Comment fait-on société dans les récits d'imaginaire où l'humanité est poussée à ses extrêmes limites ? Que se passe-t-il quand l'autre n'est pas humain ?
Enregistré le 19/04/2025 à l'occasion du festival L'Ouest Hurlant.
Avec Audrey Pleynet, Christelle Dabos, Geoffroy Monde (Modération : Ketty Steward)
Transcription
L’enfer, c’est les autres
Ketty Steward. Bonjour Rennes, bonjour à tous, bonjour à toutes, donc je suis Ketty Steward, je suis modératrice pour cette table ronde, dont le titre vous a intéressé apparemment, ou alors vous êtes là pour le casting, parce qu'on a un casting de choix en effet sur ce thème, donc on n'a que des personnes primés. J’ai regardé leurs bios et nous n’avons que des premiers prix, donc c'est merveilleux. Donc je vous présente, je vais vous les présenter très brièvement et je les laisserai compléter puisque vous connaissez mieux le sujet que moi. Donc pour commencer, au milieu, nous avons Christelle Dabos, connue pour la Passe-miroir, qui est un best-seller, on apprend, en regardant sur internet qu’elle vit en Belgique et qu'elle est amoureuse des livres, est-ce qu'on a juste ? 
Christelle Dabos. Alors tout à fait, je vis en Belgique, je suis originaire du sud de la France, mais voilà, la Belgique est mon pays d'adoption. 
Ketty Steward. On a ça en commun, j'y ai passé quelque temps, j'ai adoré. Donc juste à côté d'elle, on a Audrey Pleynet. Audrey Pleynet qui est romancière et nouvelliste et qui a remporté mais plein de prix, deux fois le prix Rosny Aîné, deux fois le prix des lecteurs de Bifrost, qu'est-ce que j'oublie dans la présentation ? 
Audrey Pleynet. Petit prix Utopiales.
Ketty Steward. Ah, le prix Utopiales. Oui 2023 pour Rossignol qui va être le texte dont on va le plus parler aujourd'hui. Et puis pour compléter ce panel, on a Geoffroy Monde donc qui a eu l'an dernier le prix de la BD de l'Ouest Hurlant. Et alors quand on regarde c'est amusant parce qu'il y a des qualificatifs hyperactifs artistiques que j'ai trouvé et couteau suisse aussi 
Geoffroy Monde. Ouais non c'est pas c'est pas complètement faux 
Ketty Steward. Mais tu n'es pas suisse 
Geoffroy Monde. Non pas du tout je ne suis pas aussi aiguisé non plus mais mais oui ça marche ça marche 
Ketty Steward. Donc avec eux j'aimerais discuter, donc avec vous aussi on vous laissera un peu de temps, du thème de l'altérité donc on commence avec cette cette citation de Sartre. Donc on va pas la commenter, ça aurait été intéressant de la commenter parce qu'elle dit pas tout à fait ce qu'on lui fait dire aujourd'hui. Mais en tout cas, l'enfer c'est les autres. On va plutôt s'arrêter sur la question de l'autre et donc nos experts vont nous aider à explorer ce thème. Donc je m'appuierai sur l'expertise de Christelle Dabos pour parler du collectif, comment on fait collectif et comment on imagine des mondes où on fait collectif différemment. Audrey son truc c'est plutôt la rencontre, comment ça se passe, comment on fait pour faciliter la rencontre et Geoffroy, donc on va plutôt s'appuyer sur une BD qui s'appelle la Voie de Zazar. Et plutôt pour nous parler de solitude mais tu peux parler des autres sujets aussi si tu veux. Donc ma première question s'adresse à Christelle mais je vais commencer par une lecture d'extrait. J'aime bien quand les textes dont on parle sont avec nous. 
“Un soleil rasant me heurte en pleine face. Pas de fenêtres, pas de ciel au bureau des plantes des écoles. Je remonte mon cache nez jusque sur la pointe de mon menton. Pourquoi appeler ça un cachet nez sans dec alors que c'est de toute façon interdit de se couvrir sa marque. Je préfère les hivers glacés de mon enfance au secteur nord-est à cette humidité ni vraiment chaude, ni vraiment froide qui me traverse les mailles. J'hésite. La bandoulière de mon sac me scie l'épaule. Je devrais aller à la médiathèque avant la fermeture pour rendre des livres, en empruntée d'autres, m'enfermer dans ma chambre, me préparer aux épreuves qui approchent, les refaire encore et encore en condition réelle. 7 heures de disserts théologiques, 6 heures de compots juridiques, je devrais. Je traverse le carrefour et je monte dans un bus, puis un autre. un autre puis un autre. Je m'enfuis. Je mets un maximum de distance entre Claire et moi. Sur une banquette réservée aux personnes à mobilité réduite, des gosses, pas encore marqués, ouvrent des emballages de chewing-gum pour lire des blagues cachées à l'intérieur. Je n'entends pas leur rire entre deux éclats de bulles, mais je les devine débiles. Qu'est-ce qu'en riait, Claire et moi, quand on avait leur âge. Les bus sont bondés à cette heure-ci. Mon manteau gris est comprimé par une foule d'anorak fluo. Je ne regarde personne dans les yeux, métal à fond. Depuis que je suis stagiaire, j'ai consigné tellement de plaintes, j'ai été témoin de tellement d'abus, que ça a consolidé ce que je savais déjà. Les gens sont infichus de respecter les Instincts des autres. Sans dec, c'est quoi cette société qui a besoin de brigades anti-abus pour fonctionner ? Je n'aime pas ma marque, même si je suis trop béni pour le dire à voix haute. Je ne veux pas que les gens sachent ce que je suis ni comment exploiter ma vulnérabilité. Et si je ne regarde jamais les yeux des autres, je regarde leurs marques à eux, hypocritement. J'en conviens.” 
Donc c'est un passage qui a la voix d’Avril. Est-ce que Christelle, tu peux nous expliquer de quoi il s'agit ? On a entendu parler de marques, de différences entre les gens. Qu'est-ce que c'est ce monde ? Comment ça marche ? 
Christelle Dabos. Oui, alors dans nous, alors c'était un monde avec une humanité qui ressemble extrêmement fort à la nôtre, à un détail près et pas des moindres. Tout le monde né avec un Instinct. Alors un Instinct avec le I majuscule, le haut instinct. Et en fait c'est une force irrépressible qui pousse chacun à faire le bien. Mais il y a des catégories d'instincts. Donc par exemple, les protecteurs ne peuvent pas faire autrement que protéger quiconque serait en danger. Les nourriciers ne peuvent pas faire autrement que donner à manger à quiconque aurait faim, etc. Donc il y a des instincts, des catégories d'instincts, des sous-catégories d'instincts, des sous-sous catégories d'instincts. On sent mon instinct de bibliothécaire. Et du coup toute une société s'est bâti autour de ça, avec la bureaucratie instinctive et ce principe où plus on sauve de vie, plus on s'élève dans la hiérarchie. 
Ketty Steward.Ce que j’ai trouvé intéressant, c’est que finalement, cette classification des personnes est comme les livres. On le voit, la marque est quelque part sur la tranche. 
Christelle Dabos. C'est la classification décimale instinctive, oui. 
Ketty Steward. Et donc, quand on rencontre quelqu'un qui est autre, comment on le sait, comment on le sent, comment se font les liens et comment fonctionnent les gens entre eux ? 
Christelle Dabos. Avec le système des marques, alors, je ne les décris jamais dans le livre, mais on sait que tous les personnages ont une marque en plein sur le visage qui dit quelle est leur catégorie d'Instinct. Donc, la première rencontre avec l'autre, c'est déjà l'Instinct. On sait quel instinct on est en face de soi. 
Ketty Steward.Ils ne sont pas tous lisibles. Il me semble qu'il y en a qui ne sont pas très connus, qui ne sont pas très identifiables. 
