Réécrire les mythes : un acte politique ?
Enregistré le 30/04/2023 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.
Depuis des décennies, les auteurices d’imaginaire réécrivent les mythes et légendes du monde entier. En se réappropriant les œuvres polymorphes de leurs prédécesseurs, ils capturent l’image de nos sociétés et leurs évolutions. Comment réécrit-on les mythes et légendes et pourquoi ? Quels engagements se cachent derrière cette nécessité de réécriture ?
Transcription :
Réécrire les mythes : un acte politique ?
Avec Yasmine Djebel, Jean-Laurent del Socorro, Jolan C. Bertrand, Aiden Thomas
Modération : Manon Berthier
Traduction : Julia Richard
[Chaise qui racle le sol]
[Grincements]
[Musique et bruits de pages qui se tournent]
[Musique et carillons]
[Musique et bruits de vaisseaux]
[Tirs de pistolets laser - Pewpew]
[Bruits d'épées qui s'entrechoquent]
[Voix off] Les conférences de L'Ouest Hurlant, le festival des cultures de l'imaginaire…
[Manon Berthier] Bonjour à toutes et à tous, je suis très heureuse, et je crois que c’est partagé, de vous voir si nombreux-nombreuses pour cette table ronde qui est consacrée à la réécriture des mythes, et qui va poser la question de la dimension politique de ce travail. On est six sur scène ce matin. Je m’appelle Manon Berthier, je suis doctorante en littérature comparée sur la fantasy dans une perspective féministe et je vais vous présenter nos invitée·es. Jolan C. Bertrand est auteur de science-fiction et de romans jeunesse, il est également intervenant scolaire et conseiller syndical à la ligue des auteurs professionnels. Il a obtenu le prix jeunesse de l’Ouest Hurlant pour Les sœurs hiver paru à l’École des Loisirs l’an dernier, et dans la même maison d’édition en février dernier il a sorti Là où règnent les baleines. Yasmine Djebel a passé son enfance entre la banlieue parisienne et Alger, elle exerce en tant que kinésithérapeute dans une clinique pour adolescents et est inspirée des légendes d’Algérie et d’ailleurs : Sirem et l’oiseau maudit est son premier roman. Jean-Laurent del Socorro est auteur de romans de fantasy historique, et Morgane Pendragon est une réécriture des légendes de la table ronde qui prend le partie d’un scénario où c’est Morgane et non Arthur qui extrait l’épée de la pierre. Il écrit également à destination des jeunes adultes à l’École des Loisirs avec notamment Une pour toutes, et à paraître en octobre Vainqueuse sur la princesse spartiate Cynisca. Et enfin Aiden Thomas qui est un auteur latino-américain qui écrit surtout de la fantasy jeune adulte, son premier roman Cemetery Boys est un bestseller du New-York Times et le premier titre de fiction écrit par un auteur trans et centré sur un personnage trans à figurer sur cette liste prestigieuse. Il est paru en 2020 et traduit en 2022 chez ActuSF, et cette même maison d’édition vient de traduire son dernier roman sous le titre Le porte Lumière. Enfin, Julia Richard, qui est elle-même autrice, a la gentillesse d’interpréter pour Aiden aujourd’hui, donc on la remercie. Et on vous remercie tous et toutes d’être là avec nous.
[Applaudissements]
Je l’ai dit c’est une table ronde consacrée aux mythes. Ce qui est bien à l’Ouest Hurlant c’est qu’on ne se voile pas les yeux sur tout acte politique de l’acte d’écriture. On va un peu restreindre le sujet à la révision des mythes. À titre préliminaire, je veux juste préciser qu’on va prendre ce terme qui est très protéiforme sur la définition duquel on n’est pas d’accord, y compris en études littéraires, dans une définition très large, qui va renvoyer à toute tradition, image, scénario reconnu et répété au sein d’une communauté humaine et c’est une définition qui peut à la fois englober des récits liés aux cultes, aux religions ou à des création individuelles (récits, figures) qui ont échappé à leurs auteurs premiers. Pour peut-être situer vos textes pour celles et ceux qui n’ont pas encore eu l’occasion de les lire, et pour introduire ma première question, Jolan tu associes mythologie nordique et scandinave à un imaginaire plus folkloriques ou en tout cas plus proche du conte pour ce qui concerne l’intrigue de Les sœurs hiver, et dans Là où règnent les Baleines tu travailles à partir de la figure de la sirène et des contes d’Andersen. Yasmine ton roman est inspiré des contes et légendes d’Afrique du Nord, d’Algérie en particulier, et plus largement de la culture berbère. Jean-Laurent, tu t’inscris dans une tradition longue de réécriture de la matière arthurienne. Et Aiden, ton roman est centré sur diverses traditions latino-américaines, en particulier le roman s’articule autour de la figure de Lady Death, la Dame de la mort, et du Dia de muertos. La première question que je voulais vous adresser est : qu’est-ce qui vous a attiré, interpellé, mené au choix de retravailler ces matériaux mythiques en particulier ? Matériaux mythiques qui sont justement caractérisés par leur dimension collective et leur réappropriation permanente.
[Jean-Laurent del Socorro] Bonjour à tous·tes. Je pense que comme vous l’avez dit, je m’inscris dans une longue tradition de réécriture, donc je pense déjà qu’il faut une bonne dose d’orgueil pour dire aujourd’hui je vais pouvoir apporter quelque chose de neuf alors qu’il y a énormément de choses très intéressantes qui ont été faites de façon contemporaine sur la légende de la table ronde. J’ai voulu, et m’inscrire et quand même interroger quelque chose. L’inscrire dans mon propre chemin d’écriture, de remettre au centre des personnages féminins et d’interroger la figure de Morgane en disant : qu’est-ce qu’il se passe si on met Morgane au centre du récit en zone de pouvoir si elle retire l’épée, et plus globalement si on replace des personnages féminins à tous les niveaux de représentation au sein du récit autour de la table de ronde en zone de pouvoir. Et, je voulais voir comment aujourd’hui, on pouvait essayer de réécrire ça, de reproposer ça où tout le lectorat peut se retrouver dedans. La première chose qui m’a marquée dans la lecture des textes, parce que j’ai quand même dû avaler des milliers, des milliers et des milliers de pages de textes écrits entre le 13e et le 17e siècles qui constituent le canon. On voit déjà qu’il y a d’énormes variations sur le personnage de Morgane qui passe d’un personnage plutôt très autonome et bienveillant, à l’opposante malveillante et cruelle que l’on dépeint aujourd’hui dans la pop culture. Et justement je suis quand même étonnée parce que dans la pop culture si on a aujourd’hui des ouvertures sur la représentation au cinéma, en BD et en série, il y a des choses qui ne sont toujours pas abordées, notamment sur la représentation des femmes, au sein de ce mythe.
[Yasmine Djebel] Je vais partir à contrepied de ce que disait Laurent, et même de la conférence parce que pour moi avant de réécrire les mythes il faut les écrire. Dans le sens où, quand on vient d’un pays où quand on a un héritage. Moi je suis née en France de père algérien, et on a un héritage très oral, mes grands-mères ne savaient pas écrire, étaient analphabètes, et il y a une grande tradition orale qui s’est perdue, dûe à l’invasion arabe pour la culture berbère, et ensuite avec la colonisation française. Et je me pose aussi cette question dans Sirem avec ces thématiques de l’acculturation, de quels savoirs méritent d’être écrits, et quels sont ceux qui sont voués à disparaître. C’est pour ça que j’ai voulu mettre d’abord des mots sur ces mythes pour les préserver, ou ce que j’en ai gardé. Donc pour moi c’était la première étape. Ensuite ces histoire que me racontait mon grand-père enfant, et mes grands-mères c’étaient plutôt des proverbes, des superstitions, c’était plus diffus. Et il y a beaucoup d’événements avec des conteuses, il y a une vraie figure de la conteuse. Mais il y a très peu de gens qui ont écrit, à part Mouloud Mammeri qui a essayé de chercher ces mythes et de les réécrire, mais il y a très peu de sources. Donc j’ai dû me reposer sur des souvenirs. Dans la réécriture par contre, j’ai dû mettre des valeurs qui sont les miennes, car j’adorais les histoires de mon grand-père mais on n’était pas très en accord sur certaines choses, notamment la figure du héros qui était souvent un garçon très rusé. C’est pour ça que j’ai décidé de choisir une femme, Sirem, qui elle est l’héroïne rusée qui va déjouer les pièges.
