça, la maison d'édition va être mon agence et on va se coordonner pour sortir un titre.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Là, tes romans anglo-saxons, si jamais tu voulais les sortir en France, comment est-ce que tu pourrais le faire économiquement ? Est-ce que tu as déjà essayé d'ailleurs ?

[Aliette de Bodard] Je n'ai pas essayé, non. Pratiquement, ça passe par le même circuit que décrit Elisa, c'est-à-dire que mon agence a des partenaires en France qui démarchent les maisons d'édition pour voir si quelqu'un est intéressé pour récupérer le roman et le faire traduire.

[Elisa Huot] Ces partenaires-là, en général, ce sont les co-agents justement. Les agents en ont à peu près dans chaque pays ou certains s'occupent de plusieurs pays. Ce sont eux effectivement qui vont démarcher les maisons d'édition. C’est aussi ce que je fais pour l'agence que je représente en France. C'est moi qui démarche, je suis la co-agente française. C'est comme ça que ça fonctionnerait pour les titres publiés en édition traditionnelle ou même en auto-édition d'ailleurs. Tant que ça passe par l'agence, ça peut fonctionner.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Donc un auteur anglo-saxon qui a envie d’écrire pour la France est obligé de garder ce contrat d'exclusivité avec l'agence avec laquelle il est. Il ne peut pas avoir lui-même ces liens amicaux pour pouvoir aller démarcher des auteurs, des éditeurs, ou des traducteurs qu'il connaît.

[Elisa Huot] Il pourrait mais ce n’est pas quelque chose qui se fait. Là-bas, c'est très clair que l'agent est “au centre de tout” et que l'auteur s'en remet à l'agent pour toutes ces questions-là. Moi, j'ai des auteurs qui sont particulièrement intéressés pour être traduits en Espagne ou en France. Dans ces cas-là, ils me le disent et j'essaye de faire tout ce que je peux pour leur avoir ces traductions dans les pays qui leur tiennent à cœur. Mais, à part ça, ça ne se fait pas du tout qu’ils aillent les démarcher eux-mêmes

[Pierre-Marie Soncarrieu] Mais là tu parles vraiment d'une mentalité très anglo-saxonne où l'agent est au milieu de tout. En France, on n'a pas trop cette mentalité ou alors je ne l'aperçois pas. Comment est-ce que tu pourrais t’insérer dans un schéma d'édition française ? Il faudrait que les auteurs soient partie prenante mais aussi les maisons d'édition. C'est un coût en plus.

[Elisa Huot] C'est un coût en plus mais c'est aussi un avantage puisque les éditeurs négocient directement avec les agents, donc avec des gens dont c'est le métier. C'est souvent difficile pour les auteurs de négocier correctement avec les éditeurs ou même simplement d'avoir une conversation qui est facile avec l'éditeur. Tout ça est facilité par l'agent en France. Je le vois bien. De plus en plus d'auteurs sont intéressés par ce schéma là en France. Pour l'instant, ce serait compliqué pour des primo auteurs d'être représentés par un agent dès le début parce que les maisons d'édition pourraient être réticentes. Pour des auteurs qui sont déjà publiés, pour même un seul roman en France, c'est un schéma qui peut complètement fonctionner. Pour l'instant ce n’est pas extrêmement répandu mais on voit de plus en plus d'agences qui commencent à se créer et c'est une très bonne chose. Je pense que dans dix ans l'agent fera plus partie de la chaîne du livre.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Dans le schéma anglo-saxon, Aliette, quand tu vends tes livres, tu dis que tu définis le prix en auto-édition. Dans l'édition classique, c'est toujours l'éditeur qui décide du prix sur les marchés anglo-saxons ?

[Aliette de Bodard] Oui, je n’ai jamais eu de conversation pour définir le prix. Ce sont eux qui le définissent en fonction du livre. Ils ont la maîtrise sur les coûts d'impression, etc. Je n’ai pas de visibilité et puis, pas spécialement les compétences non plus.

[Pierre-Marie Soncarrieu] On dit souvent qu’en France l'auteur récupère moins de cinq pourcents du prix du livre. Est-ce que tu peux nous parler un peu des revenus d'auteurs traditionnels en anglo-saxon ?

[Aliette de Bodard] Quand je vends un livre en milieu anglo-saxon, l’agence perçoit pour moi les revenus et constitue un à-valoir, donc une avance sur des royalties qui est définie en pourcentage. Je ne me souviens plus des pourcentages. C’est huit pourcents, je crois. Tu dois connaître mieux que moi.

[Elisa Huot] Le basique c’est huit pourcents. Mes auteurs ne signent jamais rien en dessous de huit pourcents dans le milieu anglo-saxon.

[Aliette de Bodard] C’est huit ou douze pourcents à peu près pour un hardcover - un couverture dure -, et entre vingt-cinq et quarante/cinquante pourcents sur les ebooks. Il y a eu beaucoup de conversations sur le pourcentage touché par l'auteur dans le cadre d'un ebook et ça a fait couler beaucoup d'encre, de mails et de discussions pour essayer de fixer un standard de l'industrie. Il y a des pourcentages comme ça sur les audiobooks et sur plein d’autres choses. Une fois, j'ai signé des trucs avec des clauses de produits dérivés. Je me suis dit : “Ok, on ne sait jamais si Hollywood vient frapper à ma porte un jour”. [Rires] Et donc, l’agence est payée là-dessus, prélève une commission ;

[Pierre-Marie Soncarrieu] Sur les huit pourcents qui te sont allouées, il y a la commission pour les agents ?

[Aliette de Bodard] Oui c’est ça, sur ma part à moi.

[Elisa Huot] Sur les huit ou douze pourcents pour le papier et sur tout ce que l'auteur gagne pour le contrat signé.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Du coup, on aborde la question que je voulais poser mais qui est déjà arrivée. Donc, ces huit pourcents là, c'est l'agent qui va les négocier et est-ce que c'est dans son intérêt de négocier plus de pourcentage, de manière à ce que sa commission soit plus importante ?

[Elisa Huot] Dans tous les cas, l'agent a tout intérêt à négocier les meilleures conditions financières possibles pour l'auteur puisque si l'auteur gagne moins, l'agent aussi donc forcément - ce qui arrange souvent les auteurs qui veulent aussi gagner plus. Oui, c'est évidemment dans leur intérêt mais ça arrange aussi l'auteur. Tout le monde est gagnant. Le pourcentage est plutôt difficile à négocier, en tout cas pour ce pourcentage papier de huit pourcents. On a un peu de mal à aller au dessus, surtout quand ce ne sont pas des auteurs mondialement connus. Par contre, le pourcentage des ebooks est plus facilement négociable. Il est plutôt basé sur les droits dérivés que l’on arrive plus facilement à négocier. Il y a une plus grosse marge de manœuvre.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Mais là on parle de huit pourcents chez les anglo-saxons. On revient aux cinq pourcents français. Comment est-ce qu’un agent pourrait arriver à négocier plus ? Les éditeurs ne sont en général pas d'accord pour payer plus.