Christelle Dabos. Alors, il y a des angles morts. Donc, il y a les catégories d'instinct les plus connues, les plus répandues. Il y a des instincts orphelins. Donc là c'est en fait c'est la classe on met tout ce qu'on sait pas trop à quoi ça correspond. Donc par exemple une personne à un personnage comme ça dans le livre qui a un instinct orphelin et en fait son instinct consiste à manger les cafards. Voilà. Donc oui j'ai oublié de préciser il ya des principes instinctifs et donc un des principes c'est que tous les Instincts sont égaux. On pourra rajouter certains le sont plus que d'autres 
Ketty Steward.Merci et donc ensuite de près un personnage qui s'appelle claire donc dont il a été un peu mentionné dans l'extrait aussi et claire c'est quoi son instinct. Qu'est ce qu'on imagine qu'elle est au début du livre voilà 
Christelle Dabos. Qu'est ce qu'on imagine qu'elle est au début du livre ? Une confidente. Voilà donc les confidentes, ce sont les oreilles du Nous. Alors c'est vrai que je ne l'ai pas précisé mais le Nous finalement c'est ce qui relie tous les humains les uns aux autres. Les Instincts c'est un peu les émanations de la façon dont a s’incarne dans chacun. Mais voilà ils ont tous ce dénominateur commun, une sorte de grande inconscient collectif. Et donc les confidents ne peuvent pas s'empêcher d'écouter quand on leur parle donc c'est la raison pour laquelle ils ont toujours des casques sur les oreilles parce que sinon ils ne s'appartiendraient plus. Et il y a des cabines d'intimité où on peut se réfugier de temps en temps pour changer les piles oui parce que on a senti dans l'extrait c'est un monde un peu vintage je me suis un peu inspiré des années 80. Donc là il y avait, les malabar n'existe pas dans ce monde de fantaisies mais voilà les blagues à l'intérieur des chewing-gum c'était les malabar quoi. Et alors oui du coup c'est vraiment les baladeurs alors, j'allais dire à l'ancienne, mais ils reviennent à la mode donc au moment où je l'ai écrit ça n'était pas encore à la mode. Mais donc avec ces casques avec les mousses qui s’usent au bout d'un moment ,qui finissent par faire mal aux oreilles donc on doit les changer régulièrement, les piles qu'il faut changer, des cassettes qu'il faut rembobiner, tous ces petits gestes auxquels on était très habitué dans les années 80, moi j'ai pris énormément de plaisir à me les rappeler, c'est un peu ma Madeleine de Proust. Et donc, voilà Claire, elle a grandi avec Avril qui est confidente également et elles ont fait toutes leurs études à l'école de la confidence qui est un monde très silencieux. Donc personne ne parle à personne, on s'écrit sur des post-it et on a toujours un écouteur sur les oreilles. 
Ketty Steward.Merci beaucoup. Alors un monde qui apparemment serait différent, mais moi j'ai vu quand même pas mal d'échos dans le vaisseau, vaisseau laboratoire de Rossignol où on a cette idée qu'il pourrait y avoir un méta-esprit ou quelque chose comme ça qui ressemblerait au Nous. Et la question de la différence aussi qui est plus ou moins visible de l'extérieur, mais c'est pas une marque. Comment ça marche dans ton monde ? 
Audrey Pleynet. Alors maintenant Rossignol, on est sur une station spatiale, donc loin dans le futur, vous l'avez tous lu? On va pas faire de spoil. Dans une station spatiale, où en fait loin dans le futur, l'humanité a rencontré énormément d'autres formes de vie intelligente donc il y a énormément d'espèces différentes non humaines et toutes ces espèces se sont rencontrées on fait du commerce ensemble on fait beaucoup la guerre l'une contre l'autre également pendant longtemps. Et ça a mené à des échanges, commerciaux mais également amicaux également amoureux parce qu'il y a aussi des nouvelles formes de famille, des nouvelles formes de couple et d'amour et également une hybridation entre les espèces parce que les espèces sont devenu inter-fécondent parce qu'on s'amusait à faire des soldats, des super soldats avec des manipulations génétiques. Donc sur la station spatiale, les individus sont énormément déterminés par leur gêne, par leur ADN et le mélange qu'elles ont d'espèces en elle puisqu'il y a énormément d'hybrides et quasiment dans la station spatiale toutes sont hybrides. Et il y a l'idée également qu'on mélange aussi sa culture, sa langue, sa vision de la vie, de l'amour, du lien de la famille. Et alors, sans que ce soit un esprit comme le Nous, mais il y a l'idée que peut-être on arrive à une méta civilisation puisque à vivre ensemble et à partager ensemble on arrive à créer autre chose et à avoir mine de rien une culture propre à cette station spatiale et une culture propre à cette ultra diversité. Parce que dans Rossignol en fait étant donné que tous les individus sont uniques parce que hybride de plein d'espèces différentes. Et on considère également que chaque personne enfin chaque individu a eu une trajectoire de vie propre, comment il a vécu, comment il est né ou a éclos ou a été, plein de façon de naître comme il est venu enfin. On considère que tout ça fait que les personnes sont chaque personne est unique, donc au final l'égalité elle vient du fait qu'on n'arrive plus à faire des groupes de personnes pour dire que tel groupe est supérieur à telle groupe et tel espèce et supérieur à telle espèce parce qu'on considère tout le monde est unique en fait. Donc, c'est de là que vient l'égalité, vient de cette ultra-diversité. Et malheureusement, on aime bien faire des groupes, donc il y a quand même des personnes qui vont revenir avec des projets politiques pour essayer de re catégoriser, de remettre des dominations, peut-être un certain ADN et meilleur qu'un autre ADN, certaines capacités et meilleures qu'une autre. Il y a une question de télépathie également, comment on vit avec des personnes qui ont des capacités parfois un peu envahissantes, on va dire. Et puis, il y a une question également de classe, de classe sociale avec des richesses qui sont différentes, selon les espèces ou même les personnes hybrides. Donc, voilà, c'est un monde qui se veut très égalitaire, mais qu'on peut très facilement re catégoriser et donc refaire une inégalité. 
Ketty Steward. Ça revient sur vos deux histoires, cette idée qu'on pourrait essayer de faire autrement, mais on retombe dans une envie de bien définir qui est dedans, qui est dehors. Et à quel endroit on met les frontières ? Audrey, c'est quoi Majo et Mino ? 
Audrey Pleynet. Alors Majo, en fait, c'est quand les individus se présentent, ils se présentent généralement en présentant leur pourcentage, donc leur pourcentage des différentes espèces qu'ils ont en eux. Je suis 78% humania, donc c'est les humains qui ont évolué, je suis 5% tarnes, 6% exos, donc on donne son pourcentage. Mais pour simplifier, et c'est le problème dans la simplification, évidemment, tout le nœud du problème. Pour simplifier, ils peuvent dire je suis Majo humania, donc dire mon pourcentage majoritaire, mon espèce majoritaire dans mes gènes, c'est humania ou speak, ou tarnes, ou ou ha, j'ai une quarantaine d'espèces, donc je n'ai pas tout voulu les faire, ce serait une très longue énumération. Mais il y a certaines personnes sur la station qui refusent de présenter leur pourcentage, en disant je ne vais pas me scinder, me détailler, je ne vais pas te présenter une majorité qui veut peut-être pas vraiment dire grand chose si j'ai adhéré à une culture plutôt stationnelle et très diverse. La façon dont on a de se présenter sur la station en Majo ou en Mino et combien de Mino on donne, jusqu'à quel détail d'espèces on donne. C'est aussi quelque part une façon de se classer, de se repositionner et donc de prendre l'ascendant ou pas sur la personne en face. Donc c'est une histoire de marque aussi, mais il faut les dire en revanche, alors des fois il y en a qui disent oui, là ça se voit que tu es de telle espèce, ça se voit, il a des plumes, il est télépathe, c'est facile, mais il y a dans l'ADN il y a aussi des choses qui ne sont pas exprimées, voilà qui sont des gènes qui ne se sont pas exprimées. Il y a également des gènes qui sont récessifs et on peut dire j'ai une toute petite minorité de gènes de telle espèce, mais comme elle est récessive elle s'est effacée en moi, mais en revanche je sais mes parents, mes 5, 6, 7 ou 10 parents, parce que si on fait comme on veut, et bien pour eux c'était plutôt eux ce qu'ils avaient, ce qu'ils m'étaient en avant et je me sens culturellement proche de cette ascendance. C'est vraiment la façon dont l'identité se construit, comment elle est multiple et complexe, et laquelle on décide de mettre en avant de nos multiples personnalités. Ceux-là, parce que moi, j'ai multi-personnalité, mais laquelle on décide de mettre en avant et après dans un enjeu politique également ? 
Ketty Steward. Et donc toutes les deux, vous avez dans vos histoires, en fait, des personnes qui ne sont pas tout à fait satisfaites avec le fonctionnement. On ne se retrouve pas, on ne rentre pas dans les bonnes cases, on ne va pas sur la bonne étagère, et il y a des questionnements existentiels. Il y a une envie d'être avec les autres, une envie d'être seule, qui revient aussi dans vos deux textes, et ça me permet de faire une transition vers la solitude, mais avant de donner la parole à Geoffroy. Je vais lire un extrait de Rossignol que j'ai choisi justement parce qu'il parle de solitude. Je crois que c'est un des rares. C'est le tout début. 