[Aiden Thomas] Somewhere as Manon said that my Mexican culture, and indigenous Americans were entirely wiped out in our society, it only exists through storytelling and retellings as in oral tradition. So for me when I am taking a myth and I’m retelling them, not only I’m trying to perserve these stories so we can continue to pass them down, but I also want to introduce people to our mythology and even just my culture which I think is naturally very beautiful and magical. So I think a lot of people don’t know that, so for me one of the most gratifying part of rewriting these stories is to show off how beautiful and vibrant it is, while also evolving the stories so they are more representative of our modern communities with queer and trans characters. So that we are building on tradition and bringing more people in and honoring the diverse communities that made part of the culture.
[Interprétation de Julia Richard] Donc comme vous le savez surement je viens d’une culture Mexicaine, pour moi les mythes existent à travers le fait de les dire et de les réécrire. Par rapport à ce que disait Yasmine, on est sur une tradition orale donc pour moi c’est d’abord le fait de préserver l’histoire pour ensuite pouvoir la transmettre. Et c’est une bonne chose qui me permet d’introduire ce type de mythe à un public, mais aussi de donner cette culture au public. Et ce qui est très gratifiant c’est que ça me permet un peu de me la péter pour montrer que cette culture est particulièrement belle et vibrante, mais c’est également une opportunité de la faire évoluer en incluant des éléments modernes. Notamment avec toute la notion d’éléments queer, et de pouvoir construire au-dessus de ce qui a déjà été fait, mais aussi d’honorer ce qui a été fait auparavant.
[Yasmine Djebel] Je vais rebondir sur ce qu’a dit Aiden à propos de “Showing Off”. Quand on est entouré de représentations négatives toute son enfance sur la culture arabe, arabo-musulmane, nord-africaine, c’est important de montrer des beaux objets livres, de belles aventures, qui mettent nos héritages en valeur. Parce que je connais beaucoup de gens qui font un rejet total de cette culture par honte. Donc c’était aussi une volonté d’en faire quelque chose de beau. Donc se la péter avec notre héritage.
[Jolan C. Bertrand] Je vais passer mon tour car je pense que ce que Aiden et Yasmine ont dit était important et que c’est bien de clore là-dessus en fait. Je répondrai à la question suivante si ça ne vous dérange pas.
[Manon Berthier] L’intitulé de la table ronde est « Un acte politique », et je voulais donc vous interroger sur ce positionnement politique vis-à-vis des matériaux mythiques que vous avez choisi de traiter en termes de responsabilité, peut-être, en termes de rapport en tout cas au collectif, à la communauté. Et il me semble que la question se pose de façon particulièrement évidente pour Yasmine et Aiden puisque vous travaillez à partir de traditions qui sont encore très vivantes. Surtout dans le cas d’Aiden il me semble, mais tu me corrigeras si je me trompe Yasmine, il y a aussi un rapport au sacré, au spirituel, au religieux. Donc peut-être en première piste avant de revenir à vous, je me demandais Aiden comment tu avais navigué entre ta volonté de parler de transidentité et de transphobie au sein de communautés latino-américaines, et ce qui est très manifeste dans ton écriture, à ton attachement à celle-ci et à vos traditions.
[Interprétation de Julia Richard] Could you tell us, cause she’s saying that this panel offers the opportunity to talk about a political statement. So what is your position about this matter? You have Cemetery Boys, but also The Sunbearer Trial, so in terms of ethics and responsibility, especially through sacred and spiritual elements, how did you navigate between the transidentity and the transphoby that might occur in latinx communities, and your will to position.
[Aiden Thomas] A big question ! For me, within the latinx community there’s a thing called machismo which is toxic masculinity basically, and for me it’s so funny cause our culture can be very traditional. And usually when you hear that you think exclusionary. So when I was retelling these stories, and telling in general, it was to show off and to teach people that all of these identities are part of our community. And while I think sometimes acknowledging people is different than moving away from traditions like what I mentioned earlier. It’s much more about representing all these people who make our community and how diverse that is, and how we should be honoring and respecting them. As opposed to being wary and afraid. So, whenever I’m retelling these myths it’s so important to me that I am putting in these all the different people of our community.
[Interprétation de Julia Richard] C’est une grande question. Pour moi, il se trouve que dans la latinx community il y a pas mal de machisme, en tout cas de masculinité toxique puisque l’on est sur une culture qui est assez traditionnelle. Avec cette notion peut arriver la notion d’exclusion, donc pour moi c’est vraiment important de pouvoir démontrer aux gens qu’il y a de belles choses dans cette culture, mais aussi de pouvoir enseigner aux gens, de montrer que cette culture là est assez diverse, et que l’on appartient tous à cette culture là en tant que personnes. C’est donc important de pouvoir représenter et de respecter la communauté sans notion d’opposition parce qu’on pourrait être effrayé de cette différence. Il faut pouvoir mettre en avant toutes les personnes qui appartiennent à cette communauté, peu importe leur différence.
[Yasmine Djebel] Pour répondre à la question, tout à l’heure je parlais d’écrire les mythes, de mettre en valeur des représentations positives de notre héritage et de notre origine, donc là je me place en tant que française de parents algériens. Mais du coup tu parlais de culture berbère, mon roman a beaucoup été marketé comme ça, on voit sur la couverture une tenue kabyle, mais tous les personnages, et c’est pour ça que je parle du nord de l’Afrique, c’est que moi aussi je suis de culture arabe, c’est la langue que mes parents parlent. Même si génétiquement je ne viens pas de la péninsule arabique, on est Africains. Pour refaire un point historique, lors de la phase de décolonisation, des pays ont pu l’obtenir de manière pacifique avec des traités, mais l’Algérie l’a obtenue dans le sang avec une guerre, donc elle a dû s'allier avec des pays arabes, ce qu’on a appelé le panarabisme avec la ligue arabe, etc. Cette identité arabe a pris le pas sur un héritage de 2000 ans qui est la culture berbère, la culture Amazigh. Par exemple, dans mon roman je parle de tatouages, qui est une culture qui a 2000 ans. Ma grand-mère était tatouée, et elle avait honte de ce tatouage parce que les Arabes et l’Islam avaient dit que c’était contre la religion, que c’était païen. Des gens ont été interdits, comme ma mère qui n’a jamais appris le kabyle par exemple, il fallait parler l’arabe. Donc il y a eu une vraie arabisation forcée. Au lieu de penser l’identité comme plurielle, et même en France, car du coup je suis sur trois couches avec mon identité française. Et en Algérie on a cette culture berbère, mais aussi cette culture arabe. J’ai grandi avec des chansons égyptiennes dont je me suis inspirée, avec des poèmes palestiniens et syriens que j’adore la poésie arabe, et je ne fais pas de distinctif ou d’opposition entre les deux cultures car pour moi une identité peut être plurielle. La thématique de l'acculturation, de cette idée d’État-nation, une identité, ne me plait pas du tout. D’où les différentes inspirations et la portée politique.