[Elisa Huot] Ça fonctionne, j'y arrive. [Rires] Ça fonctionne très bien en général. Il y a aussi beaucoup le fait que les auteurs n’osent simplement pas demander. C'est un petit peu bête mais des fois un éditeur dirait oui à huit pourcents mais comme les auteurs ne demandent pas, ils ne vont pas le proposer. Les éditeurs ont un peu tendance à proposer des pourcentages qui sont bas en sachant qu’ils peuvent faire mieux mais beaucoup d'auteurs n'osent pas du tout négocier et ne le font pas forcément. En tout cas, ça se négocie très bien.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Il n’y a pas de réticence parce que ce sont des grosses maisons d'édition ou même les petites maisons d'édition ?

[Elisa Huot] Alors, les maisons d'édition qui ont le moins de réticence sont celles qui font aussi des traductions parce qu’elles sont amenées à travailler avec des agents ou des co-agents au quotidien et donc ont l'habitude de tout ça. Les plus petites maisons d'édition ont sans doute plus de mal à accepter la négociation. Dans tous les cas, il faut essayer. Mais, les grandes n’ont aucun problème avec ça.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Aliette, dans la partie auto-édition, est-ce que tu as déjà utilisé ce qu'on appelle les facilitateurs d'édition que peuvent être CoCyclics, Amazon, Wattpad, des faiseurs de reconnaissance ?

[Aliette de Bodard] Pas spécialement, non. Mes livres sont vendus sur Amazon mais je n’ai jamais utilisé ni Wattpad, ni CoCyclics.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Est-ce que l'agence littéraire peut s'appuyer sur ça, c’est-à-dire sur des textes qui ont déjà été travaillés, qui ont déjà une reconnaissance ?

[Elisa Huot] C'est une question compliquée que l’on se pose souvent puisque un texte qui a déjà touché pas mal de monde, sans avoir été un gros carton par exemple sur Wattpad, on va se demander si les lecteurs touchés n’ont pas déjà lu le livre. Donc, est-ce que ça vaudrait le coup de l'éditer ou pas ? C'est vraiment du cas par cas. Par contre, si c'est un carton ultime, oui bien sûr. Là, l'éditeur va le vouloir tout de suite, c'est évident. Pour ceux qui fonctionnent bien sans être des gros cartons, c'est vraiment du cas par cas.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Là-dedans, l’agent ne fait que proposer un texte qui est déjà a priori fini. Il reste quand même la partie correction sur un texte.

[Elisa Huot] Oui. On a plusieurs types d'agents. Il y a les agents éditoriaux ou non. C'est ce que je fais, c'est-à-dire que les textes que je représente, je les corrige avant de les présenter à des éditeurs. J'ai des collègues qui ne font pas ça, simplement parce qu'elles n’ont pas le temps et que ce n’est pas la partie qui les intéresse le plus. Elles ne prennent que des textes qui sont déjà prêts à être présentés à des éditeurs. Moi, j'aime justement cette partie : améliorer le texte jusqu'à ce qu'il soit au maximum de son potentiel. C'est quelque chose que je fais mais tous les agents ne le font pas. C’est une question à poser à des agents potentiels.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Est-ce que le fait que tu aies cette compétence en plus influe sur la commission que tu vas récupérer ?

[Elisa Huot] Je touche autant. La commission ne change pas. J'ai des auteurs pour lesquels j'ai vendu leurs livres alors que j'ai travaillé deux heures dessus, puisqu'ils se sont vendus quasiment tous seuls. Il y en a d’autres sur lesquels j'ai passé deux cents heures au total en correction et en présentation à des éditeurs. Le premier m'a rapporté beaucoup, le deuxième, avec ses deux cents heures de travail, ne m'a rien rapporté du tout puisqu'on ne l'a jamais vendu. La commission ne dépend absolument pas du travail que l’on fait. Elle est complètement fixe.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Et toi, Aliette, est-ce que tu as une préférence entre une agence qui te fait des corrections ou un éditeur qui te propose une correction pour coller à sa ligne éditoriale ?

[Aliette de Bodard] Non. Avec mon agence - là je suis quand même dans un schéma qui est bien établi, avec une carrière qui est déjà bien établie - les livres que l’on essaie de proposer généralement, elle les soumet directement voire on vend sur ce qu'on appelle un “proposal”, c'est-à-dire un synopsis et trois chapitres au lieu du manuscrit complet sur lequel ils jettent un rapide coup d'œil. On s’arrête là parce que j'ai déjà cette reconnaissance, j'ai déjà une carrière qui existe et globalement on sait dans le milieu que je vais être capable d'écrire un livre et que les corrections éditoriales vont être suffisantes. Les premiers livres que j'ai vendus pour le coup, mon agent avait regardé, m'avait fait des commentaires et des corrections avant qu'ils soient soumis. Pareil, je sais qu'on a eu un livre qui était sorti mais qui ne se vendait pas donc il avait de nouveau regardé pour voir s’il y avait des modifications qui étaient possibles pour essayer de mieux le présenter à d'autres maisons d'édition. Après, les corrections éditoriales sont plus ou moins constantes. Ça dépend franchement du style de l'éditeur, de ce qu’il veut faire et de ce que je suis prête à faire. Je sais que quand j'avais vendu La Chute de la Maison Flèches d'Argent, donc The House of Shattered Wings, en Angleterre, ils m'avaient demandé d'enlever toute une partie et j’ai dit : “Non, je ne veux pas enlever cette partie-là mais je comprends que ça vous pose un problème.” On a donc discuté pour savoir comment l’on pouvait faire pour garder la partie et résoudre leur problème en même temps. C'est vraiment une approche collaborative. Ce n’est pas : “Si vous ne faîtes pas ça, on ne va pas acheter le livre.”

[Pierre-Marie Soncarrieu] Sur ta partie auto-édition, je parle plutôt sur le marché américain, est-ce que tu as de la correction à faire ? Est-ce que tu as un schéma correctif ou tu proposes un texte qui va être apprécié et ce sont les agences qui te disent si ça va ou pas ?