“Je n'ai jamais apprécié la solitude. Elle ne m'a jamais convenu. Et il paraît évident qu'elle ne m'appréciait pas non plus. Ensemble, nous devenions folles. Moi, morose, elle, crispante. Tout sauf un havre de paix. Plus jeune, on m'a bien prévenu. Tu ne devrais pas être seul, seul avec toi-même. Tu as cette personnalité qui ne s'allume qu'avec les autres. L'absence de regard m'engloutissait dans un noir profond. Seul, tu ne te brilles pas. Terne, transparente, éteinte. La logique de leur môme échappait. Curieuse, je regardais ma peau, n'y trouvant aucune de ces teintes textures ou degrés de luminosité qu'ils évoquaient. Ni le château amant, des percales de ripon, ni la fluorescence des rips, des aufons. Juste du rose, légèrement zébré d'or. De la peau du mania, commune mais familières. J'ai haussé les épaules, détournais les yeux, prétendant que cela ne me touchait pas, évitant de dire qu’eux aussi manquer de lumière. Et je glissais de nouveau lentement dans la station. Nul besoin de se presser. Je voulais montrer au monde, à moi, que je ne les avais pas écouté, que mon haussement d'épaule n'avait pas été fin. À petit pas, je remontais les cursives, je passais devant les jardins suspendus de Tria et plongeais jusqu'au quartier médian. Alors doucement, le pied a peine posé sur le rebord des chutes gravitationnelles. Je m'approchais d'un stationnien. En frôlait un autre, même les spexcolos, dont les antennes, plus meuse, faisaient naître en moi l’écho vide de leur voix et de leur pensée vagabonde, quel qu'il soit, je tremblais puis repartais vers un autre groupe, ouvrant mon esprit au télépathie, aux odeurs suaves, à leur vibration invisible que ma peau captait dans un frisson glacé. Je déambulais nonchalamment, petit humania, ayant l'air de rien, l'air de tout. Un signe de suffisance caractéristique de mon espèce. Mais à cet instant, l'enfant que j'étais, ne recherchait que leur présence, leur chaleur, leurs âmes, leurs palpitations. Alors oui, je leur donnais raison à ceux qui m'avaient mis en garde. Je ne voulais pas m'éteindre, disparaître dans l'invisible, dans l'insensible. Et si mon existence tenait aux autres, il m'était facile d'obtenir un surcroît de vie en me fondant dans la foule des stationniens. La lente valse des silhouettes, des formes étranges, aux couleurs que mes yeux ne pouvaient pas percevoir pleinement. Les sons feutrés d'une bulle de verre abritant une famille de six russes, des circonvolutions de leur forme éthérée, les sifflements de changements de pression. Cette place d'échanges et de commerces foisonnants à toute division du cycle était devenue mon refuge, l'endroit où je me souviens avoir grandi. Je m'asseyais dans un coin, à même le sol, sans prendre la peine de trouver un siège qui correspondait à ma morphologie bipède, et je regardais émerveillé puis somnolente toute cette vie, des murmures, des souffles télépathiques de certaines espèces, même lointains, effleuraient mon esprit et me berçaient autant que le va-et-vient de la foule face à moi. Si je fermais les yeux, si j'oubliais les limites de mon corps, de mes membres sur le métal dur de la station, je me fondais dans ces voix, dans ce mouvement.” 
Ketty Steward.C'est toute la poésie de l'écriture d'Audrey, donc pour ceux, les trois, au fond, là, qui avaient pas lu. Donc c'est Rossignol. Et donc je reviens à cette question de être avec les autres, donc dans un système plus ou moins bien réglé et avoir besoin parfois de se retrouver seul ou de regarder un peu les autres depuis un endroit un peu particulier. Et c'est là que je me rends compte que j'ai oublié de donner l'image que je voulais qu'on projette de la planche que j'avais choisie. Peut-être que je peux la décrire. Mais non, je suis incapable de faire ça en plus, que je n'ai pas d'image mentale, donc je n'ai même pas le souvenir de la planche que j'ai choisi. 
Geoffroy Monde.  Tu sais pas quel moment de l'histoire. 
Ketty Steward. C'est le moment où Frank et Carol se rendent compte qu'il va falloir faire quelque chose parce qu'il n'y a plus de sang.
Geoffroy Monde. Oui. Ok. Page 76. Je vois. Non. Aucune idée. Mais je vois le moment de... C'était très impressionnant. Je vois le moment de la BD. Je vois à peu près. 
Ketty Steward. Et bah voilà. L'idée c'était de te demander mais qu'est-ce que c'est que cette scène ? On ne comprend pas ce qui se passe. On voit une personne, on la voit, on la revoit seule et puis après on voit les deux et on ne sait pas trop... 
Geoffroy Monde. Ouais j'arrive pas à me rappeler assez précisément mais j'imagine qu'il y a une ellipse où... Ouais. Je saurais mieux en parler, si tu l'as... 
Ketty Steward.  Bah sinon tu peux peut-être nous raconter de quoi il s'agit puis je te montre dès que je la trouve.
Geoffroy Monde. Oui je peux vite fait expliquer la première partie du récit qui justement tourne autour de la solitude du héros. Ce qui se passe c'est qu'on va suivre un personnage qui s'appelle Carol et qui part en croisière avec sa femme dans un vaisseau spatial, un vaisseau qui traverse la galaxie Et en fait, le récit commence avec le réveil de Carol dans son lit, dans sa chambre et un vaisseau entièrement vide et donc il va se retrouver tout seul dans un vaisseau à la dérive sans possibilité de communiquer avec qui que ce soit donc ne sachant pas si des gens savent qu'il est là dans ce vaisseau à la dérive. Il comprend assez vite qu'il a eu un attaque de pirate de l'espace, qui a kidnappé plein de gens, tué d'autres personnes et donc voilà c'est la première partie du récit c'est une histoire de survie. C'est une histoire de survie à bord d'un vaisseau. C'est assez clair pour tout le monde comme ça. Une histoire de survie à bord d'un vaisseau et donc une survie aussi bien physique, de trouver à bouffer, à boire mais aussi mentale de trouver à pallier la solitude qui le fait progressivement devenir fou. Et donc. Oui voilà oui c'est une page où en effet ça représente bien la façon dont Carol va fonctionner pour se nourrir socialement dans sa solitude. Et en l'occurrence donc il va tomber sur un cadavre dans un placard réfrigéré et ce cadavre il va s'en faire un ami avec qui il va commencer par parler. Puis au final il se balade ensemble dans le vaisseau et on vit bien sûr toutes ces scènes à travers le fantasme de relationnel de Carol avec ce personnage de Frank. 
Ketty Steward. Frank il a l'air plus humain. Je trouve que Frank. Il a l'air plus humain et presque plus vivant que Carol. 
Geoffroy Monde. Oui en fait, comme on sait déjà que Carol fantasme toute cette relation, on a un peu du mal à adhérer à son point de vue. Et donc dans cette page, il y a en effet le fait que Carol parle avec Frank et dit mais regarde j'ai mangé tout ce qu'il y avait il reste plus rien. Il se nourrissait de pochette de sang qu'il avait trouvé dans un laboratoire. Parce qu'il n'y a plus de nourriture réellement et il dit mais regarde il n'y a plus de sang je peux plus rien faire. Et il dit à Frank mais du coup comment on fait et donc ce qu'il faut garder en tête c'est que toutes les répliques de Frank sont juste des projections de Carol. Et du coup Frank lui dit mais s'il y a encore un moyen de se nourrir et Carol dit non mais quand même t'es sûr c'est pas terrible et tout. Et Frank mais bien sûr qu'il faut le faire c'est important que tu survives Carol t'es quelqu'un de très important. Et donc voilà il se dit ça à lui même pour se justifier de commencer à bouffer son seul copain à bord. Qui est déjà mort donc c'est pas, c'est moralement on va dire une forme de cannibalisme qui est un peu plus accepté on va dire. 
Ketty Steward. Il n'a pas trop mal 
Geoffroy Monde. Voilà il a pas trop mal mais il est vivant pendant qu'il se passe ça puisqu'il est fantasmé par Carol. Donc il coupe les membres d'un type qui lui parle en même temps et disant oui bah vas-y il prend juste la main pour le moment. Voilà c'est une des diverses formes que prend une diverses formes de relations sociales qui va occuper Carol dans sa solitude qui dure un peu plus d'un an, presque deux ans.
Ketty Steward. Est ce que j'ai dit que j'étais psychologue clinicienne ? 
Geoffroy Monde. Je l'ai vu dans les échanges qu'on a fait, je pensais arriver plus en retard et juste pas assister ici mais bon je suis là, faut le faire, faut le faire. 
Ketty Steward. Non j'ai trouvé ça extrêmement intéressant et puis là, on est dans quelque chose qui est assez caricatural en fait ce personnage. Donc il y a le cinéma en plus, beaucoup de films qui vont traverser ta narration. Et en fait dans cet échange avec un être qu'il va nourrir lui-même, en fait moi, j'ai vu quelque chose peut-être même une caricature de ce qu'on fait quand on écrit, qu'on se fabrique ces petits personnages à qui on va donner des répliques mais c'est pas du tout nous. 
Geoffroy Monde. Oui bien sûr. 
Ketty Steward. J'ai trouvé ça intéressant et puis j'ai pensé aussi à ces conversations qu'on peut avoir puisque le thème c'est quand même l'autre. Ces conversations qu'on peut avoir avec des gens et ne pas entendre qu'ils disent ou avoir des gens qui n'écoutent pas et qui vont répondre et chacun reste sur sa ligne. Donc voilà j'ai trouvé ça, c'est pas si répugnant que ça vraiment, ça se lit bien.