[Manon Berthier] Du coup Jolan et Jean-Laurent, comment vous vous positionnez sur cette question du rapport entre le matériau mythique et la communauté ? Et peut-être pour faire la continuité avec la première table ronde de ce matin, je me demandais si tu avais réfléchi Jean-Laurent à ta position en tant qu’auteur, en tant qu’homme, par rapport à une tradition féministe de révision des mythes qui est très anciennes, qui s’est particulièrement développée, qui s’est théorisée à parti du second féminisme dans les années 60. Car au-delà de Morgane Pendragon, tu disais que beaucoup de tes romans sont basés sur une figure historique féminine.
[Jean-Laurent del Socorro] La partition déjà de les remettre en avant autour du texte, et par rapport au matériel mythique c’est dire qu’effectivement il est plus ancien, mais il reste vivant et de ne pas tomber dans quelque chose où le mythe, dans cet exemple-là il est arthurien, il est figé et devient dogme. Il y a pas mal de réactions autour du livre qui est, sans remettre en cause cette approche, disent qu’il y a quand même la vraie histoire avec Arthur au centre, et ça c’est une variation. Donc non, c’est une version du mythe à mon avis comme il y en a eu, comme il y en aura d’autres encore plus englobantes que ce que je propose. Je trouve que c’est important de se poser la question de : le mythe est vivant, il appartient à toutes et tous, et on a le droit de se le réapproprier, de ne pas le laisser, d’un point de vue politique de se figer car il est souvent vite réapproprié par des identités politiques auxquelles on n’adhère pas et on a le droit de reproposer quelque chose derrière. Et ce qui est intéressant par rapport à ce que mes collègues ont dit avant, il y a la dimension religieuse, on connaît la version réécrite d’un point de vue très catholique où la position du paganisme est pointée du doigt, on l’efface, où c’est mal. Et je voulais aussi réinterroger ça sur la dimension d’une culture celtique d’origine. Et dans le récit c’est effectivement l’arrivée du catholicisme, cette question de : on écrase une culture en place, on n’est pas dans une pluralité pour reprendre tes mots Yasmine, il y a qu’une voix qui est possible. C’est important je pense, ce n’est pas parce que le mythe est ancien que : 1 on ne peut pas se le réapproprier, complètement le changer, et 2 qu’il n’a pas une politique politique très actuelle.
[Jolan C. Bertrand] C’est intéressant ce que tu dis sur le fait qu’il y ait des groupes qui peuvent se réapproprier certains mythes alors que ce ne sont pas du tout les mythes qui leurs correspondent. Parce que moi dans Les sœurs hiver j’utilise pas mal la mythologie viking, les fascistes d’extrême droite adorent les mythologies vikings et Odin c’est leur gars, alors que c’est super drôle car tu parlais de réécrire la mythologie pour y amener des thèmes queer, comme le fait Aiden, ici ce qui est bien c’est qu’il n’y a pas besoin de la réécrire elle est très queer toute seule. Donc je trouve ça extrêmement drôle quand je vois des fascistes très homophobes, transphobes, etc., qui se réapproprient cette mythologie alors que si les Nordiques les voyaient ils leur défonceraient la gueule pour leur apprendre une leçon, pour les punir directement car non absolument pas. J’avais déjà un personnage queer dans la mythologie que je voulais utiliser, c’est Loki. Ils sont tous un peu queer, mais Loki c’est particulièrement flagrant, c’est un personnage totalement gender fluid, qui apparaît dans les mythes sous plein de formes différentes, animales aussi, et il y avait tellement de choses à faire avec cette mythologie. Ce qu’on a tous en commun, je pense, ce sont les territoires dans lesquels s’inscrivent nos récits qui sont des territoires, comme le disait Yasmine, avec plusieurs couches de tradition et mythologie. Les Sœur hiver je ne l’ai pas placé dans un pays précis car la fantasy historique il y a trop de recherches à faire, je suis trop flemmard. Donc j’ai fait un pays imaginaire d’inspiration nordique, je ne me suis pas seulement inspiré de la mythologie viking, mais aussi scandinave, spécifiquement finlandaise puisque j’y ai vécu. Sans faire de recherches spécifiques mais en prenant des trucs que j’avais entendu, puis en extrapolant. C’est peut-être pas très cool et respectueux de ma part envers les Finlandais, s'il y en a dans la salle je suis désolé. Je suis flemmard, on ne se refait pas. C’est intéressant aussi car même la mythologie purement viking elle a été ré-écrite de plein de manières différentes au fil des invasions et des colonisations, je ne sais pas si on peut parler de colonisation dans cette partie du monde, mais en tout cas des invasions. C’est pour ça qu’Odin a une liste de noms, avec autant de noms car c’est un personnage qui est apparu dans plusieurs mythologies : slaves, germaniques, scandinaves. Il a eu plusieurs noms à chaque fois. Et même dans les mythologies du sud de l’Europe, si on fait des comparaisons notamment avec la mythologie grecque, on s’aperçoit qu’il y a énormément de connexions entre les deux car toutes les mythologies se rassemblent à un moment car les gens se déplacent et emmènent leurs histoires avec eux, les racontent, et elles évoluent avec les déplacements. Je ne sais plus trop où je voulais aller avec ça, je ne sais même plus qu’elle était la question. Les mythes se réécrivent tout seuls, donc on s’inscrit tous je pense dans une tradition de réécriture des mythes, et de réinvention des mythes en tout cas. Ils se réécrivent traditionnellement, donc on continue ce que faisait déjà la civilisation à la base.
[Manon Berthier] Vous en avez déjà commencé à en dire quelques mots donc ça me fait une super transition. Ce qui m’a frappé en lisant vos romans, que j’ai par ailleurs pris beaucoup de plaisir à découvrir, c’est qu’un enjeu commun qui les traverse, de façon très explicite chez Jean-Laurent et Aiden, et plus subtile mais non moins intéressante chez vous Jolan et Yasmine, c’est la réflexion autour du genre. Pas en tant que genre littéraire, même si par ailleurs il y a un travail très intéressant que vous avez mené à des niveaux différents également, mais en tant que rapports sociaux de sexe. Et sans vouloir trop restreindre le champs de la question, je voulais vous lancer sur ce sujet-là, que ce soit du côté d’une volonté dans ces romans en particulier de traiter de cette problématique éminemment politique bien sûr, ou plus largement ce que l’association des notions de mythe et de genre peut évoquer chez vous.