[Aliette de Bodard] Quand je fais de l'auto-édition, les agences ne me disent pas si ça va ou pas parce que, comme j’amène le budget de la couverture, leur avance de frais est minimale. Si ça ne marche pas, ça ne marche pas. C’est l’avantage. Il n’y a pas beaucoup d'investissements en “upfront” sur des choses comme ça. Du coup, c'est plus moi qui vais démarcher des lecteurs que je connais, je leur demande ce qu’ils en pensent, s’ils pensent que ça peut marcher, s’ils ont des corrections à suggérer. Ensuite, on va rentrer plus dans un schéma de correction micro de ce qu'on appelle les “copy edit”. Je ne sais pas ce qui est l’équivalent des “copy editing” en français. Ça n’existe pas ? D'accord. [Rires] On va peut-être expliquer ce qu’est un “copy editing” pour commencer. Alors, en Angleterre et aux Etats-Unis, quand je présente un texte même après l’avoir vendu, pour partir en production donc à l'impression, il va d'abord y avoir un, deux, trois, ou plusieurs rounds de ce qu'on appelle les “edit”. Ce sont des corrections éditoriales qui peuvent être assez lourdes. C’est par exemple restructurer tout le dernier tiers car ça ne marche pas du tout. Une fois que le texte est à peu près figé, on va avoir ce qu'on appelle les “copy edit”. Ce sont des corrections de grammaire, de cohérence interne comme par exemple se dire que : “tiens, machin avait les yeux bleus au chapitre cinq. C’est marrant, ils ont changé de couleur. Est-ce normal ?” ou encore, “Il s’est levé deux fois dans le chapitre”, ou “Au chapitre précédent, tu sais qu’il s’était fait poignarder ? Parce qu’il m’a l’air un peu vaillant quand même !”. C’est ce genre de problèmes de cohérence narrative interne relativement mineures ou des corrections grammaticales. Par exemple, l’éditeur demande : “T’es sûre que tu veux une phrase qui fasse un paragraphe entier ? Parce que c’est un peu osé quand même” ou me dire que sur les point-virgules, il faut que j’y aille mollo. C’est mon truc préféré, j’adore les points virgules. Mes copy éditeurs me détestent. Ils passent leur temps à les enlever. [Rires] Donc ça c’est la partie copy edit, puis il y a la partie qui se rapproche le plus des preuves : les “proof”. Le texte est mis en page. Je dois relire la mise en page pour vérifier qu’il n’y a pas d’erreurs. Un ou plusieurs relecteurs des preuves vont aussi vérifier qu’il n’y a pas de faute. Généralement, il y a plusieurs rounds de ce processus, deux voire trois, mais ça dépend des maisons d'édition. Je fais la partie correction éditoriale en auto-édition avec des lecteurs qui me relisent et qui me font des commentaires pour que je puisse re-structurer le texte. Je fais une partie “copy edit” et/ou “proof reading” pour faire à la fois des corrections grammaticales donc vérifier qu'il n’y a pas de faute de frappe et à la fois des corrections de cohérence donc que “machin” ne s'est pas levé deux fois dans le même chapitre.

[Pierre-Marie Soncarrieu] C’est donc vraiment une réduction du coût de la part de l’éditeur puisque tu es seule avec tes lecteurs. Un sujet un petit peu épineux, celui des trigger warnings. Où est-ce que ça se passe dans la partie traditionnelle classique ? Est-ce que la maison d’édition fait appel ou est-ce que c’est l’auteur ? Est-ce que c'est une convention ?

[Elisa Huot] En général, quand j'ai eu affaire à ça, ce sont les auteurs eux-mêmes qui le mentionnaient. Ça arrive des fois qu’ils ne soient pas spécialement conscients de tout ce qu’ils mettent non plus dans leurs livres et qu’ils ne soient pas conscients qu'il faut rajouter des trigger warnings.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Avant tout, est-ce que tu peux expliquer ce que c'est pour ceux qui ne le savent pas ?

[Elisa Huot] Vous pouvez le trouver au début du livre voire même des fois sur la quatrième de couverture. Ça sert à informer sur ce que l’on va trouver dans le livre par exemple de l’inceste, la mort d’un animal, des choses qui peuvent être assez violentes pour le lecteur si vous tombez dessus par hasard. Du coup, l'éditeur remarque qu'il faudrait ajouter des trigger warnings. Il y en a qui sont assez pointilleux, où le moindre truc il faut le rajouter. Il y en a qui s'en fichent un peu, qui pour eux, si l'auteur ne les met pas, ils ne les mettront pas. Ça dépend vraiment de l'éditeur et ça dépend de sur qui on tombe.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Même question pour les “sensitivity readers” ?

[Elisa Huot] Les “sensitivity readers” sont des personnes à qui on fait appel pour vérifier que le texte ne heurterait pas la sensibilité des personnes qui sont concernées par un livre. En général, ce sont les éditeurs qui font appel à des “sensitivity readers” parce que eux-mêmes ne sont pas forcément concernés par l'histoire donc ne pourraient pas être à même de dire si tout convient ou pas. Ils ont des “sensitivity readers” à disposition pour à peu près tout et ils font appel à eux quand c’est nécessaire.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Mais, est-ce que c'est quelque chose qui se fait assez facilement, qui est plutôt répandu, ou c'est juste quelques maisons d'édition ?

[Elisa Huot] Plutôt les grandes quand même. Si jamais la maison d'édition ne fait pas appel à un lecteur de ce type et que, à la sortie du livre, on remarque qu’il y a des choses qui ne fonctionnent pas, ça va très mal se passer pour elle et pour les ventes du livre. Maintenant, ils ont vraiment tout intérêt à s'assurer que tout est “nickel” avant de l'envoyer donc c'est de plus en plus répandu.

[Pierre-Marie Soncarrieu] C'est quelque chose qui est Ă  l'initiative des maisons d'Ă©dition, donc ni de l'agence, ni de l'auteur.

[Elisa Huot] Oui, ce sont les maisons d'édition puisque l'auteur en général est concerné par l'histoire donc tout va bien, et l'agence elle-même n’est pas du tout responsable de ça. Elles voudront s'assurer que tout convient. Certains auteurs, quand ils écrivent un personnage secondaire par exemple avec qui ils ne s'identifient pas, vont faire appel eux-mêmes mais c'est beaucoup plus rare.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Est-ce que tu fais appel à des “sensitivity readers”, Aliette ?

[Aliette de Bodard] Ça dépend. J’ai des projets sur lesquels je fais appel à eux parce que je ne suis pas spécialiste. Quand j’ai écrit The Red Scholar’s Wake, qui est, pour simplifier, un space opera qui se basait sur des conventions vietnamiennes, j'ai beaucoup utilisé ce qu'on appelle du “sino vietnamien” qui est du vietnamien archaïque parlé à l'époque de l'empire vietnamien. C'est un peu comme parler latin si vous voulez et je n’ai pas de connaissances en latin. [Rires] J’ai donc demandé à quelqu'un de relire tous les noms que j'avais donné aux personnages pour vérifier que je n'avais pas appelé quelqu'un “banane de quelque chose” ou un truc hilarant sans le faire exprès. Puis, il y a des trucs pour lesquels je ne suis pas du tout concernée. J’ai écrit In the Vanishers’ Palace qui est de la science-fantasy où le personnage principal est médecin et a pas mal à gérer des questions de maladies ou de handicap. J'avais des personnages non-binaires dedans donc j’ai demandé à quelqu'un de faire la relecture pour tout ça, histoire de m'assurer de ne pas véhiculer des représentations qui pourraient être clichées, complètement fausses et trop éculées.

[Pierre-Marie Soncarrieu] C'est quelque chose qui est de ton initiative. Ce n’est pas de la maison d'édition. Du coup, pour tout ce qui est auto-édition, il y a cette relecture qui se fait en même temps que tes bêta lectures par tes lecteurs.