Geoffroy Monde. C'est assez léger quelque part tout en étant blanc 
Ketty Steward. Et très logique en fait que voulez-vous qui se passe d'autres. Et donc voilà moi je m'intéresse à comment on fait, comment on se décide à écrire ça. On a le résultat on se dit ben ouais c'est super mais c'est quoi le cheminement pour se dire je vais écrire ça je vais proposer ça peut-être on va me dire oui enfin voilà.
Geoffroy Monde. Ouais je vois. Pour faire vite sur cette question là parce qu'en fait elle est plus plus vaste que juste avoir cette idée scénaristiquement. En fait, c'est surtout qu'il y a un projet derrière l'entièreté du livre, un projet purement scénaristique d'amener le héros à une évolution précise, en quelque chose que je ne... que je peux spoiler, on s'en fout. Mais en fait, ce personnage, dans ce récit de SF et de vaisseaux spatiaux, va devenir un vampire, va se transformer en vampire. Mais par les circonstances qui l'entourent, pas selon la logique mythologique du vampire, ou un vampire doit d'abord vous attaquer ou autre. Là, ça va être une logique presque froidement scientifique de comment quelqu'un peut devenir un vampire. Donc, privé de lumière du soleil pendant des années, il va développer une sorte d'allergie et de souffrance, il crame quand il se met au soleil, à la lumière du soleil, et aussi avec les problèmes gravitationnels d'être dans un vaisseau. Par survie pure, il va devoir se nourrir que de sang pendant des années, donc il commence à avoir une appétence pour le sang qui fait que le reste de la nourriture ne lui plaît moins. Et il y a plein d'autres critères qui en font un peu la figure parfaite du vampire mais sauf que ça ne colle pas avec avec cet univers et ça fait quelque chose d'un peu bizarre. Et donc comme il fallait lui donner un goût du sang, il fallait passer par ce genre de scène qui s'impose un petit peu comme ça. 
Christelle Dabos. C'est un peu un mix entre Dracula et Robinson Crusoé. 
Geoffroy Monde. C'est ça ouais ouais c'est ça. 
Christelle Dabos. C'est génial, j’adore.
Geoffroy Monde. Il y a aussi plein de choses très anecdotiques en fait je joue avec les circonstances de telle manière qu'à un moment il se prend juste un coup dans la gueule et ça lui pète les deux dents de devant. Donc c'est pas que ces canines se sont allongés, c'est comme il y a plus de dents autour on voit ces canines. Il y a des jeux comme ça sur différents aspects qui en font à la fin un archétype de vampire mais c'est un peu étrange.
Ketty Steward. Merci beaucoup. Donc, oui, je voudrais vous interroger en fait tous les trois sur la question des normes. Parce que finalement donc on a ici un personnage qui va devenir autre chose, qui va un peu sortir de l'humanité donc par la solitude et par tout ce qui lui arrive. On a ce cheminement : comment on sort, comment on dégringole de la société, il aurait pu devenir sdf mais il est devenu vampire c'est autre chose. Et chez toi, Christelle, on a cette personne, un personnage qui ne trouve pas vraiment sa place donc qui se retrouve un endroit un peu particulier pour observer son monde, on voit pas intégrer. Et puis chez toi aussi finalement avec quand même une norme qui est pas si claire à définir que ça, donc tout le monde serait hors norme, en tout cas ce vaisseau représente quelque chose d'un petit peu particulier. Donc j'ai envie d'un peu de vous entendre sur ce questionnement là de la norme : est ce que c'est quelque chose qui vous a poussé à écrire ou c'est venu en écrivant et qu'est ce que voilà qu'est ce que vous avez à en dire ?
Christelle Dabos. Alors en fait je ne m'étais pas du tout posé cette question-là jusqu'à ce que justement on aborde ce sujet. Mais oui, clairement, effectivement, je pense que, déjà moi, je ne me suis jamais reconnu dans aucune des petites cases. Je pense que je ne suis vraiment pas la seule à voir ce ressenti-là. Mais généralement, ce que j'écris, c'est souvent un reflet de mon monde à moi, de la réalité qui m'entoure. Et ce côté, effectivement, on nous pose des petites étiquettes et ensemble, on ne se réduit pas juste à ça. Donc là, dans Nous, l'étiquette à laquelle vraiment chaque personne est réduite, c'est l'Instinct. Mais il y a quelque part un sentiment de complétude lorsque la personne fait l'expérience que son Instinct est assouvie et qu'elle peut vraiment... Il y a un sentiment d'absolu qui fait que de façon très éphémère tout paraît avoir un sens. Mais dès que ça, ça s'arrête, l'extase cesse et à nouveau, les personnes sont ramenées à un sentiment de bon, je suis qui, en dehors de ça. Mais voilà, c'est un petit peu le reflet aussi d'un vécu de me dire, bon, dans cette société où on est, effectivement, on aime bien mettre une étiquette sur quelqu'un. Moi, je pense que c'était mon tout premier déclic d'écriture. Donc, bien avant Nous, bien avant la passe miroir, souvent on me demande, c'était quoi, pour moi, l'élément déclencheur. Et en fait, c'était un texte qui parlait d’un bouffon qui voulait devenir chevalier. Et ça m'a fait un tremblement dans tout le corps. Et à ce moment-là, je ne comprenais pas pourquoi. Je me suis dit, c'est fort, quand même, comme réaction pour ce que j'écris. Mais en y réfléchissant, c'est juste parce que j'avais cette étiquette de la personne qui fait toujours bonne figure, qui amuse la galerie, qui est toujours dans la dérision. Et en fait, je m'interdisais complètement l'expression des émotions plus graves, des choses peut-être moins avouables. Et ça, je ne voulais pas le montrer. Mais en fait, c'est ça dont j'étais en train de parler à ce moment-là. 
Ketty Steward. Merci. 
Christelle Dabos. Avec plaisir. 
Audrey Pleynet. Alors, pour ma part, je l'ai pris dans le sens où, c'est la question de la norme, je l'ai pris dans le sens où Rossignol est également l'histoire d'une vie. En fait, l'héroïne commence, enfin, le personnage principal on l’a suit de son enfance, qui est le passage que tu as lu, jusqu'après l'adolescence et puis l'arrivée à l'âge adulte. Et elle devient mère également, parce qu'on parlait de l'Autre aussi qu'on produit qui est l'enfant et l'Autre qui nous a produit, qui est le parent. Et c'est très présent dans Rossignol, la question de transmission et de parentalité. Et c'est vrai que, moi, mon personnage principal, dans son enfance, elle n'a pas les étiquettes, elle n'a pas les codes, en fait, quelque part. Tout est très beau, tout est très libre. Elle vit très intensément la station où elle est née, où elle a toujours vécu, avec des yeux un peu émerveillés. Elle a des amis, toutes les espèces et sous-espèces possibles. Elle fait beaucoup d'expériences, mais à un moment de sa période d'adolescence, elle ne fait pas la même chose. Voilà, elle teste des choses. Mais au fur et à mesure, ce qui va commencer un peu, lui faire comprendre qu'il y a des règles et des cases et qu'elle va devoir choisir où elle se situe, c'est les mots que les personnes autour d'elle vont commencer à mettre. Demander ses majos, ses minos, son ADN, demander des remarques rapides sur certaines de ses fréquentations, de ses choix, et en fait, ça se construit un peu au fur et à mesure. Et c'est vraiment un esprit au début très libre et qui finalement commence à avoir tout autour des murs qui se mettent et des petites briques qui se construisent. Qu'elle se construit elle-même aussi, parce qu'on se donne nous-mêmes notre norme. On s'impose aussi nous-mêmes à certains codes de comportement. Et je vais rester là également parce que le regard de sa mère lui fait dire que c'est... ça la rendrait, sa mère serait fière d'elle si elle faisait ça, donc elle fait le contraire parce qu'elle est en pleine adolescence. Donc on se construit par opposition aussi, donc au final il y a certaines oppositions qui se font par rapport à ce qui peut être attendu ce qui est de la bienséance. Donc en fait on est aussi sur cette construction de l'identité de la personnalité et de cette sortie de l'enfance, en fait ou tout d'un coup tous ces normes là se clarifient, et on se dit qu'ils les a mis. Est-ce que c'était déjà là avant ou pas. Parce que c'est aussi la question sur la station spatiale, au niveau politique les choses aussi, à ce moment là, commencent un peu à dérailler mais en fait peut-être que ça déraillait déjà depuis longtemps. Mais le personnage ne le voyait pas parce qu'elle était dans une enfance qui était très, qui voyait pas plein d'aspects du monde. Et elle s'éveille à ça puis elle s'éveille aussi à une certaine conscience politique. Et tout d'un coup, on chausse les lunettes un peu de tout ça et on aurait du mal à ne plus le voir. Donc voilà toutes ces normes et ces règles apparaissent un peu dans le récit au fur et à mesure. Et voilà, pour mon personnage, elle les interroge aussi beaucoup en fait. 