[Jolan C. Bertrand] Pour moi spécifiquement, je pense que je parle toujours un petit peu de genre dans mes histoires, même si ce n'est jamais le sujet principal. Mais après comme je le disais, dès lors qu’on utilise la mythologie nordique, on ne peut pas échapper à cette question là. Ce n’est pas un hasard si j’ai écrit une histoire dans une culture d’inspiration viking. J’ai trop la flemme pour écrire de la fantasy historique, mais en fait j’adore l’histoire et je trouve ça fascinant. Et la culture viking et l’histoire scandinave fait partie des périodes historiques et des zones historiographiques qui m'intéressent le plus. On découvre sans arrêt de nouvelles choses. Et si on regarde les études historiques qui ont été faites, qui ont commencé peut-être au 17e-18e siècles, il y en a eu avant évidemment, mais l’histoire moderne telle qu’on l’a fait maintenant, ça a commencé à cette période là, et c'était principalement des hommes qui la faisaient. Donc dès qu’ils déterraient un squelette avec des épées c’était forcément un homme, cela ne pouvait pas être une femme. Et maintenant qu’on a la technologie avec des machines dans lesquelles on peut passer les squellettes pour savoir si c’est un homme ou une femme, on s’aperçoit que le fait qu’il y ait des épées autour ça ne veut pas forcément dire que c’est un homme. Et dans la culture viking, c’est flagrant. On n’en sait pas autant que pour d’autres cultures car il n’y a pas autant de sources écrites qui ont survécu, mais on sait que les femmes avaient une place dans la société qui était beaucoup moins mise de côté que dans les cultures catholiques notamment. Elles avaient le droit de divorcer, elles allaient à la guerre… Cela se faisait aussi en Europe sous culture catholique, il y en avait bien évidemment, mais c’est pas forcément l’image qu’on en a, et il y en avait moins ! Alors que dans la culture viking, c’est complètement normal. Alors concevoir un village viking complètement random, limite j'aurais pu le tirer avec des dés, automatiquement j’ai mis des femmes dans des positions dans lesquelles traditionnellement dans les films et séries on voit des hommes. La cheffe c’est une femme, la forgeronne, la seule guerrière qu’on a c’est une mi-guerrière. Ce n’est pas uniquement par rapport aux recherches qui ont été faites, c’est moi qui en ai marre de lire des histoires de fantasy où à chaque fois que quelqu’un se fait poursuivre par un garde, c’est toujours un garde et jamais une garde. Et j’ai beaucoup aimé Le Prieuré de l'Oranger à cause de ça car on se bagarre avec des gardes qui sont un mélange de femmes et d’hommes. En général, dès qu’un personnage n’a pas de nom, particulièrement en fantasy, c’est systématiquement un homme. Les femmes, on ne les voit pas, elles ne sont pas dans le décor, elles sont sur le devant de la scène et sinon elles n’existent pas. C’est une société où les femmes sont invisibles. Donc c’est ce que je voulais faire avec Les sœurs hivers, et les Baleines c’était un peu plus subtil, j’ai parlé de genre aussi. C’est pareil les Baleines j’ai créé toute une civilisation de créatures et j’ai décidé qu'on les genrait uniquement au féminin. Elles n’ont pas de langage donc elles ne se genrent pas, mais les humains qui interagissent avec utilisent uniquement le féminin. Et c’est quelque chose qu'on ne voit jamais. Dès qu’il y a un alien qui arrive sur terre, c’est systématiquement un, on en parle au “il”. Je me rappelle très bien de cette scène dans E.T., que j’ai vu enfant, quand la petite sœur d’Elliot demande si E.T. est une fille ou un garçon et qu’Elliot répond que c’est un garçon. D’où tu sais que c’est un garçon ? Question à la con. Pourquoi tu dis que c’est un garçon ? C’est un alien, c’est une sorte de crapaud bizarre, qu’est-ce que tu racontes. On fait ça systématiquement, et c’est pareil, c’est une invisibilisation totale de la moitié de l’humanité qui n’est pas possible. Donc c’est ce que j’ai voulu faire aussi dans Là où règnent les baleines, quand on aperçoit une créature bizarre donc le genre social ou le sexe biologique n’est pas immédiatement apparent, pourquoi tu partirais du principe que c’est une créature masculine ? Du coup mes personnages sont partis du principe que ce sont toutes des créatures féminines, ce qui me paraît plus intéressant.
[Yasmine Djebel] Thématique très subtile du coup dans Les sœurs hiver que j’ai adoré. Pour les questions de genre j’ai parlé de l'héroïne rusée que j’ai repris, donc je ne vais pas me répéter par rapport à ça. Mais il y a deux choses que je voulais remettre en avant. Une figure des mythes berbères ou amazigh, la figure de l’ogresse qui est très peu connue en France alors que c’est vraiment une figure importante. Toute personne en Afrique du Nord connaît l’ogresse El Ghoula, en arabe, Teryel en amazigh. En fait cette ogresse, on l’appelle aussi la femme insoumise. Et dans les contes, elle n’est jamais ni méchante, ni gentille, parfois elle va aider les femmes répudiées, les femmes seules, dans d’autres histoires elle va dévorer les enfants. Elle n’a pas de morale, c’est une femme puissante et insoumise aux hommes. Plus jeune je n’aimais pas ce mot car c’est devenu une insulte, El Rola, en gros quand j’avais mes cheveux bouclés ou détachés, mon père me disait attention attache-toi les cheveux tu vas ressembler à El Rola, donc l’ogresse. Et c’est devenu quelque chose de négatif de ressembler à cette ogresse. Alors que dans les contes d’origine c’est une femme puissante. Du coup, je réutilise cette figure puisque dans mon roman il y a cette ogresse, et des djinns qui font aussi partie de la culture arabo-musulmane et nord-africaine donc les deux vont bien ensemble. Les ogres ne sont pas qu’à Perrault. Il ne faut pas l’oublier, 2000 ans de culture. Par rapport au genre c’était important pour moi de remettre ça, ce personnage qui est une femme insoumise qui va se venger, qui va être un antagoniste au début, mais pas forcément, sans trop en dire. Et un deuxième sujet, qui est un problème pour moi intracommunautaire que je ne sais pas si peut-être Aiden tu vas rebondir dessus. Si, tu l’as déjà abordé, la virilité toxique, dans laquelle j’ai baignée. Tu es un homme, tu es fort, tu ne pleures pas, tu ne montres pas tes émotions, et la force c’est forcément le courage et la force physique. Et j’ai préféré, du coup, faire des personnages masculins qui sont des personnages forts mais qui ne sont pas des personnages forcément virils, mais qui n’en sont pas moins courageux. C’est ce que j’ai essayé de faire, d’aller à contre pied de ces figures-là, de toutes ces injonctions. Entre mes frères et mes cousins je l’ai vu, certains cousins qui ont beaucoup souffert de ces injonctions à la virilité toxique, ne pas chanter trop aigu, ne pas marcher de telle façon… Il y a des injonctions sur les femmes, mais sur les hommes aussi, donc ça me tenait à cœur de montrer d’autres visions de l’homme et de l’homme maghrébin qui en France est extrêmement déconsidéré, qui est toujours une figure souvent de voleur, de dealer, d’oppresseur, sur sa propre communauté etc. Ça me tenait à cœur de montrer d’autres modèles par rapport au genre. Ensuite, je ne veux pas du tout faire de queerbaiting car je n’ai pas abordé ces thèmes, ou alors trop subtilement avec un personnage, donc je ne vais pas faire comme une certaine autrice, et je vais me taire.
[Aiden Thomas] Think I got it. With mythology and retelling the stories, and what I wanted to do with mine, specifically in American writing and society in general, there’s this idea of the chosen one. So, the hero, the person, that one special person, proves themselves to be chosen, whatever. And we put this emphasis on the chosen one as a being, just because they have this one special thing about them. They should be the one who overthrow the society and must be in charge of this society, which is a very obnoxious American idea of the individual over the community. So, when I retell the stories I try to be a little bit away from this very westernized storytelling. My characters, especially in young adult fiction, you now like Katniss, which is seventeen. Seventeen ! And you want to put her in charge of an entire government. So when I’m retelling the stories, I want to kind of change your expectations of what the chosen one is, what the hero is like. I want my heroes to be asking for help, they need to be vulnerable. I want them to be thinking about not what is just the best for them, but what is the best for their community that they live in. So for me, it’s a very political act of acting against that American exception which is to begin with very embarrassing honestly. I constantly take everything back to the community, whether that’s a whole world, or a secret group of witches in east LA.