[Aliette de Bodard] Soit en même temps, soit après. Pour le sino vietnamien, je l'avais fait après parce que j'avais attendu que le manuscrit soit bien sec et d'être sûre qu'il n'y aurait pas trois personnages différents qui allaient arriver, ou que certains des noms étaient symboliquement importants et donc si l'arc ou l'intrigue liés au personnage changeaient, le symbolisme ne serait peut-être plus forcément d'actualité. Je voulais avoir la peinture métaphoriquement très sèche sur l'échafaudage, mais ça dépend. Après, je ne sais pas si on les appelle des “sensitivity readers” quand je ne les paye pas. Je demande leur avis à des ami·es, en disant : “J'ai ça comme idée. Est-ce que c'est vraiment l'idée la plus foireuse que j'ai jamais eue ?”. Mais, ça fait un minimum de “check”. De la même façon, quand vous écrivez un roman de space opéra, on ne va pas se tromper sur la mécanique orbitale, ce serait bien aussi de ne pas se tromper sur des langues. J’ai des gens qui utilisaient du japonais comme si c'était du vietnamien et qui me parlaient de caractères ou je ne sais quoi pour écrire le vietnamien. Pour information, le vietnamien utilise l'alphabet latin depuis, à peu près, le début du XXème siècle. Juste des choses où, je ne sais pas si c’est du niveau des “sensitivity readers”, mais étant concernée, je me dis que Wikipédia existe quand même !

[Pierre-Marie Soncarrieu] Elisa, lorsque tu viens en France et que tu démarches des maisons d'édition, est-ce que ce type de questions sur les “trigger warnings”, “sensitivity readers” joue sur ton approche ?

[Elisa Huot] Pas du tout. On ne m’a jamais posé la question. Je n’en ai jamais vraiment parlé. Dans tous les cas, l’éditeur va lire le livre même si je lui dis qu’il y a des trigger warnings ou ce genre de choses, ça ne lui changera pas spécialement son idée. Je le pitche donc il sait de quoi ça parle. Il le lira et après il estimera si ça lui convient ou pas et si en France il y a besoin de mettre des trigger warning ou pas. Parfois, des éditeurs français ne les mettent pas alors qu'ils y sont aux Etats-Unis et inversement. Ça dépend mais en tout cas, je n’en parle pas.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Et il n’y a aucune cohérence entre l'édition française et anglo-saxonne sur ce type de question ?

[Elisa Huot] Certains les reprennent mais c'est très rare. Je n'ai jamais eu de cas où ils copiaient-collaient les trigger warnings.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Est-ce qu'on pourrait dire - mais là j’y vais avec mes gros sabots - que le marché anglo-saxon est plus précautionneux que le marché français sur la littérature ?

[Elisa Huot] Pour l'instant, je pense oui. En l'état actuel des choses, oui complètement.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Un avis sur la question Aliette ?

[Aliette de Bodard] Le même qu’Elisa ! [Rires] Il y a des discussions aussi sur la représentativité et la place des concerné·es sur le marché qui n’ont absolument pas lieu en France.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Merci ! Le temps file. On va passer au mot de la fin et surtout aux questions du public.

[Public - Personne 1] Merci. J'aurais une question pour madame Huot, mais avant j’aimerai rectifier une petite chose comme je travaille dans l’édition. Vous avez parlé de taux de cinq pourcents. En France, ce n’est pas ça, au cas où, pour les personnes qui voudraient écrire aussi. Je travaille avec plusieurs maisons d’édition, j’ai moi-même été éditée par les maisons traditionnelles. On est autour de huit / dix pourcents. C'est la fourchette de base. Après ça peut monter jusqu'à douze, rarement plus. C’est juste pour vous rassurer. Effectivement dans le secteur jeunesse, on est moins. Je n’ai jamais vraiment compris pourquoi.

[Aliette de Bodard] Les éditeurs utilisent pas mal l’excuse que lorsqu’il y a des illustrations, ils divisent le coût par deux : une moitié pour l'illustrateur, une moitié pour l'auteur. Sauf qu’ils l'utilisent aussi quand il n’y a plus d'illustrations donc pour les livres huit / douze ans.

[Public - Personne 1] C’est une explication qui ne tient pas parce que moi, je suis dans le secteur BD notamment et, bref. J’avais une question : Combien de manuscrits recevez-vous par an et quels sont vos critères de sélection finalement ? Est-ce que la subjectivité rentre vraiment en ligne de compte ou est-ce que vous essayez de vous adapter au maximum au marché français de ce que vous en savez ?

[Elisa Huot] Donc pour la France ?

[Public - Personne 1] Pour la France. Puis après, pour les autres pays.

[Elisa Huot] C’est carrément objectif pour la France puisque les agents ne sont pas encore très répandus, je veux être sûre que le fait d'être représenté par un agent ne mette pas une épine dans le pied de l’auteur. Je veux donc être sûre que je vais pouvoir lui apporter quelque chose. C’est au-delà de si le manuscrit me plaît. C’est aussi si ça aiderait l’auteur·e de m’avoir à ses côtés. Pour l’instant, on a seulement eu une année complète avec l'agence française ouverte. J'ai reçu une centaine de manuscrits. J'en ai signé un et je suis en discussion avec quatre / cinq autres, donc en réflexion encore. En France, c’est très objectif. Pour les Etats-Unis, je reçois entre trois cents et quatre cents manuscrits par mois donc je suis obligé d'être très subjective donc je prends ce qui me plaît, en me demandant quand même toujours si je vais pouvoir le vendre bien sûr. Mais c'est beaucoup plus subjectif.

[Public - Personne 2] J'ai une question toujours par rapport au rôle d'agent, désolé·e. Vous dites que vous représentez des auteurs qui sont déjà installés en récupérant des manuscrits ce qui veut dire, j'imagine, que vous avez des partenariats avec certaines maisons d'édition, ou en tout cas des contacts privilégiés avec certaines maisons d'édition. Est-ce que vous évaluer l'impact de l'intermédiaire agent sur la non résurgence d'auteurs nouveaux ? Quel est l’impact pour les premiers auteurs du coup avec cet intermédiaire ?

[Elisa Huot] Alors l'idée, ce que j'espère en tout cas, c'est que dans quelques années justement ce rôle d'agent puisse évoluer et puisse copier celui qu'on a aux Etats-Unis, c'est-à-dire de découvrir de nouveaux auteurs et de permettre à de nouveaux auteurs d'émerger sur la scène éditoriale française. Aujourd'hui, je pense qu'on est dans une étape de transition donc pour l'instant l'agent ne va pas aider sur grand chose un primo auteur je pense, à moins qu’il le découvre et décide de tenter quand même, mais à l'avenir je l'espère. Pour l'instant, je ne vois pas du tout ça comme ça. La différence que ça fait est qu'effectivement, j'ai des contacts directs donc au lieu d'être évalué par le comité de lecture puis de passer par plusieurs personnes, c'est directement la personne en charge qui lit le manuscrit que je présente. Ça permet à l'auteur d'avoir une réponse beaucoup plus rapide, directe, et d'avoir une réponse tout court aussi souvent. Pour l'instant non, je ne vois pas ça comme ça.

[Public - Personne 3] La question que je me posais c'est, avec trois voire quatre cents manuscrits par mois, est-ce que le choix se fait, comme décrivait Aliette, sur un synopsis et trois chapitres ?