Ketty Steward. Il y a une norme qui reste en place dans le vaisseau où Carol, je ne sais pas pourquoi je retiens pas son nom, il se retrouve tout seul. Et finalement, en fait, on découvre qu'il a une relation amoureuse donc c'est sa femme. Ils sont mariés, ils sont un couple, ça prend beaucoup de place dans sa vie il revisite un peu son histoire ce qu'elle était sa vie 
Geoffroy Monde. Via des flashbacks 
Ketty Steward. Et dans la discussion avec son ami comestible. Et donc oui je voudrais interroger ça, cette situation du couple parce que quand on regarde un peu donc ce que tu en fais on voit une forme de solitude à deux. Que je trouve présenté de manière super intéressante, c'est-à-dire que jamais il se rend vraiment compte qu'il n'est pas complètement aligné. 
Geoffroy Monde. Non complètement. Je suis content que tu aies vu ça, c'est chouette. C'est une intention que j'ai que j'ai pas forcément explicité au lecteurice. Donc, j'ai ça en tête, de décrire une histoire d'amour minable, pas synchrone, mais vécu par le héros comme quelque chose où il n'y avait pas de soucis. A priori, les choses ont l'air de bien allé, sa femme, en l'occurrence qui apparaît dans des flashbacks, à très peu d'interventions. On ne la voit jamais physiquement. Et donc, elle a clairement une présence fantomatique sur lui. Et cet aspect là de leur relation, c'était un peu pour décrire effectivement cette forme d'amour, enfin qu'on appelle l'amour, qui est plus souvent une projection fantasmée de ce qu'on souhaite de son compagnon ou sa partenaire. Et qui en fait ne donne pas de réalité à la personne en face. Et en l'occurrence le parallèle qu'il fait avec son ami comestible qui le fantasme, qui lui fait dire des choses, qui lui fait avoir des valeurs, c'est le même procédé psychologique qu'il applique dans sa relation amoureuse, où il fantasme ce qu'est sa femme, ce que sont les ambitions de sa femme, ce qu'elle représente et qui existe que dans sa tête. Et en effet, on comprend par les flashbacks ou autre, qu'il est assez absent, qu'il n'a pas l'air de l'écouter très bien parce qu'il a l'air d'oublier sans arrêt qu'il y a des trucs à faire. Et et on comprend, le lecteur comprend, mais pas le héros, par des éléments scénaristiques pures, que sa femme avait potentiellement une liaison et et qu'il savait rien d'elle quoi. Qu'il était juste un mari très minable et qu’il finira certainement par jamais s'en rendre compte. 
Ketty Steward. Cet aspect de projection, on le retrouve aussi dans les stèles. 
Geoffroy Monde. Oui exactement qui sont une bonne représentation graphique de cette idée là. 
Ketty Steward. Est-ce que tu peux expliquer ?
Geoffroy Monde. En fait, à peu près au milieu du récit, Carol se retrouve secouru par un vaisseau qui retrouve son vaisseau, son épave qui dérivait. Et qui dit “c'est bon vous êtes sauvé, venez avec nous. Par contre mauvaise nouvelle, en effet plein de membres ont été kidnappés et votre femme est morte”. Donc, au milieu du récit, il apprend la mort de sa femme et elle reste quand même très présente dans toute l'histoire. Et dans ce monde de science-fiction, les stèles associés aux personnes décédées sont équipés d'un mécanisme de projection qui projette une énorme image virtuelle de la personne décédée. Mais présenté sous des auspices assez ringards, kitsch, où il y a plein de petites colombes autour ,des nuages, des rayons lumineux. Et donc, quand il prie, quand il se recueille devant sa femme, on voit cette projection incroyable qui bien entendu est bien réel dans le réel du récit. Mais qui est encore une représentation de à quel point il fantasme une femme magnifique, grandiosse, une sainte même par rapport à l'icronographie utilisée et qui voilà représente bien ce qui se passe en vérité dans sa tête. 
Ketty Steward. Merci beaucoup et donc l'Autre effectivement peut être l'Autre dans la relation d'amour et il y a des relations d'amour dans vos histoires à vous. A quoi ça ressemble ? Vu les mondes qu'on a décrit, comment on peut tomber amoureux ou pas dans ce genre de monde et qu'est-ce qui se passe ?
Christelle Dabos. Oui alors c'est toute la question. Sachant que, alors moi, ce qui m'a toujours beaucoup intéressé c'est vraiment l'amour mais pas avec les petites étiquettes, encore elle, qu'on peut donner. Donc souvent, on me dit tu fais de la romance, ça me fait parfois un petit peu grincer parce que je me dis non c'est pas de la romance. C'est vraiment, j'essaie d'explorer autre chose donc là dans Nous. C'est toute la relation qui se fait entre Claire et Goliath, sachant qu'ils ont chacun leurs propres problématiques et que l'autre n'a pas vocation à sauver l’autre. En fait, chacun doit d'abord faire un chemin intérieur. Il y a des dilemmes d'intérieur qui doivent être dépassés. Donc pour le personnage de Goliath, lui c'est quelqu'un qui s'est énormément construit par rapport à la figure de son frère, qui a voulu devenir protecteur et qui veut vraiment brasser la voie de la sanctification par rapport à ça. 
Ketty Steward. Est-ce que tu peux expliquer la voie de la sanctification ? Je ne suis pas sûre qu'on en ait parlé. 
Christelle Dabos. Ça me paraît tellement évident. C'est le fait d'intégrer la bureaucratie Instinctive, d'avoir suffisamment sauvé de vie. Donc pour pouvoir prétendre à la sanctification, il faut avoir sauvé 11 vies avant sa majorité. Et après il y a des grades. Déjà on commence à vertueux. Puis au bout de 111 vies, ça devient un ange. Il y a des chiffres qui augmentent, archange, etc. Et puis après il y a les très haut, tout en haut, qui sauvent des milliers, des millions de vies. Donc Goliath, il est tout en bas pour le moment. Lui, son rêve, de pouvoir devenir un saint. Et il s'est extrêmement identifié à ça. Donc lui, son identification s'est faite par rapport à, non seulement cet objectif, mais du coup, son Instinct qui va lui permettre de le faire. Et Claire, elle, elle n'est pas du tout dans la même dynamique que lui. Alors Claire, c'est quelqu'un qui a pu tout avoir. C'est difficile d'en parler sans début. Est-ce que c'est vraiment un spoiler ? Je ne sais pas parce que ça intervient pas dès le début du récit, mais pas non plus à la moitié. 
Geoffroy Monde. Moi, j'ai dit qu'il finissait vampire et que la mère, la femme, elle meurt. J'ai spoilé tout le truc. Dans cette pièce, c'est bon, on peut... 
Christelle Dabos. C'est moi, je pense que c'est pas un vrai spoiler, mais je pense que le lecteur s'en doute assez rapidement.
Ketty Steward. Et puis, je pense que c'est pas pour ça qu'on continue de le lire enfin il se passe plein de choses. 
Christelle Dabos. Donc voilà, Claire n'a pas d'Instinct voilà comme ça c'est dit. Dans un monde où tout le monde est supposé en avoir un, elle n'en a pas mais elle se fait passer pour une confidente. Et donc voilà, elle grandit avec un énorme sentiment d'imposture, de culpabilité dans un premier temps, parce que ce ne sera pas toute sa dynamique. Mais donc, on a d'un côté un personnage qui ne vit que pour un modèle de société, qui s'identifie complètement à cette société là. Et de l'autre, quelqu'un qui a un secret qui est une véritable bombe en fait. Et toute la relation d'amour, voilà pour moi elle n'était même pas envisageable tant que chacun doit mettre de l'ordre dans sa propre vie et affronter ses propres démons intérieurs. Et voilà, il y a des choses qui doivent être embrassées intérieurement, transcendées et là il y a peut-être une rencontre qui peut vraiment se faire. Mais sachant que je n'aime pas du tout non plus les histoires de jalousie, de possessivité, ces choses-là, la personne m'appartient, moi ça ne m'intéresse pas trop. 
Ketty Steward. Il y a de l'amour aussi chez toi. 
Audrey Pleynet. Il y a de l'amour. Alors moi, c'est horrible, j'ai été hyper vache avec l'amour romantique, le couple en fait, parce qu'elle se met en couple à un moment avec une personne qui est humania, genre 100%, genre espèce pure. Alors qu'elle est très hybride quand même. Et en fait c'est vraiment, je ne suis pas allée sur un côté romantique et romantisme et c'est la question très utilitaire de l'amour et c'est pourquoi on se pense amoureuse et c'était à voir avec la question de la solitude du passage que tu as lu. Mon personnage, elle grandit dans cette idée, donc dans cette station quand même, il y a plein de monde donc la solitude n’est pas facile à avoir. Mais elle a l'impression que quand le regard des personnes, c'est comme si on braquait un projecteur, et elle se mettait tout à coup, comme une automate, on met une pièce dans la machine et elle se met à s'activer, donc on n'existe que sous le regard des autres, on existe que quand quelqu'un nous prête de l'attention ou nous regarde et dès que les personnes se détournent, on retombe dans l'inaction. C'est difficile de savoir qui suis-je, si je ne suis pas par rapport à. En fait c'est la question que l'on construit, son identité en comparaison, en relation avec d'autres et quand on est vraiment seul, est-ce qu'on est vraiment, voilà. 