[Interprétation de Julia Richard] Quand il s’agit de réécrire des mythologies, de refaire ces mythes ce que je voulais faire déjà c’était de m’émanciper de cette notion du Chosen one, donc c’est-à-dire de la personne élue de la prophétie, puisque dans la société américaine on a cette vision de la personne spéciale qu’on va vouloir mettre en avant car elle a quelque chose, un truc à elle, qui fait qu'on décide que c’est un leader qui pourra amener la société dans un grand chemin. Et qui est une façon de voir les choses qui est extrêmement occidentale. Par exemple, dans le cas de Katniss dans Hunger Games elle a 17 ans, et non c’est pas ok de la mettre à la tête d’un gouvernement car on a décidé que c’était comme ça. Par rapport à ça, pour moi le chosen one, le leader, ça doit être quelqu’un qui peut être vulnérable, qui peut demander de l’aide, qui peut faire ce qui est bien pour lui, mais également ce qui est bien pour la communauté. Car c’était vraiment important de pouvoir sortir de ce schéma de en Amérique on est les meilleurs, car c’est quelque chose dont je suis honteux, et j’en suis particulièrement désolé, mais je pense que c’était quelque chose qu’il fallait reconsidérer.
[Yasmine Djebel] Je vais rebondir en une phrase sur ce qu’a dit Aiden, c’est qu’on partage en fait cette notion de communauté dans nos héritages qui n’est pas mis en avant et qui est écrasée par cette culture occidentale de l’individualisme. Et que c’est super de pouvoir remettre cette notion de communauté dans nos histoires et en imaginaire.
[Jean-Laurent del Socorro] Oui, beaucoup de choses ont été abordées, mais c’est vrai que si je me recentre juste par rapport à mon approche dans mes textes et de la représentation des genres. C’est quelque chose que j’ai essayé d’avoir depuis mon premier texte. C’est un long chemin, je suis une tortue, donc j’ai essayé dès le départ d’avoir cette question là, je ne veux pas parler à un lectorat, je veux parler à tous les lectorats. Alors c’est très ambitieux, je n’y arrive pas mais j’essaie de texte en texte de poser la question. Et c’est vrai que la représentation d’avoir des héros gays, des héroïnes lesbiennes est un peu au centre, et surtout de ne pas essayer de les essentialiser. J’ai un relectorat en sensibilité, donc avoir des gens concernés qui donnent des avis justement pour éviter les nombreux tropes dont j’ai hérités et que je continue à faire dans mon écriture, malgré cinq ou six livres derrière moi. Et voilà, Morgane je pense dans mon écriture a permis d’aborder encore ça sous d’autres aspects. Par exemple, j’ai voulu évidemment une table ronde mixte, mais qui est aussi sous la représentation de tous les genres. Et surtout c’était l’occasion d'essayer de dynamiter la loi salique, et de dire pourquoi on a toujours cette représentation hyper biaisée de dire « ohlala c’est forcément un l’homme qui hérite du pouvoir », comme d’aller plus loin et de dire qu’en zone de pouvoir on s'en fiche. On peut proposer en terme d’alliances un homme et un homme, une femme et une femme, on ouvre complètement l’aire de jeu et on se rend compte que cela interroge vraiment en terme de représentation, et en terme naratifs cela ouvre un champs des possibles incroyable. Je me rends compte, je parle que pour moi, qu’on s’interdit des champs des possible parce que je suis sur un héritage, parce que j’ai baigné dans une certaine culture, et une lecture de l’imaginaire qui était sur un certain type de Moyen ge qui nous était renvoyé, et aujourd’hui je pense qu’il faut expérimenter, il faut ouvrir les choses. Et c’est ce que j’essaie de faire, notamment à travers mes textes, et je pense que Morgane est un pas de plus vers cette question-là.
[Manon Berthier] Vos textes s’inscrivent dans le genre littéraire de la fantasy et les liens qu’entretient cette littérature avec les mythes n’est plus à prouver. On a de nombreux travaux universitaires sur la question, mais il suffit de regarder les catalogues des maisons d’édition, même sur les récents mois, pour se rendre compte que cette association elle est, si ce n’est très riche, en tout cas intéressante économiquement, et puis même si on remonte aux textes fondateurs de la fantasy, parmi les plus connus C.S Lewis et Tolkien, c’est un lien qui est thématisé. Et du côté de Tolkien, qui est théorisé aussi, notamment dans son célèbre essai traduit sous le titre du Conte de Fée. Je vais essayer de ne pas me perdre dans ma question. Je me demandais quelle avait été la réflexion qui vous avait menée au texte dont il est question aujourd’hui, est-ce qu’il s’agit plutôt d’une volonté politique, au sens large, qui vous a conduit à la réappropriation d’un corpus mythique, et donc d’un choix de la fantasy comme genre littéraire ? Ou est-ce que c’est plutôt le cheminement inverse c’est-à-dire une volonté d’écrire un texte de fantasy et donc de toucher à une pensée ou à une vision mythique plus ou moins diffuse qui vous aurait fait prendre conscience de la dimension politique de ce travail ? Si c’est quelque chose que vous avez conscientisé bien sûr. Donc pourquoi la fantasy ? Et éventuellement, qu’est-ce que vous auriez à dire du lien entre ce genre littéraire et le politique ?
[Yasmine Djebel] Pourquoi la fantasy ? Bon, déjà, j'adore ça. Je ne vais pas répéter tout ce que j'ai dit sur les représentations. Mais en fait, on parle beaucoup de fantasy orientale, et qu'est-ce que c'est l'Orient ? Moi je ne connais pas. Je connais l'Algérie, où j'ai passé une partie de mon enfance. Orientale, ça veut dire quoi ? C'est l'Afrique du Nord, c'est la péninsule arabique, c'est l'Asie centrale, c'est l'Extrême-orient. Et on se base sur des contes des Mille et une nuits qui sont écrits par des occidentaux, avec une appropriation culturelle de ces mythes. Et on en fait un genre qui ne veut rien dire, qui n'est même pas ancré dans une zone géographique. On en fait des récits, qui sont pour moi orientalistes, un courant que je ne supporte pas. Ce courant est construit avec une exotisation de la femme berbère, arabe, de la femme étrangère, qui rappelle toutes ces photos de cartes postales coloniales, etc. Et donc, c'était une vraie volonté politique de proposer de la fantasy qui est vraiment ancrée, même si comme Jolan, ça ne se passe pas en Algérie. J'ai inventé un pays, ça pourrait être n'importe où en Afrique du nord. J'ai inventé une carte, c'est un pays imaginaire. Par contre, au niveau des références culturelles, elles sont ancrées, pas en écriture, parce que je disais que c'était la tradition orale, mais j'aime bien situer ma fantasy dans une zone géographique, donc de parler d'inspiration nord-africaine et de lutter en fait contre ce « gloubi glouba » de fantasy orientale qui ne veut rien dire, avec cette exotisation de l'Orient, avec un O majuscule, qui ne qui ne représente rien pour moi.
[Jolan C. Bertrand] Ce genre de questions, j'ai toujours des réponses un peu inutiles, parce que j'ai une écriture complètement instinctive, donc je ne fais pas vraiment de choix antérieur à l'écriture. Et c'est pendant l'écriture, même après aux corrections, que je commence à avoir une vision plus claire de ce que j'essaye de faire et de ce que je veux faire passer spécifiquement avec ce texte-là. Après, ce qui est drôle, c'est que j'écrivais quasiment que de la fantasy quand j'étais enfant et je m'en suis vachement éloigné à l’âge adulte pour aller plus vers la science-fiction. C’est donc un peu un retour aux sources pour moi Les sœurs hiver, un retour à la fantasy. Et j'écrivais de la fantasy très occidentale à la base, c'est-à-dire en suivant les schémas de romans que je lisais. Donc des univers très classiques de ce qu'on a dans l'imaginaire de l'époque médiévale européenne, qui ne correspond évidemment pas à la réalité. Mais qui en images communes dans nos têtes quand on pense au moyen âge européen. Je m'en suis un peu éloigné avec mes vikings et mes territoires nordiques.