[Elisa Huot] Pour m'envoyer un manuscrit aux Etats-Unis, on a des formulaires ce qui est très pratique. En fait, on demande ce qu'on appelle une “query letter” donc un pitch assez rapide, une mini biographie. Souvent, juste avec le pitch on peut savoir si ça nous plaira ou pas. On peut aussi écrémer parce qu' il y a beaucoup d’auteurs qui ne sont pas du tout prêts à être édités ou qu'on ne fait aucune recherche. Moi ce que je représente est très clair. En termes de demande, on peut demander le nombre de mots. Aux Etats-Unis, on fonctionne en mots. Des fois, on nous propose des projets avec deux millions de mots. On n'accepte rien en général au dessus de cent milles donc deux millions c'est juste impossible. Il y a plus d'un tiers des manuscrits que je refuse comme ça sans même lire la première page. Dans ce formulaire, moi je demande les cinq premières pages. Au début, je lis le pitch. Si le pitch me plaît, je lis le début des pages. Si le style d'écriture me plaît, je demande à lire le manuscrit complet. Mais sur les trois cents, quatre cents par mois, je demande entre quinze et vingt manuscrits complets par mois. Ce qui est déjà beaucoup. La plupart de mes collègues en demandent beaucoup moins mais ont aussi beaucoup moins de place.

[Public - Personne 4] C'est hyper intéressant ce que vous décrivez je trouve, sur la façon d'aborder le texte. N’avez-vous pas l'impression quand même qu’en vous cantonnant à un pitch de passer à côté d’un texte ? Vous allez me dire que l'auteur doit savoir pitcher mais en imaginant qu’il ne s'est pas bien pitcher et ensuite, demander cinq pages. On est vraiment dans l'ère du fast comme on dit, le départ est très rapide. Est-ce que vous avez l'impression de passer à côté de texte ?

[Elisa Huot] Si je pense. Je pense que c'est inévitable. On passe forcément à côté de textes. Malheureusement on ne peut pas faire autrement parce qu'avec trois cents, quatre cents manuscrits par mois et que les “query” que je reçois - les nouveaux auteurs - c'est la dernière chose à faire dans ma liste parce que la priorité c'est toujours les auteurs que je représente déjà. C'est quelque chose qu'on fait quand on a le temps. On n'est pas non plus payé pour ce genre de choses. Les trois cents, quatre cents auteurs que je ne représenterai pas dans le mois, je ne recevrai pas un centime pour les manuscrits que j'ai lu, même en entier. On est obligé de prendre une décision d'une façon ou d'une autre. Malheureusement, c'est la façon la plus efficace de le faire quand même. Je ne pense pas qu'on passe à côté de beaucoup de pépites non plus, ou en tout cas de textes qui ne demandent pas beaucoup de travail mais malheureusement je suis sûre que je suis déjà passée à côté de textes. Je ne sais pas comment faire autrement, je ne pense pas que ce soit possible. Il y a des textes pour lesquels on fait une offre à l'auteur parce qu’on aime son texte mais qui choisit un autre agent et puis, trois semaines après, on voit que le livre s'est vendu aux enchères pour une avance à six chiffres. C'est extrêmement frustrant. Ça arrive tous les deux mois mais c'est le jeu. Dans l’autre sens, ça arrive aussi. Mais oui, ça arrive très souvent.

[Pierre-Marie Soncarrieu] Une question pour Aliette de Bodard. Est-ce qu'il y a une raison particulière pour laquelle tes textes en auto-édition ne sont pas traduits en France ?

[Aliette de Bodard] J'ai envie dire, il manque un éditeur ! A priori mon agence les traitent comme des textes qu’ils proposent à des éditeurs en France donc ce n’est pas du tout un manque de volonté. Avis aux éditeurs, si ça vous intéresse !

[Pierre-Marie Soncarrieu] En deuxième partie, tu parlais de “blacklist”, que ça correspondait au format.

[Elisa Huot] Backlist.

[Aliette de Bodard] Non, backlist, pas blacklist. [Rires] En backlist, ce sont des textes un peu vieux c'est tout.

[Elisa Huot] C'est quelque chose qui est vraiment très répandu là-bas. Une fois que votre texte a plus d'un an et demi, deux ans, il est dans la backlist. Ces projets, on me les présente comme des projets qui peuvent se vendre pour quelques centaines d'euros d'avance en France. Ce sont des projets qui, au bout d'un an et demi pour les américains, à moins que ce soient des best-sellers, sont en backlist et sont quasi morts.

[Aliette de Bodard] Par contre, en auto-édition, j’ai une “long tail” absolument phénoménale sur ce genre de textes. Par exemple, In the Vanishers’ Palace continue à se vendre hyper bien tous les mois juste parce que les gens se passent le mot.

[Elisa Huot] C’est la grosse différence.

[Aliette de Bodard] C'est la grosse différence avec l'auto-édition puisqu'il est toujours disponible sur Amazon, il est toujours commandable. Je n’en vends pas des centaines et des milliers tous les mois mais ça fait quand même une grosse différence financière dans l'année, et il y a la librairie du festival aussi !

[Pierre-Marie Soncarrieu] On va pouvoir clôturer cette table ronde. Merci beaucoup à ces deux intervenantes qui ont pu vous présenter le marché anglo-saxon. Je pense qu’on peut les applaudir.

[Applaudissements]

[Elisa Huot] Merci !

[Aliette de Bodard] Merci !

En cours de lecture

La concérence de Ketty Steward - Avec Ketty Steward, Mickaël Cabon

Carte Blanche : La concérence de Ketty Steward

Enregistré le 29/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.

Cette année, L’Ouest Hurlant propose à ses parrain et marraine de s’exprimer lors d’une « carte blanche » ! Ketty Steward a choisi de raconter l’histoire du défi d’écriture de micronouvelles SFFF #writever, dans une « concérence » (concert + conférence) accompagnée de son guitariste Mikaël Cabon.

Transcription :
Avec Ketty Steward, Mikaël Cabon

[Chaise qui racle le sol]
[Grincements]
[Musique et bruits de pages qui se tournent]
[Musique et carillons]
[Musique et bruits de vaisseaux]
[Tirs de pistolets laser - Pewpew]
[Bruits d'épées qui s'entrechoquent]
[Voix off]
Les conférences de L'Ouest Hurlant, le festival des cultures de l'imaginaire…

[Ketty Steward] Là d'où je viens. On est appariés à la naissance avec une œuvre d'art. Ma sœur est restée auprès de sa statue géante. Moi, j'ai tant parcouru l'univers que j'ai perdu ma chanson. Je n'imagine pas rentrer sans elle. Mais où ai-je une meilleure chance de la retrouver ?
Ceci est un writever.
Vous vous souvenez de l'automne 2020 ? C'était un peu particulier. C'est confinement, c'était le désespoir. C'était le blues.

[Mikaël Cabon] Alors tous les textes sont de Ketty, mais je vais avoir le plaisir de vous en lire quelques-uns :
BLUES
Les troubles de l'humeur s'étaient si bien répandus qu'on ne parlait plus de dépression. Tout le monde avait le blues et c'était cool. On s'installait dans la lenteur ouatée favorisée par nos antidépresseurs. Et on espérait ne pas tomber plus bas.