Ketty Steward. Là on retrouve l'existentialisme de Sartre, comme dans cette citation qui sert de titre. 
Audrey Pleynet. Et donc c'est vrai que Victor, l'homme qu'elle rencontre, lui, il brille, il brille par lui-même, c’est un soleil, très charismatique. Et elle a l'impression que cette lumière retombe sur elle, la fait exister et c'est pour ça qu'elle va l'aimer enfin qu'elle va être dans cette relation avec lui. Parce qu'il l'a fait briller, la fait exister, et elle ne l'aime pas lui pour lui même mais pour ce que ça lui fait ressentir à elle. Donc, c'est toujours là une grande question d'Aristote sur l'amour etc. Mais le vrai sentiment d'amour, pas amoureux, mais d'amour dans Rossignol, il est sur la relation qu'elle a avec son fils, qui est une relation d'amour dans le sens également où c'est une relation de deuil. Parce que j'ai dit tout à l'heure c'est à dire qu'elle a fait un enfant avec un autre stationnien hybride, oui c'est dur à prononcer, c'est intéressant, stationniens.
Ketty Steward. C'est pas moi qui l'ai écrit.
Audrey Pleynet. Je sais, je me demande qui c'est. Cette autre stationnien hybride était, donc très très hybridé, mais ils ont réussi lors d'une nuit dont ils se souviennent pas grand chose à avoir un enfant. Enfin elle est tombée enceinte et donc son enfant est très différent d'elle. Au point qu'il y a des questions que son enfant ne pourrait pas vivre dans son milieu naturel à elle. Sur la station spatiale, les pièces s'arrangent pour que tout le monde puisse vivre ensemble, malgré les besoins physiologiques très différents. Mais elle a dû faire des choix dans sa grossesse : est-ce que mon enfant entendra ma voix ? Est-ce que je pourrais lui chanter des chansons ? La chanson, enfin, la comptine est très importante dans Rossignal. Est-ce qu'il aura une durée de vie qui se rapproche de la mienne ? Ou alors lui, il va vivre quatre jours et mourir. Parce qu'il y a des choix à faire dans quelle gêne activée ou pas. Et quand il naît, elle ne s'est pas reproduite. Elle a créé de la différence, elle a créé de la différence génétique. Elle a créé de la différence dans une autre forme d'expérience de vie. Son enfant, son fils va avoir une autre expérience de vie. Ils voient les choses différemment parce qu'il est très différent aussi physiologiquement. Et puis après, il va se faire ses propres rencontres, ses propres potes. Donc c'est un deuil. C'est le deuil de dire je ne me suis pas reproduite, j'ai fait autre chose. Et clairement, j'ai eu des enfants, le premier, je me suis loupé, je ne me suis pas reproduite, il n'était pas pareil. Déjà, c'est un garçon. 
Ketty Steward. Tu sais que ce n'est pas le but quand même.
Audrey Pleynet. Oui, mais dans la langue française, se reproduit. Ce mot, franchement, je suis en train de me dire, ce n'est pas le bon mot. Déjà, mais là, elle a vraiment, c'est là, ou vraiment, ce sentiment d'amour, de l'autre pour l'autre. Elle l'aime dans ce qu'il est lui, avec l'acceptation que ça n'a rien à voir avec elle, en fait, quelque part. Alors que le sentiment amoureux en couple avec Victor, elle n'aimait pas lui, elle aimait ce que ça lui faisait ressentir à elle. Donc, c'est la question de ce regard de l'autre et de l'altérité qu'on accepte totalement. C'est pas pour parler de soi, mais moi, mais moi, mais moi. Non, c'est ce deuil qui va jusqu'au bout de l'histoire. Et elle a aussi une relation avec sa mère qui est très compliquée, très conflictuelle et complètement en opposition. Mais quand elle devient elle-même mère, il y a une relecture de cette relation qu'elle avait avec sa mère avant où elle comprend que sa mère n'a jamais fait le deuil d'avoir fait une enfant différente d'elle-même. La mère pensait vraiment qu'elle allait tout donner, les valeurs, le truc politique, tu es exactement comme moi ma fille et tu vas vivre comme mais comme la fille n'avait pas le même vécu, même pas les même ADN, même pas le même vécu puisqu'elle a toujours vécu sur la station. La mère n'a pas accepté en fait et c'est vrai que sa mère n'a pas fait le deuil. Mais quand elle, quand mon héroïne devient elle-même mère, elle a cette relecture de cette relation à cette autre autre qui nous a créé et qui nous présente le monde parce que c'est le taf des parents. Donc voilà c'est aussi un peu ce travail de transmission. 
Christelle Dabos. Juste en t'écoutant, j'ai une sorte d'énorme déclic existentielle peut-être. Mais en fait on parle de construction de personnages mais en fait c'est très valable pour nous que, finalement, plus il y a processus d'identification, plus on s'identifie à quelque chose, à un rôle, à un personnage, plus on passe à côté de l'amour, et que l'amour se fait lorsqu'on s'oublie. Moi, c'est vraiment ce que j'entends dans ma vie, mais c'est beau. 
Audrey Pleynet. Je mets le mot de deuil dessus parce que c'est un petit déchirement, en fait. 
Christelle Dabos. Ah ben oui, il y a une petite mort. 
Ketty Steward. Et ça fait écho à ce que tu disais, sur la possessivité, en fait. Renoncer à posséder, renoncer à tenir. Et quelque chose aussi, un autre niveau de l'altérité qu'on retrouve dans vos trois œuvres, aussi, c'est l'évolution que peuvent connaître les personnages. Alors chez toi, je vois que c'est très clair, c'est juste pas le même à la fin qu'au début. Et donc, cette idée d'avoir l'autre en soi, et on le voit aussi dans ces flashbacks, où il se ressemble pas, déjà, et il redécouvre et on découvre en même temps que lui qui il était. Mais cette idée qu'il y a plusieurs formes de nous, alors c'est bizarre de le dire comme ça. Mais en tout cas, je pense que ça se sent encore plus chez toi, Audrey, cette idée qu'on voit vraiment son évolution, et comme des couches qui sortent comme ça de ses yeux, et que vous ferez me dire, elle voit des choses, et ce n'est plus la même personne, enfin, on dit je, et c'est plus le même je, en fait. Comment vous travaillez ça ? Parce que, finalement, vous créez des personnages, donc vous avez des personnages qui ne sont plus tout à fait les mêmes, qui connaissent des changements assez importants. Comment on gère ça ? Je peux poser une autre question, sinon ? 
Christelle Dabos. Non, c'est passionnant. Déjà, c'est quoi, un personnage ? Vraiment, quand je pose la question, c'est vraiment en essence, parce qu'on me demande, c'est quoi, la relation que j'ai moi-même avec mes propres personnages ? C'est pas mes enfants, ce sont pas mes amis. Ce que j'ai réussi à réaliser, je me dis en fait déjà une énorme déséquilibre c'est que j'ai extrêmement conscience d'eux et l'inverse n'existe pas. Ce sont des chats, voilà. Ce sont mes chats à moi alors. Et du coup la question c'était ? Oui qui évoluent, qui évoluent ? Oui, voilà. En fait, dans mon cas spécifique, mais je pense que c'est certainement commun à d'autres personnes, j'évolue en même temps que mes personnages. Donc généralement ce que j'aime vraiment bien, moi c'est ce qui m'a toujours passionné dans l'écriture, donc un acte profondément égoïste comme vous allez vous rendre compte, c'est que les personnages ont généralement en commun avec moi une problématique et on va traverser ça ensemble, voilà. Il y a des choses qu'il faut lâcher. Généralement, moi, c’est souvent des peurs. Dans Nous, par exemple, chaque personnage j’ai un point commun avec. Donc avec Goliath ,par exemple, c'est un hypocondriaque, donc il est absolument... 
Ketty Steward. J'ai trouvé que c'était super bien rendu.
Christelle Dabos. C'est du vécu. C'est du vécu, voilà, il n'y a pas à chercher. Parce que c'était une époque où je faisais des crises d'hypocondrie à répétition et donc j'ai dit bon ben très bien, on va y aller ensemble, mais vraiment à fond par contre. Et ça va, je ne fais plus d'hypocondrie depuis. Et pour Claire, elle, c'est le côté madame bonne figure, donc quelqu’un qui s'est vraiment créé un personnage pour faire illusion et donc qui est toujours dans le sourire, qui veut correspondre un petit peu à ce qu'on attend, qui veut répondre aux attentes des autres et qui se réfugie toujours d'ailleurs ce sourire de façade et moi aussi je suis très très comme ça. Mais pourquoi ? Parce qu'il y a d'ailleurs la peur de déplaire, la peur de ne pas être acceptée, la peur de ne pas être aimée. Voilà, si on va vraiment jusqu'au bout du dossier racine, et ben je me dis bah on va traverser ça ensemble aussi. Voilà, on va y aller. 