Moi, c'était ni l'un ni l'autre.
Mes romans pour les enfants ne sont pas écrits pour les enfants de manière générale, ils sont écrits chacun pour un enfant spécifique. En l'occurrence, celui-là était pour mon neveu. Et le message à la base, il n'était pas politique, il était vraiment très individuel. J'ai un neveu très prompt à la mélancolie, je voulais juste lui dire que c'était ok d'être triste parfois. Ce qui a un intérêt politique quelque part, parce que, notamment en France, les maladies mentales et la dépression sont très mal considérées, très mal encadrées et très mal incluses dans la société. Mais, à la base, je ne disais pas ça pour dire au monde que c'est ok d'être triste. J'ai ça pour dire à mon neveu spécifiquement que c'était ok d'être triste. Ce message là passe un peu à la trappe pour tout le monde, parce que les gens qui lisent mon livre et qui m'en parlent après, ils me parlent du fait que j'utilise des pronoms neutres dedans, que loki est gender fluid, qu’il y a un personnage secondaire trans, de manière complètement subtile et pas du tout centrale à l'histoire. Et c'est ça qui intéresse les gens comme si j'avais fait un truc un peu révolutionnaire, alors que pour moi, c'est pas révolutionnaire parce que dans ma vie il y a des gens dépressifs, des femmes, des personnes trans, des pronoms neutres, et des gens gender fluid. Donc pour moi, c'était pas politique, c'était juste ma réalité et la réalité de mon neveu aussi. Quand je vais en classe, les enfants me demandent pourquoi l'oncle d'Alfred il est trans, parce que l'oncle de mon neveu il est trans, c’est pour ça. Le monde réel de mon neveux c’est ça. Il y a peut-être un message politique, mais il est accidentel.
[Jean-Laurent del Socorro] Spécifiquement sur le cas de Morgane Pendragon, oui, ça a été un choix réfléchi d'interroger les mythes, la place des femmes dans les mythes, et notamment dans le mythe arthurien, à travers la figure de Morgane. J'essaie toujours d'avoir toujours un peu une vision plus globale de mon écriture. Je dis je suis une tortue, mais j'ai besoin de savoir où je vais. De la même façon que là, en ce moment, j'interroge la remise en avant de personnalités féminines historiques du côté de mes textes de l’École des Loisirs. J'avais besoin aussi de dire : dans les mythes et légendes et dans les histoires, comment ça se passe par rapport à ça ? Donc il y a vraiment une démarche très volontaire, à travers le mythe arthurien, c'était le thème de la fantasy, la couleur de la fantasy.
Quelque chose que tu soulèves Jolan et qui est très intéressant est la notion des termes aussi. Les pronoms neutres pour moi, effectivement, aujourd'hui, c'est extrêmement politique. Je te trouve éminemment plus politique que moi qui a fait un choix qui me semblait assez simple de mettre le terme chevalière qui a soulevé des levées de boucliers. Pas beaucoup, mais un peu. Alors qu'en termes de révolution chevalier/chevalière dans la légende de la table ronde, je ne pense pas avoir renouvelé quoi que ce soit. Le prochain texte, qui s'appelle Vainqueuse, est aussi dans cette idée-là. On parle de Sparte, on va parler des masculinités. J’ai une réelle interrogation politique sur ma propre écriture et sur ce que je dois à un lectorat. Est-ce que je lui parle ? Je pense qu'on doit quelque chose à son lectorat. Je crois que c'est assez légitime de s'interroger, de se dire que parfois on fait des erreurs et d’essayer de toujours essayer d'avancer dans ce sens là.
[Jolan C. Bertrand] Juste pour rebondir sur ce que tu disais du fait que c'était plus politique dans le sens où j'ai utilisé les pronoms neutres. En fait, je ne pense pas que ce soit les pronoms neutres qui font que c'est politique, je pense que c'est l'ensemble. C'est-à-dire que l'ensemble est un récit qui sort de ce qui jusqu'ici était considéré comme la norme et comme la tradition. Je pense que c'est un acte politique de toute manière. Donc, je pense pour tous les quatre, juste le fait d'écrire les romans qu'on écrit, c'est déjà un acte politique en soi, au-delà de du contenu et de la volonté qu'il y avait derrière.
[Yasmine Djebel] Je suis un peu comme Jolan. Le fait d'avoir mis ce personnage en avant, d'avoir remis ces mythes, etc., c'était réfléchi et politique, de ne pas être sur de la fantaisie orientale ancrée. Mais dans mon intrigue, je me suis fait plaisir. J'adore les énigmes, j'ai mis des énigmes partout. J'ai pas pensé politique, mais à des tropes, des schémas, que j'aime beaucoup et que j'ai mis. Là, c'était du pur plaisir, mais toujours en faisant attention à toute cette réflexion que j'ai développée avant. Dans mes thématiques, il y a la thématique de l'acculturation, mais aussi des thématiques qui ne sont pas forcément très politiques. Ils ne sont pas révolutionnaires de trouver une nouvelle famille, de trouver sa place dans la société. J'ai pas révolutionné la fantasy. J'étais une grande lectrice de fantasy mais j'ai arrêté parce que je m'y retrouvais plus dans les thèmes, etc. J'ai lu beaucoup de littérature qu’on dit « blanche », donc qui n’est pas « de genre », pour avoir d'autres horizons. Et du coup, ça m'a beaucoup servi, dont l'historique. Mais maintenant on a de l’historique en fantasy. ce qui est un peu plus politique, donc, je vais m'y atteler. Mais sur l'intrigue, pour moi elle n’est pas politique. J'ai rien fait d'extraordinaire, j'ai repris des choses que j'aimais enfant et je me suis amusée avec. Et je ne fais pas de plan. Du coup, je suis parti dans tous les sens. C'était un vrai kiff.
[Aiden Thomas] I think a really fun thing about fantasy is that you can be political with it without people noticing necessarily. When I was younger, I hated reading, I was so uninterested. My parents couldn’t afford daycare so they would take me to the public library and I was the librarian’ problem for a few hours. My mom would make me check out a book every week and I hated doing it. I would usually pick books that had covers that I liked, that I could stare at fifteen minutes a day when my mom told me to read. I learned that I didn’t want these… My family, keep giving me these problems novels with sad, depressing and not very good times. So I never wanted to read them. When I discovered fantasy books, it changed my whole perspective. They can be funny, they can be magic and bold, and how wonderful is that !
[Interprétation de Julia Richard] Pour moi, ce qui est bien, c'est que la fantasy c’est fun et politique sans que les gens s'en rendent particulièrement compte. Quand j'étais petit, je détestais lire. On n'avait pas beaucoup d'argent, donc mes parents ne pouvaient pas me mettre à la crèche ou à la garderie et pendant quelques heures on me mettait à la bibliothèque, je devenais le problème du bibliothécaire. Mais je détestais qu'on me force à prendre un livre, comme je n'aimais pas lire. Donc, ce que je faisais c’est que je choisissais un livre dont la couverture me plaisait et ça me permettait de faire semblant de regarder ce truc pendant quinze minutes. Parce que ce que je n'aimais pas c'était que ma famille me donnait des livres avec des messages qui pouvaient être triste et ça ne me donnait pas envie de les lire. Depuis, j'ai découvert la fantasy et je me rends compte que la fantasy, ça peut-être beaucoup plus fun.