[Ketty Steward] Pour désengorger les tribunaux, on installa des intelligences artificielles dont le rôle était de pré-juger les affaires. Et le prévenu était invité à se connecter par vidéo au réseau de la cour afin d'assister à la pose du tampon de validation sur son dossier.
On fait tout à distance, et c'est ce qu'on faisait à l'automne 2020, beaucoup de visio, beaucoup d'invocations d'esprits : “Eh tu m'entends ? Ton son est coupé.”

[Mikaël Cabon] Même nos appareils étaient déprimés. Les assistants vocaux ont peu à peu développé des comportements dits pathologiques. Je repense à cette Alexa en dépression qui ne donnait que des réponses pessimistes aux enfants. Nous l'avons réinitialisé, mais était-ce la chose à faire?

[Ketty Steward] A l'époque, la joie même a été portée disparue. Ils ont lancé un appel à toute personne ayant connu la joie un moment de sa vie. Le but était d'en retrouver le souvenir pour l'enseigner aux nouvelles générations. Je ne sais pas vous, mais moi je trouve ça triste.

[Ketty Steward] chante
Transcription C'Ă©tait l'hiver
[Chanson “C'était L'hiver” de Francis Cabrel]

Elle disait : j'ai déjà trop marché.
Car elle est déjà trop lourde de secrets.
Trop lourde de peines.
Elle disait : je ne continue plus.
Ce qui m'attend, je l'ai déjà vécu.
C'est plus la peine.

Elle disait que vivre Ă©tait cruel.
Elle ne croyait plus au soleil
Ni au silence des Ă©glises.
MĂŞme mes sourires lui faisaient peur.
C'était l'hiver dans le fond de son cœur.

Le vent n’a jamais été plus froid,
La pluie plus violente que ce soir-lĂ .
Le soir de ses vingt ans.
Le soir oĂą elle a Ă©teint le feu,
Derrière la façade de ses yeux.
Dans un Ă©clair blanc.

Elle a sûrement rejoint le ciel,
Elle brille à côté du soleil.
Comme les nouvelles Ă©glises.
Et si depuis ce soir-lĂ , je pleure.
C'est qu’il fait froid dans le fond de mon cœur.

toudoudou, dou dou, dou dou…

Elle a sûrement rejoint le ciel.
Elle brille à côté du soleil.
Comme les nouvelles Ă©glises.
Et si depuis ce soir-lĂ , je pleure.
C'est qu'il fait froid dans le fond de mon cœur.

Elle a sûrement rejoint le ciel.
Elle brille à côté du soleil.
Comme les nouvelles Ă©glises.
Et si depuis ce soir-lĂ , je pleure.
C'est qu'il fait froid dans le fond de mon cœur.

[Ketty Steward] Vous voyez un peu l'ambiance. C'est à peu près à ce moment-là que, prise de désespoir, j'ai commencé à un mooc de statistiques inférentiel.

[Mikaël Cabon] MATHÉMATIQUES

La petite a l'air humaine, c'est pas le problème. Je dis juste qu'il faudra veiller à l'apprentissage social. Une gamine de dix ans qui se détend en réduisant des matrices a peu de chances de se faire des amis. Elle peut aimer ça, mais elle le garde pour elle.

[Ketty Steward] C'est aussi l'époque où j'ai pas mal traîné sur les réseaux. Je cherchais des gens en fait, puis il y avait plein de personnes qui cherchaient des gens. Et j'ai trouvé la trame. La trame consiste en un réseau télépathique qui met en relation différentes sortes de consciences. Il peut s'agir de télépathes, naturels, latents. D'intelligences désincarnées, comme Mel, ou de cyborgs particuliers comme Astrid, et bien entendu, Eugénie. Par les échanges et les partages, les angoisses ont un petit peu baissé. Et finalement, je me suis retrouvé à un peu plus regarder les autres et un peu moins moi-même, mon nombril.

[Mikaël Cabon] Une douceur retrouvée du temps qui passe. La dame tricote, clic, clic. La trame, maille à l'endroit, poursuivant ses pensées. Soudain, une inquiétude et ses doigts qui s'arrêtent. Le temps retient son souffle, attendant que, clic, clic, elle reprenne l'ouvrage en scandant les secondes.

[Ketty Steward] Dans cette recherche, j'ai rencontré une entité du nom de Nano-Chimère. Nano-Chimère. Et j'ai eu envie d'en faire une amie.
– J'aimerais t’inscrire sur mon livret d'amis. Qu'en dis-tu ?
– J'en serais honoré. Mais tu n'as pas déjà ton quota?
– J'ai mis fin à une relation fantôme et à une amitié périmée.
– Parfait. Dans ce cas, faisons une déclaration mutuelle. C'est plus simple.
Et c’était un moment magique, comme ces moments où vous désirs secrets sont révélés. Vous vous retrouvez dans les mots des autres, des mots que vous auriez aimé écrire vous-même. Et ce que vous avez devant vous, pourrait carrément venir de vous. Presque.

[Ketty Steward] chante
[Chanson “Killing me softly with his song” de Roberta Flack]

I heard he sang a good song, I heard he had a style
And so I came to see him, and listen for a while
And there he was, this young boy, stranger to my eyes

Strumming my pain with his fingers
Singing my life with his words
Killing me softly with his song
Killing me softly with his song
Telling my whole life with his words
Killing me softly with his song

I felt all flushed with fever, embarrassed by the crowd
I felt he'd found my letters and read each one out loud
I prayed that he would finish, but he just kept right on

Strumming my pain with his fingers
Singing my life with his words
Killing me softly with his song
Killing me softly with his song
Telling my whole life with his words
Killing me softly with his song

He sang as if he knew me
In all my dark despair
And then he looked right through me
As if I wasn't there
And he just kept on singing
Singing clear and strong

Strumming my pain with his fingers
Singing my life with his words
Killing me softly with his song
Killing me softly with his song
Telling my whole life with his words
Killing me softly with his song

Whoa
Woah-oah-ah-ah-ah uh, uh
La-la-la, la, la, la
Whoa, la
Whoa, la (ha, ha, ha, ha)
La-ah-ah-ah-ah

[Mikaël Cabon] J'ai toujours rêvé de faire un truc Ketty, tu permets : “Bonjour Rennes”.
Cris du public.
Je ne vous ai pas bien entendu.
Cris plus fort.
Ah, c'est beaucoup mieux qu'Ă  Saint-Malo. Vous ĂŞtes bien meilleur.

[Ketty Steward] On a répété à Saint-Malo mais il n'y avait pas de public.

[Mikaël Cabon] On était deux.

[Ketty Steward] Alors ça, c'était le mois d'octobre 2020. On se souvient de la chronologie, octobre 2020. Nano-Chimère avec le “writever”. Génial. Sauf que le mois d'octobre ne dure que trente et un jours. Et là, 28 octobre. Je sais qu'après il y a le 29, le 30, le 31 et après, c'est fini. C'est comme si… le soleil était en train de s'éteindre.