Ketty Steward. On a quand même un moment où elle signe des dédicaces. 
Christelle Dabos. Oui, oui, oui, alors ça c'est le petit plaisir personnel que j’ai. Disons que je précise que c'est un livre qu'elle n'a pas écrit, mais elle se retrouve effectivement à devoir dédicacer un livre qui porte son nom, mais c'est pas elle qui l'a écrit quoi. Donc c'est toute une mise en scène et tout. Mais oui, il y a tout ce phénomène effectivement des dédicaces et des gens en fait qui projettent sur eux qui disent, vous êtes incroyable, vous êtes un génie, non ? En plus elle ne ment pas, donc à chaque fois elle répond, je n'ai pas écrit le livre, mais personne ne la croit. Donc j'ai pris énormément de plaisir, j'avoue, j'avoue. Et même, alors là je suis un petit aparté, les médiathécaires aussi je me suis bien fait plaisir, parce qu'il y a toujours des bibliothécaires dans mes histoires, des bibliothèques et des bibliothécaires et là vraiment, j'ai dit, on va y aller aussi à fond avec eux. Donc, mais voilà, c'est un chemin qu'on fait à deux, moi et les personnes, donc je ne suis jamais la même à l'issue de quand j'ai terminé d'écrire un livre, il y a quelque chose, généralement. C'est pas que je suis quelque chose en plus, j'ai l'impression que j'ai perdu quelque chose en chemin, mais dans le bon sens. Il y a des choses que j'ai lâchées, dont je me saisissais sur lesquelles je m'agrippais pour me dire que c'est moi, c'est ce que je suis. Je me suis dit bah non, hop, je me lâche. Et notamment il y a comme ça le personnage de Modeste dont on n'a pas parlé, mais qui compte. C'est un personnage dont on ne sait pas du début à la fin si c'est un garçon ou une fille. Donc comme c'est écrit en je, ce personnage-là, lui, ne se met un genre. C'est là que je me suis rendu compte à quel point la langue française était sexuée au passage, mais j'ai bien bien bien salomé pour éviter les adjectifs, les participes passés qui étaient un compromettant. Et les autres personnages non plus, n'arrivent pas. Et ça ne, ça n'a aucune importance en fait. Mais en fait, même moi je ne le sais pas. Et je dis, ça ne change absolument rien à ce qu'est le personnage en essence. Donc voilà, c'est une aventure partagée entre eux et moi.
Audrey Pleynet. Pour ma part, j'avais pensé, je voulais faire un personnage qui évolue également dans sa manière de voir le monde parce que l'idée dans Rossignol, une des questions qui étaient posées, c'était la question de l'engagement politique. À quel moment, en se fondant sur quoi de soi, de son identité, de son parcours, de sa déconstruction, on décide d'agir dans un sens ou dans un autre. Parce que dans un monde très complexe, comme dans la station, il y a des courants politiques divers, on lui demande de se positionner, elle a tellement d'amis et de familles, plein de points de vue différents, mais à un moment, il faut se positionner. En fait, c'était pour aller à l'encontre de ce stéréotype du héros qui vous arrive comme un pack, vous savez, le Captain America, il a déjà tout son set de valeur qui est prêt, on sait ce qui va défendre, ce qui ne va pas défendre, il a une origine story généralement, un trauma d'enfance. J'adore Chris Evans, je ne veux pas dire attention, ce n'est pas contre lui, mais il y a l'origine story du héros, c'est le trope de la femme dans le frigo qui fait qu'un jour le héros s'est mis en route. UNE origine story, UN gros trauma. Et là, je voulais montrer qu'il y a des couches, que c'est complexe, et que ce n'est pas parce qu'on a un méga gros trauma d'enfance, que c'est ce qui va guider après notre action. On peut aussi le prendre pour ce qu'il est, un certain trauma d'enfance, le gérer d'une manière, mais par rapport à d'autres valeurs, d'autres choses que l'on adhère, d'autres personnes qui vont venir nous parler de elles leur vécues. Et finalement c'est à ça plutôt qu'on va adhérer, qu'on va vouloir défendre. Donc c'était beaucoup plus complexe que juste ça, qu'il y a plein de couches, et qu'à la fin c'est toujours un choix, en fait, le choix de dire : qu'est-ce que dans ma vie je vais choisir pour appuyer cet engagement politique ou pas, et là c'est en plus vraiment un engagement de savoir si oui ou non on continue à vivre ensemble sur une station spatiale, avec une technologie qu'on ne maîtrise pas, mais qui nous permet de vivre ensemble. Et c'est un vrai projet politique, c'est vraiment assez fort, comme enjeux. 
Ketty Steward. Toi tu savais déjà l'arrivée donc c'est plutôt les étapes d'avant qui était 
Geoffroy Monde. C’est ça mais il ya plus contrairement à d'autres bouquins que j'ai pu faire. Dans la voix de Zazar, il y a un vrai parti pris de justement pas faire évoluer le héros, de le laisser dans sa médiocrité. En fait, sa solitude forcée lui impose quelque part de ne pas évoluer parce qu'il n'est pas confronté à ses erreurs. Il fait dire aux gens qu’il fantasme toutes les choses qui vont dans son sens.
Ketty Steward. Il n'y a pas de bibliothèque dans son vaisseau. 
Geoffroy Monde. Pas de bibliothèque et c'était volontaire. En effet, il n'y a pas de quoi s'enrichir mentalement. Du coup, il devient une version soit égale à lui même, soit un peu pire, puisque en plus il mange des gens. Et donc il y avait un peu ce parti pris de le rendre médiocre de A à Z. Les vrais victimes de l'histoire c'est bien sûr sa femme qui apparaît jamais, qu'on voit jamai,s qui n’a pas droit à une réalité dans le récit et qui reflète l'idée de leur couple. Et il y a un tout petit, je lui laisse un tout petit moment de grâce à la toute fin où quelque part il se sacrifie dans un acte de vengeance. Donc ensuite on peut quand même réfléchir : est-ce que la vengeance personnelle c'est du sacrifice ou est-ce que c'est pas au contraire un acte de narcissisme extrême de donner sa vie pour quelque chose qui nous a posé problème. Mais en l'occurrence c'est quand même un acte, on va dire de façon romanesque, c'est un acte de bravoure que je lui offre à la fin. Mais oui dans ce récit là il y a très peu d'évolution du personnage en dehors du truc très formel du vampire qui est presque un gimmick 
Ketty Steward. Alors c'est l'heure des autres je crois que c'est votre tour. Avez-vous des questions pour mes invités ?
Public. Bonjour, comme c’est la première question, elle n'est pas forcément réfléchie parce que c'est la mienne. Mais je me disais, quand vous faites un personnage vous abandonnez quelque chose mais dans ce cas ce que vous abandonnez est-ce que vous le mettez dans le personnage ?
Geoffroy Monde. Moi très directement oui 
Ketty Steward. Le cannibalisme ?
Geoffroy Monde. Non ça je garde ça je garde, ça j'ai vraiment du mal à me débarrasser. Pour rejoindre complètement ce que t'as dit tout à l'heure sur ce qu'on met dans nos personnages et qui nous font évoluer. Le côté très foireux dans sa relation amoureuse du héros, reflétait directement un truc que je comprenais chez moi-même. Je prenais beaucoup de place, je ne laissais pas beaucoup de réalité aux personnes avec qui j'étais, et c'était assez ridicule. C'est le côté où tu tombes amoureux toutes les deux secondes, parce qu'en fait tu tombes pas amoureux, tu t'imagines des choses sans arrêt. Tu t'aimes exactement, et ça du coup, j'ai l'impression de l'avoir un peu en partie laissé derrière moi grâce à l'écriture de ce personnage ridicule que je ridiculise de A à Z et qui m'a un petit peu fait passer à autre chose sur cet aspect. 
Ketty Steward. Peut-être si vous lisez cette BD, ça vous aidera aussi à passer. Peut-être si vous avez ce problème aussi. 
Christelle Dabos. Disons que comme j'ai déjà un peu abordé le sujet, j'aurais l'impression d'être un peu redondante donc je laisse bien volontiers si tu veux. Est-ce qu'on répond bien à la question ? 
Ketty Steward. Si non, vous pouvez aussi lire les livres et vous verrez en fait ce qu'il y a dedans. 
Public. Mais du coup, justement pour continuer la question précédente, quand vous écrivez le personnage, est-ce que d'une certaine manière, si vous êtes psychologue clinicienne, vous pourrez peut-être aussi donner votre avis. Est-ce quand on crée le personnage, est-ce qu'on n'en fait pas une espèce de poupée vaudou avec ses propres angoisses et tout ça, et après on s'amuse à piquer des petites épingles en disant, tiens, cette facette que je déteste de moi, tu vois, on pourrait exorciser de faire sortir de soi, en fait, une espèce de thérapie en quelque sorte. 