[Aiden Thomas] When I started reading fantasy books, they’re very politicals, they have all these stories to be learned and I think that as someone new for Young Adult, if I handed a book to my younger self where there’s a mexican boy who’s trying to fit it, he’s trans. I’ll be like no thanks, it’s my real life, I don’t want to read it, it’s a bummer. But if you handed me a book with a story with a trans boy trying to find his place in the community, but there’s a cute ghost, and there’s magic, and there’s a strange looking cat, then suddenly I’m much more excited about it. I think that it is such an important element for writing stories for young adults, not especially political, but in a much more approachable way, a way easier to consume as a reader. And suddenly you’re learning all these things about new people and new cultures while still having a good time. And having humor in it is a big one for me. I’m like I’m gonna pop a really bad joke in the middle to release the tension.
[Interprétation de Julia Richard] Les livres de fantasy peuvent vraiment être politiques, mais si j'avais donné à mon moi enfant un livre à propos de la communauté mexicaine, avec un personnage trans qui essaye de trouver sa place dans ce monde, j'aurais dit non, merci, ça m'intéresse pas, c'est déjà ma réalité. Alors que si vous m'aviez donné ce même livre en disant qu’il y a un fantôme qui est mignon, qu’il y a de la magie, qu’il y a un chat qui a l'air bizarre, ça m'aurait beaucoup plus intéressé. Donc, la fantasy permet d'être politique en ayant une approche beaucoup plus facile d'accès et qui permet d'apprendre quelque chose de nouveau aux gens et de leur faire connaître une culture. J'essaye de le faire avec des notions d'humour, ce qui me permet de faire monter la tension, et redescendre d'un coup avec des choses qui vont vraiment vous attrister, puis repartir derrière avec un peu plus d'humour, ça permet de relâcher la tension.
[Manon Berthier] On va prendre quelques questions du public pour poursuivre la discussion.
[Spectateur·rice] Bonjour, merci beaucoup pour toutes vos interventions, c'était vraiment très, très intéressant. Pour rebondir sur la dernière question, ça m'a fait beaucoup penser à la phrase qui, si je m'abuse, vient notamment du mouvement lesbien qui a beaucoup fait pour les avancées sociales et qui dit que le privé est politique parce que finalement, tout ce qu'on a raconté ici, c'est des expériences qui sont propres à nous-mêmes, qu’on vit. Comme quand vous avez parlé des pronoms neutres, des personnages trans et tout ça. C'est des choses qu'on connaît de notre vie à nous, et sans que ce soit volontaire, finalement, c’est politique, parce que, surtout actuellement, c'est dans le débat politique, qu'on le veuille ou non.
[Jolan C. Bertrand] Je suis assez d'accord avec ça. Mais j'en parlais avec des amis dans le milieu militant qui disaient que juste être public quand on est trans, ou handicapé·e, racisé·e, quand on fait partie d’une minorité, se rendre visible et faire quelque chose de public, en fait, c'est déjà en soi un acte politique. Parce qu’on est considéré comme un objet politique en tant que personne donc vous avez totalement raison.
[Yasmine Djebel] Je suis totalement d'accord avec Jolan. J'aimerais bien qu'un jour ce soit pas un acte politique que d'écrire ces histoires, que ce soit la norme.
[Spectateur·rice] Pour rebondir un peu sur ce qui vient d’être dit, j’avais une question par rapport à ça. Je suis assez sensible à ce qu’a dit Jolan. J'écris un peu de chansons ou je peux faire de la musique sur scène, et on me retourne souvent le fait que c’est politique ce que je fais, alors que j'ai juste l'impression de parler de ma vie, je ne cherche pas forcément à faire des choses politiques. Et ça m'a aussi freiné parfois, par exemple pour le fait d'être publiée dans des revues, etc., qu'on me retourne que c’est trop politique, alors que moi, je parle juste de choses qui me touchent, sur la dépression, le fait d'être queer, etc. Du coup, je me demandais si vous aussi ça vous avait freiné pour publier vos textes ?
[Yasmine Djebel] Alors, moi, c'est pas par rapport à la publication, mais c'est par rapport aux réseaux sociaux. C’est pas une injonction, mais maintenant il faut quand même être visible sur les réseaux pour espérer avoir des contacts, des lecteurs, etc. Et, en fait, quand on voit une personne racisée, d’une minorité qui va publier son travail, on associe souvent ça à quelque chose de militant. Alors que pas forcément. Je ne suis pas un compte militant, sur mon instagram je parle de mes lectures. Alors, certes, je vais les décrire avec ma vision à moi, mais en fait, on te met directement dans cette case et des fois ça fait peur. « Toi t'es trop politique », comme si le neutre n'était pas politique, comme si la pensée blanche bourgeoise était complètement neutre et pas politique. Et que nous, par contre, nous c'est politique. Donc déjà ça peut freiner, faire peur.
Deuxième chose, c'est qu'on va minimiser nos discours parce que « ce qu'elle dit, c'est militant, c'est pour ça qu'elle va aussi loin, faut prendre des pincettes… ». Ce que je ne supporte pas. On est assimilé de base à quelque chose de militant, et en plus il faut prendre ces propos avec des baguettes parce que c’est militant. Il y a deux couches.
[Jolan C. Bertrand] Et un truc intéressant aussi, c’est que quelque chose a été dit par une personne d'un groupe minorisé du coup on considère que ça a été dit par cette personne parce qu'elle est minorisée. Par contre, si c'est dit par une personne non minorisée… Récemment, j'ai vu une vidéo d'un mec blanc qui s'est déguisé en femme et a passé la journée habillé en femme dans les rues et du coup avait un message super déchirant sur le fait que c'est dangereux d’être une femme dans l'espace public. Merci, bro, mais on n’avait pas besoin que tu te travestisses pour le faire savoir. Les femmes le disent depuis longtemps. C'est comme quand il y a un journaliste qui s'est infiltré dans la police pour parler des violences policières, alors que ça fait des années que des personnes racisées nous disent que la police est violente. Mais il a fallu qu'un journaliste blanc s'infiltre dans la police et écrive un livre sur le sujet pour que, subitement, on se mette à en parler. Et pour revenir aussi sur le fait que, dès lors qu'on fait partie d'une minorité, tout ce qu'on fait est politique, c'est aussi vrai à l'intérieur des récits, parce que, par exemple, moi, c'est arrivé qu'on me demande en interview, pourquoi dans Là où règnent les baleines, ma personnage principale, Roanne, elle est grosse. Mais c'est pas l'histoire. Et donc on m’en parle souvent en interview, et souvent ma réponse à pourquoi est-ce que j'ai fait ce choix ? Est-ce que c'est important pour moi la grossophobie ? Est-ce que c'est important pour moi de passer un message ? Je leur ai dit que non, en fait, les adolescentes grosses ont le droit de vivre une aventure aussi, sans que ça ait de rapport avec le fait qu'elles sont grosses. Les adolescentes minces vivent des aventures dans les histoires tout le temps, les adolescentes grosses ont aussi le droit de vivre des aventures fantastiques, de science-fiction, de rencontrer un alien ou un monstre marin, sans que ça ait le moindre rapport avec le fait qu'elle soit grosse. Tout le monde m'en parle parce que tout le monde pense que j'ai voulu dire quelque chose de politique avec ça, alors que, pas forcément, c'est juste le monde réel qui ressemble à ça.
[Aiden Thomas] Some are saying that just existing seems to be a political act for some of us. For example Cemetery Boys is banned in the United States in conservative states from schools and from public libraries. And that is a very strange thing to know that conservative people in positions of power in the United States even know I exist and think that just me being a trans person is very political. That’s strange, but what upset me the most with these bans that are going on right now in the United States is that it says that Cemetery Boys, which is a love story between two boys, is vulgar and dirty and that children should not be exposed to it. And it’s wild that it’s a political thing when it shouldn’t be. The worst part about it is that it’s keeping the stories from the people who need it, teens and young adults. But not only that, it’s telling teens and young adults that if they think or feel this way, there’s something vulgar and wrong about them. And when you’re a teenager it’s hard to connect with an identity, to see someone and feel kinship with them. If you’re being told that this identity is wrong, bad and gross, for me it’s very strange that it's such a political act when it shouldn’t be. What I’m only trying to do is to help Mexican teens feel seen, represented and loved.