[Mikaël Cabon]
– Un, deux, trois soleil, dit la petite étoile, on bouge plus.
Les astres s'arrêtèrent, sauf le petit jaune, toujours soucieux de briller.
– Perdu, t’as perdu.
Il baissa la tĂŞte et ferma les yeux. C'est ainsi que s'Ă©teignit Ra, que les humains vaniteux de nommaient le soleil.

[Ketty Steward] PERTURBATION
Météo cellulaire. Avis de grand frais au large sur virus.
Mollissant six à sept sur l'échelle de s a m. Dépression: deux mille ectoplasmas se décalant vers les côtes. Mers calmes macrophages. Une perturbation en approche. Tempête de cytokines à prévoir dans la soirée.

[Mikaël Cabon] LE TEMPS S’ARRÊTE
Dans ma capsule prison en orbite. J'ai cessé de compter les jours et les nuits. Je mange, je bois, je dors, j'attends. Je sais que le temps passe quand je vois mon reflet. Mes cheveux blanchissent, ma peau se froisse. J'appelle ça : L'effet “mes rides”.

[Ketty Steward]
C'est comme une nuit blanche, une nuit blanche qui n'en finit pas.
Rouge, est la couleur de la nuit blanche, celle oĂą tu tentes de t'oublier pour ne pas voir que tout s'effondre.
Rouge, est la larme que tu ne veux plus voir.
Rouge, est le vin oĂą tu noies ton espoir.

[Ketty Steward] chante
17:00 Ă  19:10 transcription de Ain't no sunshine
[Chanson “Ain’t no sunshine when she’s gone” de Bill Withers]

Ain't no sunshine when she's gone
It's not warm when she's away
Ain't no sunshine when she's gone
And she's always gone too long
Anytime she's gone away

Wonder this time where she's gone
Wonder if she's gone to stay
Ain't no sunshine when she's gone
And this house just ain't no home

Anytime she goes away
And I know, I know, I know, I know
I know, I know, I know, I know, I know
I know, I know, I know, I know, I know
I know, I know, I know, I know, I know
I know, I know, I know, I know, I know
I know, I know
Hey I oughta leave young thing alone
But ain't no sunshine when she's gone,

Ain't no sunshine when she's gone
Only darkness every day
Ain't no sunshine when she's gone
And this house just ain't no home
Anytime she goes away

Anytime she goes away
Anytime she goes away
Anytime she goes away

[Ketty Steward] Le drame. Le drame du writever qui s'arrête. Et maintenant, que vais-je faire ? Sûrement pas chanter cette chanson-là. Plutôt attendre.

[Mikaël Cabon] Attendre impuissante. Elle attend que le monde change.

[Ketty Steward] Encore une que je ne vais pas chanter.

[Mikaël Cabon] Dit la chanson qui raille doucement la passivité d'une femme. Mais tous autant que nous sommes, impuissants devant l'horreur qui vient. Nous multiplions les rituels pour éviter de regarder en face l'horizon des événements.

[Ketty Steward] Je dis souvent que je suis une personne désespérément optimiste. Je pratique l'espoir, l'espoir actif. Il n'y a que l'espoir actif, qui fasse vivre, qu'il soit moteur. L'espoir passif est une forme de capitulation. Une délégation à qui veut de ses choix pour l'avenir. Vous n'essayez pas de sauver la planète, vous attendez votre propre mort… doigts croisés.

[Mikaël Cabon] FAIRE COLLECTIVEMENT
Ne vous fiez pas aux promesses faites dans l'obscurité. L'homme providentiel sorti de nulle part n'est guidé que par son amour égoïste du pouvoir. L'espoir, le vrai, est collectif et connaît le doute. Il n'oublie pas davantage qu'une lueur de bougies.

[Ketty Steward] Et tout ça, c'est ma prise de conscience que toute seule, je ne vais pas y arriver. Mais qu'à plusieurs on peut peut-être faire quelque chose. Alors il s'agit de réveiller les gens. Comme dans ce livre d'Octave Butler, l'aube, on va réveiller les personnes, l’une après l'autre pour construire quelque chose de nouveau, pour commencer. Ok, On a un vaisseau avec tout ce qu'il reste de l'humanité.
– Mais pourquoi réveiller celle-ci en premier ? Elle s'appelle Lilith. D'habitude, c’est Eve, non ?
– Ouais, mais ça a foiré systématiquement. Et on en a plus de toute façon.

[Ketty Steward] chante
21:55 Ă  23:50 La complainte de la serveuse automate

J'ai pas demandé à venir au monde
Je voudrais seulement qu'on me fiche la paix
J'ai pas envie de faire comme tout l'monde
Mais faut bien que j'paye mon loyer
J'travaille à l'Underground Café

J'suis rien qu'une serveuse automate
Ça me laisse tout mon temps pour rêver
MĂŞme quand je tiens plus debout sur mes pattes
Je suis toujours prĂŞte Ă  m'envoler
J'travaille à l'Underground Café

Un jour vous verrez
La serveuse automate
S'en aller
Cultiver ses tomates
Au soleil

Qu'est-ce que je vais faire aujourd'hui?
Qu'est-ce que je vais faire demain?
C'est ce que j'me dis tous les matins
Qu'est-ce que je vais faire de ma vie?
Moi j'ai envie de rien
J'ai juste envie d'ĂŞtre bien

Je veux pas travailler
Juste pour travailler
Pour gagner ma vie
Comme on dit

J'voudrais seulement faire
Quelque chose que j'aime
J'sais pas ce que j'aime
C'est mon problème

De temps en temps je gratte ma guitare
C'est tout ce que j'sais faire de mes dix doigts
J'ai jamais rêvé d'être une star
J'ai seulement envie d'ĂŞtre moi
Ma vie ne me ressemble pas
J'travaille à l'Underground Café

Y a longtemps que j'ai pas vu le soleil
Dans mon univers souterrain
Pour moi tous les jours sont pareils
Pour moi la vie ça sert à rien
Je suis comme un néon éteint
J'travaille à l'Underground Café

Un jour vous verrez
La serveuse automate
S'en aller
Cultiver ses tomates
Au soleil

Qu'est-ce que je vais faire aujourd'hui?
Qu'est-ce que je vais faire demain?
C'est ce que je me dis tous les matins
Qu'est-ce que je vais faire de ma vie?
Moi j'ai envie de rien
J'ai juste envie d'ĂŞtre bien

Un jour vous verrez
La serveuse automate
S'en aller
Cultiver ses tomates
Au soleil

[Ketty Steward] Alors rempli d'espoir et de conviction qu'on peut faire des choses ensemble, j'ai lancé un appel… comme une bouteille à la mer. Writeober, (writever d’octobre) c'est fini. Je doutais de ma capacité à écrire une micro nouvelle complète de SFFF par jour. Et finalement, j'y ai pris goût. J'ai donc préparé des listes pour continuer, encore un mois, deux… ou pour toujours. J'appelle ça: Writever. Et j'invite qui veut à m'accompagner.