Christelle Dabos. Oui, oui, oui. Je crois qu'on peut se l'avouer, on est entre nous. Donc oui, il y a quand même de ça. Après, je pense que c'est commun à beaucoup de personnes, en tout cas qui sont dans l'acte d'écriture, il y a ces phénomènes qui seront les prises d'autonomie des personnages qui se mettent à faire des choses qui n'étaient absolument pas prévues, donc on fait un petit plan, mais non. Alors je ne sais pas si dans la BD, on peut se le permettre, parce que c'est peut-être un peu plus... 
Geoffroy Monde. Si, si, il y a aussi de ça. Moi, la première forme de ma BD, c'est un long texte, un rond entre guillemets, donc il y a toute la place pour ces choses-là. 
Ketty Steward. Vous ne faites pas de plans sinon... 
Christelle Dabos. Oui, c'est qu'on va être surpris. Oui, alors effectivement, si on est dans l'improvisation totale, de toute façon, mais il y a quand même, ses moment où les personnes se mettent à faire des pas de côté et le pire, c'est qu'ils ont raison. Voilà, c'est que généralement, moi, par exemple, j'avais intellectuellement prévu quelque chose en me disant, voilà, sur le papier, c'est bien. En fait, au moment de l’acte d'écriture, tout un coup, le personnage va se mettre, il va prendre une décision, il va dire quelque chose, c'était pas du tout ce que j'avais prévu, je dis mais il a tellement raison et c'est beaucoup plus logique ainsi. Mais il y a ces moments pour moi, c'est vraiment des moments de grâce où il y a presque quelque chose qui relève de l'émancipation, donc le personnage j'ai l'impression tout un coup il m'échappe et c'est les moments que je préfère voilà. 
Audrey Pleynet. Oui moi j'aime bien c'est quand je leur mets une grosse épreuve un gros trauma bien dans la tronche et je me dis, ils vont pas s’en relever. Et en fait si. Parce que moi j'ai pensé que c'était quelque chose peut-être que j'aurais vécu de façon très traumatisante et qui m'aurait beaucoup impacté. Puis finalement, dans Rossignol, à un moment elle perd une collègue, c'est dur, ça l'a fait un peu valdinguer mais au final elle retombe sur ses pattes. Il y a un deuil qui se fait, quelque chose qui se fait puis elle en retire de cette expérience ce qu'elle a en retirer. Et puis enfin, c'est toujours en elle, elle l'intègre parce que ça encore des couches, encore une couche en plus. Mais voilà donc des fois mon plan a raté, en fait, de maltraiter mes personnages. 
Ketty Steward. Comme j'ai été interpellée, je vais quand même répondre à deux choses, peut-être le côté poupée vaudou. Moi, ce que je trouve intéressant, c'est quand sciemment, on décide de mettre des personnes. Moi, je sais que j'ai une collègue que j'ai mise comme personnage, un personnage raciste à qui il arrive des soucis. Ça lui a sauvé la vie de devenir un personnage et c'était pas du tout involontaire. C'était, toi, tu seras dans Blanche-Neige et le Triangle quelconque, où je sais d'où ça sort. Il y a des phrases, ce sont ses phrases et ça m'a évité un passage à l'acte. Et donc, je suis parmi vous et pas en prison. Donc ça, ça peut arriver, ça peut servir à ça. On a débordé, on a le droit de déborder ou pas, s'il y a une dernière question. En plus, on a eu que des voix masculines. Donc, parfait. 
Public. Merci, je voulais juste reprendre par rapport aux questions d'avant, parce qu'on parle des autres et des extériorisations négatives, par exemple, sur les personnages. Est-ce qu'il y aurait l'autre versant, le versant positif ? Est-ce que les autres, c'est forcément l'enfer ou est-ce que c'est aussi une extériorisation de bon côté et de bons points qui sont pas forcément conscients, qui sont peut-être conscientisé de votre propre personnalité ou d'autres choses ou sous forme d'idéals, sous forme de bon côté, qui sont peut-être plus difficiles ou au contraire plus simples à extérioriser sur quelqu'un d'autre ? Est-ce que l'enfer, c'est forcément les autres ou est-ce que ça peut être le bien, en fait, aussi ? 
Audrey Pleynet.Alors moi, dans Rossignol, j'ai une relation extrêmement positive entre deux personnages, mon héroïne et sa meilleure amie, Loniha, qui fait partie en Majo des Ra, qui est un de ces deux grands serpents cafards. 
Geoffroy Monde. On voit très bien ce que c'est. 
Audrey Pleynet. Et en fait, je voulais justement montrer une relation hyper positive déjà entre deux femmes, nous ne sommes pas en opposition. Donc en plus, c'est une relation d'amitié qui compte beaucoup plus que les relations amoureuses qu'elle peut avoir et ça la construit énormément, ça lui apporte énormément. Dans sa vie, ça éclaire, enfin c'est une relation très lumineuse en fait et ça éclaire beaucoup de choses et c'est peut-être le vécu que je voulais mettre de moi que j'ai des amis extraordinaires et qui finalement comptent énormément, vont énormément compter dans la construction de ma personnalité et je voulais remettre ça également, vraiment une relation d'amitié très forte et lumineuse. Voilà, donc oui, il y a aussi des choses positives qu'on peut mettre aussi. 
Christelle Dabos. Alors, il y a deux choses qui me viennent plus spécifiquement là dans Nous, pour la relation entre Claire et Goliath, ce qui est extrêmement intéressant pour moi de voir, c'est la façon dont en fait, ils vont se confronter. Donc l'autre peut aussi avoir, on va dire, cet effet de justement nous mettre en face de ce qu'on n'a pas envie de voir. Donc, Claire, son côté, Madame Bonne-Sourire, ça Goliath, il le voit tout de suite et ça le gonfle. Donc, très vite, il dit, non, là, tu n'étais pas sincère dans ton sourire. Non, je veux vraiment, qu'est-ce que tu penses vraiment, qu'est-ce que tu ressens vraiment et il va quoi. Alors qu'elle, elle pensait vraiment qu'elle faisait, qu'elle bluffait, enfin qu tout le monde croyait en son sourire. Donc il y a cet effet-là. Et bon, là, du coup, d'une relation qui est, on va dire positive. Mais j'ai envie d'aller plus loin dans cet enfer, c'est les autres. Il y a aussi ces autres qui ne font pas forcément du bien, qui vont parfois nous appuyer sur ce qui fait mal. Mais c'est très bien parce qu'ils nous confrontent aussi à quelque chose. Alors moi, là, ça, je vais être un peu débordé, du coup, ce n'est pas forcément par rapport à des personnages, mais notamment l'expérience que j'avais eue sur la presse sortie du Tome 4 de la Passe-Miroir, qui a été quelque peu houleuse. J'avais fait une fin qui n'a pas fait forcément l'unanimité, voilà. Et voilà, j'ai reçu des messages de lecteurs mécontents, voilà. Et sachant que moi, une de mes peurs racines, c'était décevoir l'autre. Donc, j'ai pu faire l'expérience d'être confronté à une peur racine de façon massive, sachant que, je me suis dit, ça ne change absolument rien, en fait, que c'est l'histoire que j'avais envie d'écrire. Et du coup, j'ai pu transcender cette peur-là. Et merci, voilà. Merci. 
Ketty Steward. Christelle disait, d'ailleurs, tout à l'heure, ils ont tous une de mes caractéristiques, en fait. Il y a ça aussi dans la création du personnage, c'est qu'on écrit à partir de soi, on n'écrit pas à partir d'ailleurs. Ça vient de nous, donc ça va être le regard qu'on porte sur des gens qui auraient pu exister, mais ça vient forcément de nous. Le personnage qu'on va pas aimer, va parler de nous, on est tout le temps en fait dedans et négatif ou positif. Oui, ça vient forcément d'une confrontation avec un aspect de nous, d'une confrontation avec ce qu'on aimerait bien-être, des hypothèses, si j'étais ce genre de personne, qu'est-ce que je ferais. Donc ça passe toujours par la même moulinette qu'on travaille avec notre regard d'auteur, d'autrice qui va se nourrir aussi des rencontres qu'on fait. Mais on ne peut pas prétendre être, malgré le côté un peu magique de où j'ai perdu le contrôle, c'est peut-être l'inconscient ou autre chose, peu importe le nom qu'on veut lui donner, mais ça va quand même parler de nous d'une manière ou d'une autre, donc ça s'assume aussi. 
Christelle Dabos. Et juste pour rebondir, ça me fait penser, encore un nouveau déclic que j'ai en direct, que finalement, il y a une connexion extrêmement directe entre amour et vérité. C'est-à-dire que lorsque les autres font tomber nos masques et toutes les histoires qu'on se raconte à propos de nous-mêmes et que ça on finit par lâcher, on revient finalement à ce qu'on est en fondamentalement et du coup nous ramènent à notre propre vérité. Et donc pour moi c'est l'amour et finalement la vérité, cette révélation de vérité c'est vraiment étroitement lié. 
Ketty Steward. Et bien ce sera le mot de la fin. Merci avec tous et toutes d'être venus. Merci. Merci et merci pour les questions. 
        