[Interprétation de Julia Richard] Donc certain·e·s des auteur·rice·s disaient qu'exister semble être un acte politique en soi. Et ce qui est bizarre, c'est que Cemetery Boys est banni aux US dans des lycées, dans des écoles et des librairies publiques, parce qu'aujourd'hui ce sont des personnes conservatives qui sont au pouvoir. Mais il y a des personnes trans qui existent et qui n'ont pas la chance de pouvoir décider. Ça m'étonne cette histoire de bannissement parce que c'est une histoire d'amour, et les gens disent qu'elle est vulgaire et sale et que les enfants ne devraient pas être exposés à ce genre de choses. Le pire pour moi, c’est que ça enlève cette histoire des mains des gens qui en ont le plus besoin et ça leur dit en plus que s’iels se sentent comme ça, s’iels s'identifient à ce genre d'histoire, c'est qu'iels sont vulgaires, sales et qu'il y a quelque chose qui n'est pas correct par rapport à elleux. Alors qu'en fait, c'est elleux qui ont le plus besoin de se connecter à ce genre d'histoire. On leur dit qu'iels ont tort, qu’iels sont mauvais et qu’iels sont sales, et ça me semble bizarre, parce que ça ne devrait pas être un choix politique d'avoir à écrire ce genre de choses. Moi, j'essaye juste de faire quelque chose autour de la communauté trans et mexicaine, dire qu'on est là et qu'on existe, et que c'est ok, qu’on devrait tous·te·s être aimé·e·s et que ça devrait pas être quelque chose de particulier.
[Spectateur·rice] Bonjour, merci pour vos propos, c'était super intéressant. Je voulais poursuivre un peu sur le thème que vous venez d'amener. La politique, on le sait, c'est discuter de la société et on n'est forcément pas d'accord avec tout. Qu'est-ce que vous faites quand vous vous retrouvez face à des gens qui n'adhèrent pas à votre propos parce que, par exemple, vous développez les thèmes du féminisme, de la transidentité, des choses comme ça ? On sait que ça peut amener des réactions, parfois vives, parfois violentes, d'opposition. Comment vous réagissez à ça, est-ce que vous y êtes confronté et quel rapport vous entretenez à tout ça ?
[Jolan C. Bertrand] On est en 2023, si quelqu'un vient me voir pour me dire qu’il n’est pas d'accord avec le féminisme et la transidentité, je pense qu'on a rien à se dire à ce niveau-là. Disons que moi, j'ai le privilège de pouvoir tourner les talons dans ce genre de situation, mais c'est un privilège.
[Yasmine Djebel] Sans vouloir alimenter les clichés, je viens d'un milieu socio-culturel qui est pas très ouvert sur ces questions, je ne vais pas te mentir. Et, en fait, j'ai eu la chance de pouvoir lire des livres, et des films d’Almodovar surtout qui m'ont ouvert, très jeune, à cette thématique. Et des fois, je vois des réactions très virulentes de la part de mes oncles, de mon père. C'est des gens auxquels je tiens, et j'essaye d'adapter mon discours. C'est dur de faire de la pédagogie, mais malheureusement parfois il faut prendre ce poids là, même si les mots sont très durs. Et vraiment, je vois au fil des années qu'ils ont évolué sur ces questions. Mais j'ai pu entendre des choses horribles dans mon enfance. Rien que là, c'était l'aïd y'a pas longtemps, je reparle avec mon oncle il m'a dit « non, mais si, tu as raison », sur le mariage pour tous je crois. Quand on est comme Aiden sur des positions d'amour, d'acceptation, et en plus, moi, je suis vraiment pour la convergence des luttes, dans le sens où je dis « Mais tonton, on ne peut pas faire aux autres ce qu'on subit, nous, en fait. ». Et parfois ça marche. Après, on n'a pas tous le même avis et on ne doit pas être des moutons sans cervelle à être tous d'accord sur tout. C’est important de débattre de beaucoup de choses. Il y a des sujets, bien sûr, sur lesquels on doit être intransigeants. Mais être intransigeant, ça veut pas dire être dans la violence et pas être dans la discussion, parce que y a quand même un facteur culturel. On est en 2023 en France, mais il y a aussi d'autres cultures où on est toujours en 2023, mais on n'a pas eu les mêmes avancées. Et je ne veux pas utiliser le terme « se mettre au niveau », parce que c'est un peu méprisant. Tu vois moi, quand je parle avec ma grand-mère, par exemple, mais je ne sais pas peut-être que vous avez aussi des grands-parents racistes… d’amener ce discours-là avec respect, avec amour, parce qu’on veut que ça change. Mais je ne le fais pas avec tout le monde, c'est beaucoup d'énergie. Du coup, j'essaye de le dépenser avec parcimonie. Et je suis quelqu'un d'optimiste par rapport à ça, et chacun a besoin d'avancer sur ces questions à son niveau. Et de ne pas mettre les gens dans des catégories, « Eux ce sont des musulmans, donc forcément homophobes. Ils sont arriérés. ». Mais non. Il n’y a pas eu le même niveau de déconstruction, on n'a pas la même histoire, la même culture, mais ça veut pas dire qu’on peut pas évoluer en prenant ce temps-là de débattre dans la bienveillance, et justement par les œuvres culturelles. Parce que moi, fin, je suis sortie de là-dedans grâce aux récits des personnes concernées.
[Jolan C. Bertrand] Je prenais la question plus comme dans la sphère publique et vis-à-vis de mon public, directement. Mais clairement, j'ai souvent eu des conversations en face à face, soit avec des proches, soit avec des gens en vacances rencontrés au petit dej de l'hôtel. Ça dépend du discours de la personne en face de moi et de la manière dont ils se comportent évidemment. Je me rappelle j'étais dans un hôtel en pays étranger une fois et je parlais avec un Français, on était les deux seuls Français à être là. En apprenant que j'étais trans, le mec a immédiatement voulu me dire « Qu’est-ce que tu penses du féminisme ? », avec la voix du mec qui, lui, a une opinion sur le féminisme. Mais, il y avait tellement de candeur dans sa question, il n'était clairement pas en train de me troller. Il était clairement intéressé parce qu'il voulait clairement savoir ce que moi, en tant que mec trans qui, du coup, a été une fille avant et a vécu en tant que fille avant, ce que je pensais du féminisme. C’était une vraie question, et j'étais en vacances, donc j'étais pas en situation d'agression ou de stress, du coup j'ai pris le temps de discuter avec lui de féminisme pendant plusieurs heures. Et le fait d'en parler calmement avec lui, ça, ça l'a amené à réfléchir sur des idées qu'il avait et ça me va. J'ai eu ce genre d’interactions plusieurs fois avec ma famille, comme toi Yasmine avec des proches.
La question m'a amenée à penser spécifiquement à une meuf qui s'appelait madame de quelque chose, qui a écrit à mon éditeur pour lui dire que elle trouvait ça pas normal que Les sœurs hiver ne soit pas accompagné d'un petit encart avertissant que la théorie de genre n'est pas attestée comme un vrai truc. Donc, je pensais à elle spécifiquement quand j'ai eu cette question. Ce genre de personne devant qui je tourne les talons.
[Manon Berthier] C'est un peu triste de finir sur cette note, mais je crois qu'on me fait signe que le temps, c'est le temps. Juste vous remercier toutes et tous pour cette discussion.
[Applaudissements]
[Jean-Laurent del Socorro] Et juste un énorme merci à la traduction, à la modération et à la technique. Merci.