[Mikaël Cabon] Faire ensemble.
Les émissions de jeux coopératifs surprirent le public plus habitués à la compétition que l'entraide. Ils prirent goût, cependant, à ces défis collectifs où les gens mutualisaient idées et ressources pour cuisiner, organiser une fête, décorer une maison.

[Ketty Steward] Communauté.
Ces veuves, entre 67 et 83 ans, ont su fédérer autour d'elles une communauté d'amis, de famille, de professionnels du soin, du loisir, pour créer avec une socio-psychologue leur concept de village choisi dont elles sont des citoyennes à part entière.

[Mikaël Cabon] Famille.
Les familles et communautés ont longtemps été fondées sur une biologique inversée. Plus les génomes étaient proches, plus les gens se regroupaient. Aujourd'hui, on sait mieux les vertus du brassage. Chacun cherche sa famille et la plus variée possible.

[Ketty Steward] chante
28:30 Ă  30:50 Stand by me
[Chanson “Stand by me” de Ben E. King]

When the night has come
And the land is dark
And the moon is the only light we'll see
No, I won't be afraid
Oh, I won't be afraid
Just as long as you stand
Stand by me

So darlin', darlin', stand by me
Oh, stand by me
Oh, stand
Stand by me, stand by me

If the sky that we look upon
Should tumble and fall
Or the mountain should crumble to the sea
I won't cry, I won't cry
No, I won't shed a tear
Just as long as you stand
Stand by me

And darlin', darlin', stand by me
Oh, stand by me
Oh, stand now
Stand by me, stand by me

And darlin', darlin', stand by me
Oh, stand by me
Oh, stand now
Stand by me, stand by me

[Ketty Steward] Dès la première fois, nous étions pleins à écrire des micros nouvelles. C'est devenu quelque chose de très chouette. C'est devenu un moment de partage, de tous les jours, de tous les mois. C'est devenu quelque chose d'important.

[Mikaël Cabon] LA JOIE DU PARTAGE
Les crises s'étaient enchaînées à un rythme tel que la plupart des gens peinaient à s'y adapter. Ceux qui s'en sortaient le mieux se distinguaient par leur capacité à éprouver de la joie, et leur ouverture face à des modes de vie qui n'étaient pas les leurs.

[Ketty Steward] LA FĂŠTE
Quelle fête ce fut mes enfants. Nous dansions sur les cendres du patriarcat, hurlant notre joie, notre désir de changer d'air. Aujourd'hui encore, nous essayons de vivre mieux. Mais les nostalgies poignent déjà et les divergences réapparaissent de-ci de-là.
Avec ce défi, Writever, je me sentais comme à la maison, avec des amis. Des amis que je ne connaissais pas encore. Vraiment comme à la maison.

[Mikaël Cabon] J'ai couru la vie, cœur et corps offerts. J'ai aimé l'amour des hommes, des femmes. J'ai ri, j'ai pleuré et été comme hiver, cherchant vainement la petite flamme, l'esprit du foyer, la douce lumière qui ne pouvait naître qu'en moi, en mon âme.

[Ketty Steward] C'Ă©tait vraiment de l'amour.
Toute cette place à ma table. Tant d’heures dans un jour et des êtres adorables, ce soir ou toujours. Nonobstant les fables et les vieux discours, la peur d'être jetable, la pression autour fabricant des coupables et des jaloux. Tout amour véritable est polyamour.

[Ketty Steward] chante
32:00 Ă  35:15 Feeling good.
[Chanson “Felling good” de Nina Simone]

Birds flying high, you know how I feel
Sun in the sky, you know how I feel
Breeze driftin' on by, you know how I feel

It's a new dawn
It's a new day
It's a new life for me, ooh
And I'm feeling good

Fish in the sea, you know how I feel
River running free, you know how I feel
Blossom on the tree, you know how I feel

It's a new dawn
It's a new day
It's a new life for me
And I'm feeling good

Dragonfly out in the sun you know what I mean, don't you know?
Butterflies all havin' fun, you know what I mean
Sleep in peace when day is done, that's what I mean
And this old world, is a new world
And a bold world for me, yeah-yeah

Stars when you shine, you know how I feel
Scent of the pine, you know how I feel
Oh, freedom is mine
And I know how I feel

It's a new dawn
It's a new day
It's a new life for me

I'm feeling good

[Ketty Steward] Une belle période de bonheur, vraiment. Et un jour, un milliardaire a pris notre beau jardin comme terrain de jeu. La grande coloc est devenue un petit peu moins habitable.

[Mikaël Cabon] On se terre.
Depuis que les incendies spontanés et les éruptions volcaniques se déclenchent quotidiennement dans les terres comme à la surface des océans, notre planète devient de plus en plus rouge. Par nostalgie, nos abris souterrains sont tapissés de bleu et de vert.

[Ketty Steward] Alors on voudrait s'en aller, ailleurs.
Prisonnier quelque part : pars.
Si tu souffres aujourd'hui : fuis.
Des tourments du temps qui nous rongent au présent se diluent dans l'espace, et passent.
OĂą aller ?

[Mikaël Cabon] Quitter sans tout oublier.
Dans chaque famille on trouve un membre dont le nom secret est Constance, chargé de conserver les traditions ; et un autre nommé Diaspora, qui s'en va découvrir le monde et, parfois, ne revient pas.
Moi, j'ai reçu ces deux noms, j'ai choisi de partir.

[Ketty Steward] Il s'agissait de rejoindre une nouvelle contrée, qui en quelque sorte est déjà un chez-soi. Debbie sortit du caisson et bailla, ravie de quitter pour douze semaines le mode hibernation afin de profiter du printemps. Elle s'approcha du triple vitrage blindé de la fenêtre et contempla longuement le ciel ocre de la planète, la Terre.

Finalement là où se trouvent les mots, je suis chez moi. C'est comme un voyage forcé, mais un voyage que quelque part j'ai déjà fait.

[Ketty Steward] chante
37:40 Ă  39:55 Redemption song.
[Chanson “Redemption song” de Bob Marley]

Old pirates, yes they rob I
Sold I to the merchant ships
But minutes after they took I
From the bottomless pit

But my hand were made strong
By the hands of the almighty
We forward in this generation
Triumphantly

So won't you help me sing
These songs of freedom
Is all I ever had
Redemption song
Redemption song

Emancipate yourself from the mental slavery
None but ourselves can free our minds
Don't be afraid of atomic energy
'Cause none of them cannot test the time

So how long shall they kill our prophets
While we stand around and look
They say it's just a part of it
We've got to fulfill the book

So won't you help to sing
These songs of freedom
Is all that I ever had
Redemption song, redemption song
Is all that I ever had
Redemption song, redemption song
These songs of freedom
Redemption

[Mikaël Cabon] Merci beaucoup.

[Ketty Steward] D'après la prophétie.
C'est une chanson qui nous sauvera du réchauffement climatique. Les vocations d'auteurs compositeurs ont explosé. Tous veulent créer la chanson salutaire. Et tous contribuent à sensibiliser le monde.
Merci.

[Mikaël Cabon] On voudrait remercier Bruno et Mattias de la technique, merci beaucoup.

[Ketty Steward] Plein d'Ă©motions ! Merci d'ĂŞtre lĂ .